II. B. Dissonances

II. B. 1. Ecart entre le « moi » de l'énonciation et le « moi » de l'énoncé ( Jean le bleu, Virgile )

Dans le rapport personnage/narrateur qui nous occupe particulièrement ici, l'auteur souligne très souvent l'écart entre les deux instances, en insistant sur l'activité de remémoration du narrateur. Rappelons quelques exemples, dans Jean le Bleu : en plus de ‘« se souviennent »’ de la première phrase (II, 3), on peut lire encore ‘: « Je me souviens, moi de ce village de la route »’ (II, 8‘), « je me souviendrai toujours de cette main perdue. » (II, 25), « Je me souviens du petit pas léger de la fille au musc... »’ (II, 85).

Dans Le Grand Théâtre , il s'agit de la même insistance sur le souvenir : ‘« je me suis toujours souvenu des "conversations sur le toit de l'étable" »’ (III, 1083).

Dans Virgile , le procédé est tout différent. Même s'il s'agit encore de raconter, en grande partie, des souvenirs, il est curieux de constater que le mot « souvenir » (verbe ou substantif) n'est pas utilisé dans le texte. Les souvenirs sont là qui envahissent le moment présent du narrateur, sans que celui-ci nomme cette activité de remémoration.

L'écart entre les deux « moi » se manifeste également dans la référence au moment de l'énonciation. Référence qui peut être marquée soit par l'indication d'une date, soit par l'emploi d'un adverbe ou d'une locution adverbiale de temps (maintenant, en ce moment...). Dans Jean le Bleu , par exemple, on peut citer ces phrases qui mettent l'accent sur le moment de la rédaction ‘: « en ce moment où j'écris, là, avec mon amère cigarette au coin de la bouche... »’ (II, 17‘), « Certes, ni le violon ni la flûte ne dirent pour moi tout ce que je viens d'écrire, cette deuxième fois où j'entendis la Polonaise »’ (II, 46‘), « Au moment où je parle de lui [Louis David], je ne peux plus retrouver ma jeunesse pure, l'enchantement des magiciens et des jours; je suis tout sali de sang. Au-delà de ce livre, il y a la grande plaie dont tous les hommes de mon âge sont malades. »’ (II, 178), ‘« derrière moi, maintenant, au moment où j'écris, je sais que ton amitié est plus fidèle que tous les amours du monde »’ (II, 179).

Dans Virgile , la distance entre les deux moi est variable puisque l'auteur parle aussi bien de l'enfance et de l'adolescence que de l'époque où il écrit ce livre. Lorsqu'il situe les événements en 1943 (la rencontre des quatre amis), le temps de l'histoire et le temps de l'énonciation tendent à se confondre; il y a presque simultanéité de l'action et de la narration (d'où l'emploi fréquent du présent de la narration dans cet épisode). Le problème de l'identification du narrateur au personnage se pose donc ici de façon particulière. Le narrateur de Virgile se trouve, en effet, à un endroit où il peut à la fois avoir une vue incertaine sur la situation actuelle dont il ne peut connaître l'issue, et une vue plus détaillée sur le passé : avec des dates qui marquent des moments particulièrement importants pour lui (des moments de joie ou de « crises »). Il y a donc va-et-vient entre le passé et le présent. Et c'est en fonction de l'expérience passée qu'il peut juger le présent (concernant aussi bien sa vie personnelle que celle de ses contemporains). L'attitude qu'il adopte est à la fois sentimentale et « idéologique ».

Malgré la précision que peuvent fournir les dates, le récit des événements passés revêt souvent dans Virgile un caractère flou, car il s'agit non d'évoquer des faits mais de rendre des sensations passées du personnage. D'où l'emploi des métaphores et autres figures de style. Il s'agit, si l'on peut dire, d'une poétisation du passé. Quant aux événements relativement proches de l'époque de la rédaction, et qui touchent à la vie de l'auteur lui-même et à l'actualité, ils sont présentés indirectement, en demi-teinte. Et c'est encore le recours aux figures de style qui évite la présentation toute crue des événements. La raison, que nous avons déjà évoquée, serait que Giono, voulant peut-être éviter de prendre des positions quelque peu compromettantes pour lui, emploie un discours un peu voilé.

Cela n'empêche pas l'auteur de s'identifier au narrateur (A=N) en parlant de son rôle de « régie » : ‘« J'ai déjà dit ailleurs... » ’(III, 1063) ou en soulignant, en quelque sorte, son propre rôle d'écrivain lorsque l'un de ses quatre amis lui demande d'écrire quelque chose sur Virgile , comme on l'a déjà vu (III, 1039).

La référence au moment de la rédaction constitue donc un aspect essentiel de Virgile . Dans cette partie qui place les événements en 1943, c'est l'identité du narrateur avec l'auteur qui est peut-être plus marquée. Par la contiguïté temporelle de l'histoire et de la narration, le texte a tendance à revêtir le caractère du journal intime plutôt que celui de l'autobiographie.

Dans Le Grand Théâtre aussi, le narrateur ne peut se confondre avec le personnage, car le temps de l'histoire est éloigné du temps de l'énonciation : la rédaction du texte est terminée le 6 février 1961 alors que les événements racontés s'arrêtent avec la fin de la première guerre.

L'écart entre narrateur et personnage se manifeste aussi dans le savoir du narrateur par opposition à l'ignorance du personnage. Par exemple, le narrateur de Jean le Bleu dit : ‘« Maintenant, je sais, père, c'est toi seul qui faisais les miracles »’ (II, 6). Ou, parlant de l'incapacité de l'enfant à comprendre les propos de Djouan ‘: « je comprenais mal ce que disait l'homme »’ (II, 7), auxquels il donne maintenant (au moment de la rédaction) un sens :

‘« ça voulait dire : bien sûr, je n’avais rien à y faire, mais le hasard l'a voulu. »’ (II, 9) C'est également aujourd'hui (au moment de la narration) qu'il donne un sens à la lecture de l'Homme noir :

‘Il avait, en lisant, une science du texte - je sais, à présent, ce que c'est; il entrait sensuellement dans le texte - une telle intelligence de la forme, de la couleur, du poids des mots... (II, 96)’

Dans Virgile également, le narrateur souligne ce même avantage de compréhension qu'a l'adulte sur l'enfant :

‘Je comprenais maintenant l'origine de ce romantisme qui animait nos extravagants. (III, 1057)’

Comme il s'agit de ses propres souvenirs, l'auteur a sans doute un savoir total sur son sujet, mais il les dévoile non d'un seul trait, mais progressivement et de façon discontinue. L'un des procédés contribuant à ces ruptures est le rappel constant, au fil du texte, de l'activité narratoriale (testimoniale ou de régie)174. S'agit-il d'une manière de combler les lacunes de la mémoire ou de souligner constamment le type de rapport - en l'occurrence de distance - existant entre le narrateur et le personnage? De toute manière, ces ruptures confèrent à l'histoire de vie un caractère fragmenté et décousu.

Pour mettre toutes ces remarques en rapport avec la question de l'identité, on peut dire que dans Jean le Bleu et Virgile , il y a d'abord le cas où il s'agit de rendre l'expérience intime et personnelle passée du personnage : le narrateur a tendance alors à s'effacer (même s'il assume toujours le récit : par l'emploi de la première personne bien sûr et par l'utilisation, le plus souvent, des temps du passé). Il ne ‘« fait montre presque d'aucun avantage intellectuel par rapport à son moi de jadis »’ 175. Le texte laisse entendre qu'il n'y a pas de changement dans la façon de voir, de penser et surtout de percevoir et de sentir chez le « moi » actuel par rapport à celle du « moi » passé. Tout ce qui, autrefois, composait la « poétique » de l'enfant ou de l'adolescent continue aujourd'hui à composer celle de l'adulte. Ou plus précisément l'expérience affective d'autrefois a encore les mêmes effets sur le « moi » actuel. Car comme cette expérience est poétiquement et sentimentalement enrichissante, elle continue à vivre au moment présent. L'identité est alors parfaite entre le « moi » narrateur et le « moi » du personnage (N=P). Elle est même revendiquée dans la mesure où le narrateur n'intervient presque jamais pour commenter une situation ou éclairer davantage une sensation.

Il y a aussi le cas où il s'agit de raconter soit des faits relatifs à une expérience personnelle ou des événements d'ordre général qui, jadis, ont eu lieu et qui continuent à avoir un effet sur le « moi ». C'est le narrateur qui se met alors au-devant de la scène : il parle de sa vision à lui, de sa position sur la question (directement ou indirectement), et fournit des explications que lui seul peut élaborer (et non le personnage). Il s'agit dans ce cas de rapprocher non pas le narrateur du personnage mais plutôt le narrateur de l'auteur lui-même. Il faudrait parler surtout du cas où N=A.

Notes
174.

On verra que dans Noé , surtout, les parenthèses et les digressions ont pour effet, entre autres, de souligner le caractère inachevé des histoires racontées.

175.

D. COHN, Op. cit., p.181.