II. A. 2. Système des temps et ambiguïté des visions

Bien que très souvent le narrateur emploie les temps du passé pour parler de l'action passée, la distance temporelle qui sépare alors les deux « moi » tend à s'estomper quand il s'agit d'évoquer des sensations, des sentiments ou des images.

Certes, le narrateur met quelquefois une distance par rapport à la situation passée en y apportant éventuellement un éclairage nouveau (en usant du présent de l'indicatif), comme dans cet exemple dans Jean le Bleu :

‘La cour aux moutons avait vieilli. Je crois qu'elle avait perdu toute sa jeunesse en perdant la fille au musc et la petite de l'acrobate. (II, 129) ’

mais l'ambiguïté peut aussi subsister quand on cherche à préciser l'instance à laquelle il faut parfois attribuer certaines réactions, comme dans cet exemple de Jean le Bleu :

‘C'était mon besoin humain de ne pas mourir qui me faisait appeler "Anne, Anne!" dans le bois de figuiers où la nuit était si épaisse. Je commençais donc bien à être un homme puisque j'avais ce souci de vivre. (II, 122) ’

Faut-il voir dans la première phrase le commentaire donné après coup par le narrateur ou bien la prise de conscience par le personnage de son état psychologique au moment de l'action? Le raisonnement contenu dans la deuxième phrase (« donc ») est-il, lui aussi, attribuable au narrateur ou bien personnage?

En outre, c'est pour rendre vivante une situation passée et ‘pour « préserver la charge émotionnelle »’ 167 que l'auteur utilise le présent de la narration, comme dans la scène de Jean le Bleu où l'enfant regarde dormir Odripano. Voici deux extraits de ce long passage (que nous avons déjà en partie commenté) :

‘J'entre. Il est étendu sur son grand matelas de cuir. Il est grand, maigre. Il est couché à plat. Il n'a pas de ventre. A l'endroit où tous les hommes de son âge ont des bourrelets de graisse je vois, sous sa chemise, que la peau fait un creux. (II, 171)’

Il s'agit donc de la vision de l'enfant que le narrateur actualise justement par l'emploi du présent.

Deux pages plus loin (s'agissant toujours du même épisode), ce n'est pas seulement la vision de l'enfant qui est rapportée mais c'est aussi le (pseudo)monologue qu'il fait en s'adressant à Odripano endormi :

‘Je te regarde Franchesc, je regarde ce visage de mort qui lentement à travers les chairs monte. Déjà sous ta peau transparente il est là, avec ses os... (II, 173)’

Comme il est rare que l'enfant ait la parole, en dehors des courts dialogues avec les autres personnages, on peut penser peut-être ici à une forme proche de ce que Cohn appelle un ‘« monologue auto-narrativisé »’ :

‘« Le rapport qui existe entre le moi narrateur et le moi de l'action dans le monologue auto-narrativisé correspond exactement à celui qui s'établit entre le narrateur et son personnage dans un roman à focalisation interne : le narrateur s'identifie momentanément avec son moi de jadis, renonçant à l'avantage que lui donne la distanciation temporelle et à ses privilèges dans l'ordre de la connaissance, pour retrouver les perplexités et les hésitations qui étaient les siennes dans le feu de l'action. »168

En plus, il y a lieu de remarquer, pour ce passage, l'absence de transition entre le récit qui précède et le discours adressé à Odripano.

Tout cela tend à effacer toute distance entre les deux « moi ». Mais la confusion n'est pas due dans ces textes à l'emploi du discours indirect libre, comme chez Flaubert par exemple, qui consiste à superposer la parole ou la perception du personnage à celles du narrateur; au contraire, l'auteur insiste souvent sur l'emploi d’expressions telles que « j'ai dit que » ( voir par exemple dans Jean le Bleu pages 44, 56) qui introduisent le discours indirect et rappellent donc l'appropriation du discours par la narrateur; la confusion est due à l'emploi d'un style fortement imagé lorsqu'il s'agit de noter des sensations.

Il y a toujours ce souci chez l'auteur de montrer que certaines sensations vécues par l'enfant, continuent à vivre à l'intérieur de l'adulte, comme il le dit explicitement (en métarécit) dans ce passage de Jean le Bleu :

‘Certes, ni le violon ni la flûte ne dirent pour moi tout ce que je viens d'écrire, cette deuxième fois où j'entendis la Polonaise. J'étais un petit garçon plein de la dame en vert. Mais, depuis, je me suis sifflé mille et mille fois cet air-là, et chaque fois, j'ai revu les visages dégoûtés et hautains de Décidément et de Madame-la-Reine. (II, 46)’

Mais faut-il prendre ici Giono au mot et croire à ce qu'il dit quand on sait qu'il dira dans sa « préface » de 1956 (Voir II, Appendice, p.1235) que ces deux personnages mentionnés dans ce passage et occupant une place importante dans le livre n'ont jamais réellement existé?

Il s'agit donc pour l'auteur de chercher à mettre en évidence le lien étroit entre le passé et le présent.

L'emploi, quelquefois, du présent gnomique peut, à cet égard, être fort significatif. Considérons par exemple cette phrase (que nous avons citée ailleurs pour illustrer un autre propos) dans Virgile :

‘L'enfance nous a donné une fois pour toute notre teneur de poésie. On n'en a pas plus conscience que de notre teneur en sel ou en sucre. (III, 1030) ’

Cette phrase justifie en quelque sorte la survivance et la pérennité de certains traits de l'enfance, ou plus exactement tout ce qui peut avoir un rapport avec la vision poétique du monde. Du coup l'identité du narrateur avec le personnage est implicitement justifiée aussi, du moment qu'il s'agit de parler des sensations et de sentiments.

Voici encore un autre exemple qui va toujours dans ce sens :

‘Les oeuvres, quelles qu'elles soient, ont purement et simplement des noms d'hommes pour titre. Il n'y a pas d'oeuvres objectives. (III, 1034) ’

On croirait que Giono parle ici de lui-même et justifie encore la part de subjectivité - et de poésie - que contiennent ses oeuvres. Dans l'affirmation les oeuvres ‘ont « des noms d'hommes pour titre »’ il y a encore confirmation indirecte de l'identité du narrateur avec l'auteur.

Notes
167.

D. COHN,Op. cit., p.184.

168.

Op. cit., p.192. Pour plus de détails, voir p.190 et suiv.