II. A. 3. L’image du « moi » passé et le problème du « point de vue »

Nous pouvons donc dire qu'il n'y a pas de duplicité de l'énonciation dans ces récits autobiographiques : la source de l'émission du récit est celle du narrateur adulte. Mais c'est peut-être le « point de vue » qui pose quelquefois problème.

On peut penser que l'auteur restitue quelquefois certaines des sensations propres à l'enfant. Encore cet exemple dans Virgile : le narrateur nous parle de cette sensation d'«ivresse» éprouvée par les écoliers après avoir mangé des coings volés; ce qui leur fait voir les choses de façon un peu déformée :

‘Tout le long de l'étude de cinq heures, derrière des remparts de livres, nous mâchions de solides bouchées de ce fruit - haschisch blond, filandreux, aigre, qui asséchait notre salive comme un désert et nous laissait à la fin la gorge plâtrée d'un mortier de sucre et de musc. Le somptueux travail d'une digestion de géant commençait tout de suite à nous enivrer. Déjà, les théorèmes boursouflés accolaient follement leurs triangles, et, sur les pages des géométries à l'interférence des cercles, tremblaient les irisations des coups de pierre sur l'eau. (III, 1029)’

Bien sûr le doute est permis. Car il n'est pas impossible que ce soit le narrateur qui reconstitue, ou même invente, toute cette scène en imaginant les sensations éprouvées par les enfants.

Il y a donc parfois une incertitude sur l'origine de la vision. Par exemple, s'agissant du monde perçu par l'enfant, le narrateur de Virgile nous en parle comme d'un monde féerique et magique. Ce qui nous pousserait, à première vue, à penser que c'est la vision de l'enfant qui est rendue. Or, rien n'indique dans le texte qu'il s'agit là de la vision véritable - et exclusive - de celui-ci. Il n'y a pas, par exemple, de signe - d'ordre stylistique, typographique ou autre - permettant au narrateur de marquer ses distances par rapport au personnage (comme le procédé de l'ironie que Philippe Lejeune note dans L'Enfant de Vallès169 et donc de distinguer la perception du narrateur de celle du personnage. On peut donc, à première vue penser que c'est la vision de l'enfant qui est rendue, en supposant que le narrateur ne fait que « transcrire », sans intervenir, toutes ses sensations. Le monde est filtré à travers la vision déformante de l'enfant. Le narrateur rapporte quelquefois cette vision sans la modifier, comme dans ces exemples pris dans Jean le Bleu où il est question de l'« anarchiste » qui vient d'abord frapper à la porte :

‘Mon père entrebâilla la porte. Je me souviendrai toujours de cette main perdue. Elle était noire et grasse. Elle avait surgi de la rue. Elle tirait sur la porte pour l'ouvrir en plein. Elle était affolée et plaintive comme un rat qu'on traque à coup de bâton. La porte s'ouvrit. (II, 25)’

(Notons que de telles images qui donnent l'impression d'irréel : des mains sans bras, des têtes sans corps, des troncs sans jambes..., on les retrouve plus amplement développées surtout dans Noé .)

L' « anarchiste » vient discuter avec le père. Et le narrateur continue à décrire les gestes de cet homme :

Il tendit sa main dans la lumière. Elle était toute ouverte. A mesure qu'il parlait, il ferma ses doigts lentement comme s'il voulait prendre toute la lumière de la lampe.
[...] Je ne le voyais plus. Je ne voyais plus que son poing tendu vers nous, gros comme un monde. (II, 29)

Il s'agit donc de reproduire une vision impressionniste, presque irréelle de cette scène, vue par l'enfant.

Mais on peut admettre également que le narrateur adopte, sans réserve, la perspective de l'enfant, comme si le monde de l'enfance restait toujours vivant dans sa conscience d'adulte; ce qui expliquerait, d'ailleurs, pourquoi cette période est si valorisée. En effet, l'enfance est présentée, dans ces textes, comme une enfance heureuse. Elle est source de joie et de rêve. Mais elle est surtout considérée comme à l'origine de toute la poésie qui a marqué et qui marque encore l'homme.

Dès lors, le narrateur n'aurait pas à chercher à restituer la vision exacte de l'enfant, il n'aurait qu'à ressusciter ce qui est enfoui en lui, puisque certains goûts, penchants ou même sensations actuels seraient, selon ses dires acquis ‘« une fois pour toute »’ (Virgile , III,p. 1030) depuis longtemps.

Dans son article, Paul Ricoeur s'interroge sur le caractère immuable du « moi » échappant au « changement temporel » et pense que ceci est contraire à « l'expérience humaine » :

‘« comment le soi pourrait-il rester le plus semblable possible, se demande-t-il, s'il n'y avait pas en lui quelque noyau immuable qui échappe au changement temporel? Or toute l'expérience humaine va à l'encontre de cette immuabilité d'un élément constitutif de la personne. Rien dans l'expérience intérieure n'échappe au changement. »170

Pour lui, en dehors du nom que nous avons une fois pour toute et qui est donc un élément de permanence, tout peut changer. Paradoxalement, d'ailleurs, le nom, ou le prénom, ne constitue pas toujours une garantie d'authenticité totale de l'identité chez Giono, puisque nous avons remarqué que dans certaines nouvelles de Solitude de la pitié les traits caractérisant le personnage qui s'appelle Jean ne renvoient pas obligatoirement tous à Giono lui-même. Or, en cherchant à identifier le « moi » actuel au « moi » passé, Giono semble appuyer l'hypothèse selon laquelle d'autres aspects du « moi » - autres que le nom - restent immuables.

Nous avons déjà essayé, à propos de Virgile , d'expliquer le rapport entre le présent de l'énonciation et le passé de l'énoncé, c'est-à-dire l’analogie entre la situation passée et la situation où l'auteur écrit son texte. Nous avons tenté de montrer comment la traversée par l'auteur de deux « crises » identiques à deux moments éloignés de sa vie permet de justifier, quelque peu, l'évocation de l'enfance et du passé en général.

Nous pouvons dire encore ici, au risque de nous répéter, que le choix de parler de tel ou tel épisode de ce passé et non d'autres et la récurrence des mêmes événements dans différents récits autobiographiques, trouveraient au fond, leur justification dans cette situation du narrateur adulte ou dans son attitude vis-à-vis de certains problèmes, comme si ‘« on laiss[ait] cet autrefois se dire à travers une conscience actuelle »’ 171. Ceci n'est pas dit explicitement dans le texte, mais nous pouvons bien le voir : le narrateur ne fait parfois que projeter chez l'enfant ou le jeune homme ses préoccupations de l'époque de la rédaction de l'oeuvre. Ce présent est à son tour vécu à travers les effets laissés sur lui par le passé. Nous avons déjà noté en parlant de la structure de Virgile des parallélismes existant entre les différentes parties. Nous en rappelons ici quelques uns en fonction de ce « déterminisme » réciproque passé/présent. Dans ce récit, l'opposition que manifeste le narrateur au modernisme en 1943 remonte, en fait, très loin et renvoie à cette même prise de position attribuée au jeune homme, en 1913. Le goût pour la poésie et pour la musique (thème plus développé dans Jean le Bleu ) remonte à l'époque de l'enfance et de la jeunesse. Le pacifisme des années 1943-1944 trouverait son origine aussi dans celui des années 1913-1914.

En fait, on peut dire, pour utiliser une expression de Tzvetan Todorov, que dans ces textes à caractère autobiographique, tout se construit à partir de la « constellation du je-ici-maintenant », en ce sens que ‘« chaque interprétation de l'histoire se fait à partir du moment présent, tout comme celle de l'espace se construit à partir d'ici, celle d'autrui à partir de je. »’ 172 Chez Giono, toutes les « biographies » des personnages « poètes », fictifs (Odripano dans Jean le Bleu ) ou « réels » (comme celle de Virgile dans Virgile, ou de Melville dans Pour saluer Melville ), constituent des extensions à sa propre vie. Le récit de leur vie serait plus ou moins imprégné de ses propres rêves et de ses propres fantasmes. Les destins multiples de ces personnages lui permettent de mener virtuellement plusieurs vies. C'est de cette façon qu'on peut comprendre comment, chez Giono, à partir d' « ici », se construisent d'autres espaces, à partir de « maintenant » d'autres temps ou durées et à partir du « moi » d'autres personnages.

C'est pourquoi, dans Virgile , le narrateur semble adhérer totalement à la vision de l'enfant. L'écart temporel qui sépare l'enfant de l'adulte est comme comblé - à chaque fois qu'il s'agit de l'évocation de l'enfance - par l'emploi d'un style imagé et poétique. Par ce style, l'auteur ne vise pas à restituer des faits précis mais à rendre une vision, une impression laissée par ce passé. Le monde de l'enfance n'est pas donné, dans ces récits, comme un monde révolu et dépassé mais, au contraire, comme un monde toujours vivant et gardant encore ses effets sur le narrateur. Nous avons remarqué, sur le plan de la composition du roman, que la période de la jeunesse est évoquée à deux reprises (avant et après l'évocation de la période de 1943), comme pour souligner, par ce retour à la période de la jeunesse, l'importance de ce passé dans la vie présente du narrateur.

Selon Dorrit Cohn,

‘« la verbalisation actuelle ne peut jamais retrouver la réalité non verbale de l'expérience passée. Dans une certaine mesure, dans les instants de grande intensité d'expérience, nous pensons tous un peu "avec le ventre" et notre authentique subjectivité de jadis ne saurait revivre dans le langage. »173

Cette constatation peut être, dans une large mesure, valable pour Giono. Car celui-ci essaie également par les mots, de « ressusciter » des images et des sensations intenses vécues autrefois, mais il y a toujours quelque chose qui peut échapper. Il est alors probable qu'une grande part de ce qui est évoqué est tout simplement créé par la « verbalisation » actuelle. Il s'agit d'une des étapes qu'on a appelée « conversion », ou encore de « composition », comme il l'appelle lui-même (c'est-à-dire la transformation du réel par l'écriture, par l'emploi notamment des figures de style) et qui compte peut-être plus que les souvenirs eux-mêmes. On sait, en effet, que bon nombre de souvenirs sont définitivement perdus et que la mémoire est sélective. Tenter alors de « ressusciter » des sensations est peut-être encore une opération plus difficile. De ce fait, les sensations attribuées au personnage et que le narrateur tente de reproduire (en lui, puis dans le texte) sont probablement inventées après coup. Et comme le « moi » ancien n'a d'existence, dans le texte, qu'en fonction surtout des ces sensations, il est, du coup, lui-même largement réinventé. Ce « moi », tel qu'il apparaît dans Jean le Bleu ou dans Virgile , par exemple, serait tout simplement la projection du « moi » narrateur. C'est l'image que celui-ci se « représente » de lui-même et qu'il donne à voir. C'est ce qui fait d’ailleurs, peut-être, l'originalité de Giono. Certes, il existe des éléments du réel qui fondent l'existence de ce « moi » (la famille, le cadre géographique et temporel, certains faits authentiques indéniables...), mais une grande part de ce « moi » ancien est aussi imaginaire ou créée à partir de la situation du « moi » narrateur. Mais le problème est de savoir comment faire la part des choses, surtout lorsque l'auteur commence à s'adonner au jeu de l'affirmation/négation de ces « moi », comme on le verra à propos du texte liminaire de Noé .

C'est dire combien les deux visions : « poétique » de l'enfant et « rationnelle » de l'adulte se concilient, se complètent, voire s'interpénètrent et s'entremêlent. L'une, venant de loin, est ressuscitée à travers les souvenirs plus ou moins confus, l'autre, actuelle, à travers laquelle on voit le narrateur juger, analyser et prendre diverses positions. Les croyances, les sentiments et les impressions de l'enfant sont adoptés par l'adulte et intégrés dans sa propre vision. Il n'y a donc pas de scission - ou de rupture - entre les deux « moi », celui du narrateur et celui du personnage. Il y a, au contraire une sorte de symbiose entre les deux. On trouve peut-être de l'ironie à propos de tout sauf à propos du monde de l'enfant et de la vision de l'enfant. Le passé n'est donc jamais « renié » ou rejeté (même en partie) par le narrateur dans ces textes autobiographiques. Il est, au contraire, assumé et pleinement revendiqué par celui-ci. Il est légitime alors de s’interroger sur l’appartenance de ces textes au genre autobiographique. Les notions de « crise » et de « conversion » qui sous-tendent et expliquent certains aspects du processus autobiographique, semblent inopérantes ici, puisqu’il n’y a, de la part de l’auteur, ni remise en cause de ce passé ni apparemment désir de changer. Il s’agirait plutôt d’une vision qu’on pourrait qualifier d’«épique » (je suis ce que j’ai toujours été) que Giono ne cesse de manifester en parlant de son enfance.

Dans ces récits, il est normal que le narrateur nous présente une image de lui-même, notamment celle de l'écrivain en train de travailler, mais dans Virgile , il y a peut-être une exception : ce sont les autres qui donnent de lui cette image. Il s'agit de l'épisode de la rencontre des quatre amis en 1943. Dans cet épisode, ces amis traitent le narrateur en écrivain et l'un d'entre eux (« l'Oriental ») lui propose d'écrire un livre sur Virgile (III, 1039).

L'image que le narrateur nous donne, en général, de l'enfant est une image idéale. C'est celle d'un enfant parfait à tous points de vue : il est conscient des problèmes familiaux, compréhensif à l'égard de son père et fait preuve, en toutes circonstances, d'esprit de maturité et de sagesse. Pourquoi une telle idéalisation de ce passé? Une lecture psychocritique de Virgile , par exemple, pourrait probablement nous éclairer sur cette question. Mais cela n'est pas notre propos ici. Ce que nous pourrions dire, en revanche, c'est que, puisque l'enfance est considérée par le narrateur comme une période heureuse, elle constituerait alors pour lui une sorte de compensation à la situation de 1943-1944, qui est probablement moins heureuse.

L'enfance serait donc pour le narrateur un refuge. Le père n'a jamais été un tyran pour lui. Au contraire, il est présenté comme un ami qui prend toute son importance dans ce passé . Ce n'est pas pour rien qu'il occupe la première place dans Le Grand Théâtre .

Cependant cette « idéalisation » du « moi » passé ne saurait, à notre avis, se confondre avec l'expression d'un « narcissisme » auquel on pourrait légitimement penser. Car le narrateur ne porte pas exclusivement son attention sur lui-même. Il parle dans ces récits de sujets variés qui ont certes des rapports avec sa propre vie mais qui touchent aussi d'autres domaines. C'est pourquoi, dans une oeuvre comme Virgile , le narrateur se donne à la fois comme « biographe » (de Virgile), comme critique, comme polémiste, etc. En plus ce n'est pas seulement sa propre « voix » qui se fait entendre, il y en a aussi bien d'autres : celle de Virgile, celle du père, celle des amis, celles des personnages inventés, etc.

Ainsi, il y a dans Virgile une sorte de confusion entre le « moi » présent et le « moi » passé. Le « moi » passé est souvent évoqué en rapport avec la situation présente du narrateur, et le « moi » présent se donne parfois comme l'image ou le reflet d'un « moi » passé ressuscité. Les souvenirs sont enfouis en lui, mais non effacés. Ils sont là en train de couver, dans l’attente d'une excitation qui vienne de l'extérieur et qui les mette en branle. Tout semble se passer comme s’il s ’agissait des tropismes dont parle Nathalie Sarraute. Or, nous avons vu que ces facteurs extérieurs qui sont venus stimuler le « moi » de l'écrivain et qui ont fait remonter ces souvenirs à la surface ont été - pour le cas de Virgile et du Grand Théâtre - des facteurs d'ordre littéraire ( on a demandé à Giono d'écrire, dans le premier cas, une « préface » aux oeuvres de Virgile et dans l'autre cas un texte sur l'Apocalypse) ou des facteurs d'ordre historique ( nous avons vu comment Giono a été amené à écrire ses souvenirs et à parler de Virgile en rapport avec les événements vécus en 1943-44) ). Mais toute l'originalité de la démarche consiste justement dans ces différentes « conversions », dans ces passages, pour le moins « acrobatiques », d'un « genre » à un autre. Tout l'art de Giono réside en effet dans cette habileté à faire d'un sujet général et commun un sujet en rapport avec l'art et le « moi » de l' « artiste ».

Nous avons vu, en outre, que les souvenirs sont présentés comme « authentiques ». Cette « authenticité » est mise en valeur dans Virgile ( surtout pour la période de l'enfance ) par l'emploi, par exemple, d'un style imagé qui a pour effet d'une part de combler les « vides » éventuels qui seraient dûs à l'oubli et d'autre part de détacher ces souvenirs de leur contexte passé, souvent ordinaire et commun, en les revêtant d'une aura et d'une apparence toute poétiques. Dans Le Grand Théâtre , pour produire un effet analogue, le narrateur ne raconte pas lui-même la vie du père. Il fait parler celui-ci. En le « mettant sur scène » (du moment qu'il s'agit d'un « grand théâtre »), il le ressuscite en quelque sorte, ressuscitant ainsi tout un passé qui se rattache à la figure du père. Il y a là une différence avec Jean le Bleu où la vie du père est en grande partie racontée par le narrateur.

Dans ces oeuvres qui constituent chacune le récit d'une vie (celle de l'auteur), le « moi » n'est pas, pour autant, le seul à être au centre (dans Le grand Théâtre cette place est occupée exclusivement par le père). Il y a d'autres figures qui sont d'égale importance et qui déterminent, par leur existence, la signification même de chacune de ces oeuvres : la figure de Virgile dans Virgile, la figure du père dans Le Grand Théâtre et la figure de plusieurs autres personnages dans Jean le Bleu . Ce qui donne à ces oeuvres une dimension et une portée plus grandes que la dimension ou la portée purement autobiographiques. Car chacune de ces figures peut elle-même être le support d'un ou de plusieurs récits dans l'oeuvre. Elle peut également amener un discours de type particulier (discours « poétique » de Virgile, discours « prophétique » du père, etc.).

Notes
169.

PH. LEJEUNE, Je est un autre, Op.cit., p.10 et suiv.

170.

P. RICOEUR, Op. cit., p. 36.

171.

Jean ROUSSET, Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, Ed. Librairie José Corti, 1986, p.25.

172.

C'est dans un autre contexte : celui de son étude sur les genres, que Todorov parle de cette « constellation ». Tzvetan TODOROV, « L'origine des genres », dans La notion de littérature, coll. « Points », Seuil, 1987, p.28.

173.

D. COHN, Op. cit., p.176.