II. B. 2. Le dédoublement de la voix dans Le Grand théâtre

Nous avons déjà noté que, dans Le Grand Théâtre , c'est le personnage du père qui détient la parole dans toute la première partie. Le narrateur n'intervient que rarement. C'est dans la deuxième partie seulement que ce dernier la reprend :

‘Je me suis toujours souvenu des "conversations sur le toit de l'étable". Elles datent de plus de cinquante ans. (III, 1083)’

Cette phrase situe donc le récit des souvenirs par rapport au moment présent de l'énonciation. Comme dans Virgile , ce moment constitue un point de référence. Mais, ici, les souvenirs racontés appartiennent tous à une époque très lointaine. Il n' y a pas, comme dans Vi r gile, d'événements qui se passent au moment de la narration.

Dans la première partie du Grand Théâtre c'est le discours du personnage (du père) qui se substitue à celui du narrateur. Le récit a alors une allure particulière, si bien que nous sommes tenté de l'appeler « récit-discours » ou « récit-méditation ». ‘« Tout est récit chez Giono »’, remarque Henri Fluchère‘, « le roman est un récit, le conte est un récit, mais aussi la méditation »’ 176. C'est là un écart par rapport au récit autobiographique traditionnel. Dans cette partie, l'enfant ne nous est pas présenté en train d'agir ou de parler. Exceptée une seule fois, au début, lorsqu'il répond ‘« non »’ (III, 1086) à son père qui vient lui demander s'il est en train de dormir. Le narrateur ne rapporte jamais ce que pense l'enfant à propos de cette ‘« conversation »’. La présence de ce dernier face au père en train de parler semble - a priori - répondre uniquement au besoin d'assurer la forme orale que prend le discours du père. C'est-à-dire que l'enfant joue le rôle de l'auditeur auquel le père s'adresse dans ‘« ces conversations d'été »’ (III, 1069).

Ce discours du père n'est donc pas modifié par la vision - qui aurait pu être déformante - de l'enfant. Malgré son éloignement dans le temps, il apparaît de façon tout à fait transparente; il est donné (au style direct) dans toute son intégralité. Ce qui nous amène à nous interroger sur l'authenticité d'un tel discours : le père a-t-il vraiment parlé ainsi? quelle est la part du « réel » et de l'invention dans tout ce qu'il dit?

Interrogé sur les propos attribués au père dans Jean le Bleu , Giono répond ainsi :

‘« Les véritables paroles de mon père, ni même ce qu'il disait, je ne pouvais plus m'en souvenir; Car dès cette époque je sublimais pour lui, parce que j'étais jeune et que je l'aimais intensément; mais en plus, parce que j'ai travaillé d'une façon littéraire, maintenant, je suis incapable de savoir ce qui m'appartient et ce qui appartient à mon père. »177

Cette réponse laisse planer le doute sur la source véritable des paroles attribuées au père. En ne voulant pas trancher, Giono semble vouloir cultiver l'ambiguïté et l'imprécision. La question demeure donc posée : ce discours émane-t-il véritablement du père? La réponse n'aurait peut-être pas été différente si on lui avait posé la question à propos du Grand Théâtre , même si dans ce texte-ci la place qu'occupe le discours du père est beaucoup plus importante que celle qu'il occupe dans Jean le Bleu .

Peut-être vaudrait-il mieux ne pas alors poser le problème en termes réalistes en cherchant à savoir si la parole appartient ou non au père, car notre recherche serait sans doute vaine. Mais admettons, par hypothèse, ce qu'en dit littéralement le narrateur et considérons que c'est la parole « authentique » du père qui est rapportée dans le texte. Le choix de cette forme ne va pas alors sans conséquences d'ordre littéraire et esthétique importantes.

Nous avons déjà noté que l'enfant ne parle pas mais qu'il se contente d'écouter son père. Et c'est à la suite de cette audition que la parole du père, après avoir été assimilée par l'enfant un peu « endormi », est conservée par la mémoire puis restituée :

‘J'ai essayé d'en reproduire le flux à moitié endormi et l'apparent désordre. (III, 1083)’

L'enfant a donc, au moment de l'écoute, des rapports, dirons-nous, intimes avec la parole du père :

‘J'avais dix ans, mais le langage de mon père m'était familier. (III, 1069)’

Il s'agirait donc, de l'effet de cette parole sur l'enfant et non de la parole elle-même. Cependant, ce que le narrateur cherche - fictivement - à restituer ce sont les propos tels qu'ils auraient été proférées par le père. L'emploi du discours direct, qui est formellement un discours objectif contribue à produire cet effet. Le père est montré en train de parler à son fils et le lecteur reçoit sa parole de façon « directe ». La voix du narrateur est en quelque sorte doublée de celle du père qui, en l'espace de plusieurs pages, assume lui-même le rôle du narrateur. Le discours cité (du père) devient plus important que le discours citant (du narrateur).

Le narrateur dit qu'il s'agit des ‘« conversations »’ (III, 1069 et 1083); or l'enfant ne parle pas lors de ces séances sur le toit; il s'agirait donc plus d'un monologue du père que d'un dialogue avec le fils. En outre, bien que ces ‘« conversations »’ se soient, selon toute vraisemblance, déroulées pendant plusieurs soirées - l'imparfait souligne cette répétition : ‘«Mon père s'approchait de mon lit et demandait : "Jean, tu dors?" Même quand je dormais je répondais tout de suite : "Non." Il me prenait la main et nous montions à ce qu'on appelait la "galerie" »’ (III, 1069) - le discours du père est ininterrompu, comme s'il était proféré en une seule fois. Les rares fois où le narrateur reprend la parole c'est pour parler du changement de position du père. C'est alors qu'on retrouve le passé simple : ‘« A ce moment-là, mon père changea de position » (III, 1071), « Mon père changea encore de position »’ (III, 1077).

L'emploi du récit « itératif » (dans le sens que lui donne Gérard Genette178) viserait ici à montrer les qualités de récitant et de conteur dont fait preuve le père. En effet, malgré les diversités des sujets, le discours de celui-ci garde toute son unité et toute sa cohérence. On ne note aucune discontinuité ou rupture. Sans hésitation et sans effort, le père varie les sujets et passe sans difficulté de l'un à l'autre. Son discours se caractérise par une grande fluidité; comme si nous assistions à la naissance de la parole et à son jaillissement spontané dans la bouche du personnage. C'est souvent cette spontanéité de la parole, mise à chaque fois en valeur, qui caractérise les personnages importants de Giono. Le narrateur n'intervient donc pas, même discrètement ( par l'emploi, par exemple, du style indirect libre). Il laisse libre cours à la parole du père. C'est ainsi que s'expliquerait, comme nous l'avons dit, l'usage du style direct dans Le Grand Théâtre : un moyen susceptible de restituer « objectivement » la parole du père. Celle-ci est donnée pour « authentique », et fictivement, intégralement reproduite, sans intervention aucune de la part du narrateur. Le style indirect libre, forme littéraire à laquelle beaucoup de romanciers ont recours pour intervenir dans le discours de leurs personnage, n'est pas de mise ici. La parole directe fait en quelque sorte revivre le passé et l'actualise.

Ce choix formel, qui peut paraître à certains quelque peu rudimentaire, révèle en fait, chez Giono, toute une conception littéraire très particulière. Le plus souvent, en effet, celui-ci laisse parler « librement » ses personnages, surtout les personnages « orateurs » et fait tout pour que l'on croie (qu’on fasse comme si l’on croyait) à l'« authenticité » de leur discours. Par exemple, dans Le Serpent d'étoiles (1933), le « drame » joué par les bergers, rassemblés à un moment de l'année sur le « plateau de Mallefougasse » et rapporté par le narrateur-témoin, a trompé plus d'un, comme on l'a déjà noté, puisqu'à la publication du livre, certains ont réellement cherché à retrouver ces bergers et à les écouter. Or Giono a tout simplement inventé ces discours et les a attribués aux bergers. En réalité c'est lui qui parlait aux bergers des étoiles et non le contraire. C'est ce qu'il dira dans ses Entretiens avec Amrouche :

‘Alors, tout naturellement, quand j'étais avec eux et que nous passions là des soirées, c'est moi qui leur racontais des histoires sur les étoiles. Mais, lorsqu'il a fallu que j'écrive ce texte rapide, je me suis mélangé aux bergers que je créais. Et j'ai trouvé beaucoup plus intéressant d'imaginer que c'était le berger qui parlait des étoiles (Ent., p.73) ’

Le père dans Le Grand Théâtre ressemble donc à ces bergers-poètes dans Le Serpent d'étoiles à qui l'auteur attribue la parole poétique. Cette parole qui est décrite lors même de son jaillissement naturel et spontané.

La parole est le trait distinctif de certains personnages importants de Giono. Elle constitue non seulement un moyen grâce auquel ils exercent une certaine fascination sur les autres (Ulysse, Janet, Bobi...) mais aussi, parfois, un remède contre le mal qui ronge certains d'entre eux : l'« ennui ». Ceux qui ne parlent pas assez succombent à ce mal (comme Langlois dans Un Roi sans divertissement , par exemple. Le père est donc parmi ces privilégiés: il a le don de la parole libératrice.

Nous voyons donc que dans Le Grand Théâtre le père reprend des idées chères à Giono lui-même et qui sont exprimées différemment dans d'autres oeuvres. Il tient dans ce texte à peu près le même discours que celui du narrateur dans Le Pois du ciel. Ceci revient au fait que le père, comme d'autres personnages dans d'autres oeuvres, est en quelque sorte le double de l'auteur lui-même. Dans Le Grand Théâtre, le père parle à son fils mais aussi (en fait) il parle « en lui », tout comme Virgile qui parle « en lui » dans une langue ‘« qui n'[est] ni le latin ni le français »’ (Virgile, III, 1056). La parole du père, qui est intériorisée par l'enfant, rejaillit, naturelle et spontanée comme si elle venait d'être prononcée à l'instant même où elle est rapportée dans le texte (nous avons vu que l'emploi du style direct vise - entre autres - à produire cet effet d'instantanéité ). C'est que la voix du père se fait l'écho de la voix de l'auteur, c'est-à-dire de la voix du « poète » qui, dans chaque oeuvre prend une forme différente et s'exprime à travers celles des personnages (réels ou fictifs) eux-mêmes « poètes », « visionnaires » ou « prophètes » (comme Odripano, Virgile, Melville, le père lui-même, ...).

Dans certains textes antérieurs au Grand Théâtre , la figure du père (que ce soit le vrai père Jean-Antoine Giono, ou ses « doubles littéraires ») revêt un aspect quasi mythique. Sa parole est, en général, une parole « poétique », même si l'on admettait, avec Robert Ricatte, que dans Jean le Bleu , c'est le discours d'Odripano, double du père, qui se caractérise par cette « poésie » : ‘« Les libres inventions prêtées à Odripano font bien voir qu'il n'a point d'autre fonction que d'apporter à Jean le Bleu ce que le père de Giono ne peut lui fournir, dans la répartition symbolique des tâches : la poésie »’ 179. Dans Jean le Bleu, en effet, le père assume d'autres fonctions : soigner les malades, assister les pauvres malheureux et initier son fils à la vie. Dans Noé (1947), le père ne joue pas de rôle important ‘: « du père désormais on parle sereinement, pieusement, et à la légère; on se souvient de lui, on apporte de lui, non plus de sentencieux discours, mais de gais propos. »’ 180

Dans Le Grand Théâtre , Giono semble donc donner au père une autre qualité que celui-ci n'avait pas tout à fait dans les textes précédents, et dont sont doués beaucoup de personnages ( Ulysse, Janet, Antonio dit « Bouche d'or », Bobi...). C'est « la parole poétique » qu'ils utilisent, diversement, pour la séduction des autres.

L'univers de ce « grand théâtre » de la vie que le père crée par la simple force de la parole et qu'il nous donne à voir, est au fond semblable à tous les univers auxquels nous convient les autres personnages, de Colline à L'Iris de Suse , particulièrement ces personnages « parleurs » qui ont ce don et ce pouvoir de persuasion et de fascination.

Dans la première partie du Grand Théâtre , le narrateur fait tout pour s'effacer et laisser la place au personnage du père. La parole que Giono délègue à celui-ci est le moyen qui lui permet non seulement de pouvoir dire ce qu'il pense ou imagine mais surtout de pouvoir, à son tour, « librement », et dans l'espace de presque toute l'oeuvre, inventer, à sa guise, des univers à l'image de ses rêves. En effet, grâce à son don de la parole, il nous entraîne avec lui, par exemple, dans la méditation - quelque peu pascalienne - sur les mystères du monde: des espaces infiniment grands ( des constellations) aux espaces infiniment petits du corps humain et de ses secrètes transformations (celui de l'Oncle Eugène); car le mystère est autant dans le monde qui nous entoure qu'en nous-mêmes. Les propos du père touchent désormais à des domaines variés et multiples : aussi bien au « réel » de la vie quotidienne qu'à l' «irréel » ou au fantastique. Le père est amené même à faire parfois des considérations on ne peut plus fantaisistes sur la « conjugaison » des chiffres par exemple :

‘Il faudrait pouvoir conjuguer le chiffre un (et les autres) à tous les temps et à toutes les personnes. Je rêve au subjonctif du un, par exemple, simplement celui-là pour commencer (les autres viendraient ensuite, certes, on ne pourrait plus arrêter l'élan de la curiosité). (III, 1079)’

Le père fait donc partie de tous ces « prophètes », sages, poètes, visionnaires ou sorciers qui traversent les oeuvres de Giono et qui trouvent leur pouvoir « magique » dans leur parole. Si dans Jean le Bleu , il possède d'autres dons ( le don de guérisseur, par exemple), ici il a le don de la parole poétique grâce à laquelle il accède au rang de « créateur ». Le père ne se contente pas, en effet, d'inventer des images, il va jusqu'à faire concurrence à la Bible. Cette concurrence se fait non seulement au niveau des scénarios (plus « humains ») imaginés pour la fin du monde et qui sont différents de ceux de L'Apocalypse, mais aussi au niveau du discours même. Le discours du père, nous l'avons noté, est un discours par lequel le personnage joue à se mesurer à celui du texte sacré, et même à l'égaler - au moins - en images, en allure et en portée.

Dans Le Grand Théâtre , la parole semble donc remplacer l'action chez le père dont la figure, faut-il le rappeler, déborde largement du cadre restreint du souvenir. Le père acquiert désormais une fonction essentielle : celle de rêver et de créer. Fonction qu'assument, en général, les poètes et les « prophètes », ou tout simplement le romancier lui-même, comme nous venons de le voir.

Nous avons dit que dans la première partie de l'oeuvre, la voix du père vient « doubler » celle de l'auteur. Littéralement, le « je » se fait un autre, mais la fonction de celui-ci dans le texte est une fonction de « relais ». Le « je » du narrateur se fait, en quelque sorte, représenter par un « double » : le « je » du personnage récitant qui est le père. Mais ce « je » du récitant lui-même est « double » puisque la voix du père est « composite » : elle est celle qui est supposée appartenir au père qui initie son fils (elle se fait didactique et affective), et celle de l' «évangéliste » prédicateur (la voix de Jean-Antoine de Manosque couvre celle de Jean « fils de Zébédée »).

Ainsi des « voix » qui se mêlent ou se font écho : celle du narrateur, celle du père, celle de l'évangéliste et celle de tous les autres personnages secondaires. A propos de ces rapports entre le père et le fils et des différents niveaux du discours, Robert Ricatte a très justement remarqué que Le Grand Théâtre est ‘« une broderie platonicienne délibérément inventée en marge des propos authentiques de ce Socrate provençal, qu'aux yeux de Giono son père a pu être. »’ 181

Aussi bien par le sujet qu'il invente et dont il attribue le choix au père (cette Apocalypse très particulière est un sujet de prédilection pour un père épris d'images bibliques ) que par le discours également assez original (discours « prophétique » à sa manière) qu'il lui prête, Giono semble rendre encore un hommage - ultime à notre connaissance - à ce père dont la figure, semi-réelle, n'a cessé de paraître dans de nombreux récits et d'y jouer, à chaque fois, des rôles différents et variés ainsi que des traits nouveaux.

Le rôle concédé au père dans Le Grand Théâtre est d'autant plus grand que le narrateur joue à « s’éclipser » ou à ne paraître que subrepticement dans le texte. En effet, si dans la première partie de l'oeuvre le narrateur prête en quelque sorte sa « voix » au père et s'efface, pour ainsi dire, littéralement de son texte, dans la deuxième partie, nous n'accédons pas non plus directement aux paroles du fils. En effet, ce que dit le jeune soldat à son père est simplement raconté par le narrateur : ‘« je lui décrivis », « je lui parlais », « je fis la description »’ (III,1087), alors que dans ce même épisode, ce que dit le père est présenté textuellement - au style direct - ‘: « "Excuse-moi, dit-il, c'est moi qui vais faire le vieux grognard..." »’ (III,1087).

Dans Le Grand Théâtre le narrateur ne restitue donc pas la parole de l'enfant; il restitue l'audition littérale de la parole paternelle « enregistrée » par celui-ci. Cette présence-absence (puisqu'il est là en train d’enregistrer ce que dit le père mais ne parle pas) est donc un rôle quelque peu « étrange » que l'auteur donne à l'enfant dans une oeuvre qui est censée - apparemment du moins - raconter des souvenirs. Place bien différente, par exemple, de celle qu'occupe l'enfant dans Jean le Bleu , première grande oeuvre autobiographique où celui-ci est présenté non seulement comme l'élève attentif qui écoute et assimile les leçons du père mais aussi comme le confident et l'ami qui accompagne celui-ci lorsqu'il apporte aide et assistance aux malades et aux malheureux. Dans Jean le Bleu, l'enfant occupe le devant de la scène, car l'accent est mis sur les étapes de son « éducation » sentimentale, spirituelle et artistique. Et toute la part de « poésie » et de rêve liée à cette « éducation » est totalement escamotée dans Le Grand Théâtre. Car tout est centré sur le père.

Dans Virgile aussi, même si la situation est un peu plus complexe, le narrateur cède volontiers la parole à d'autres personnages. D'autres « voix » se font alors entendre, par exemple la voix du poète latin (à travers la citation de ses textes), celle de ses quatre amis rencontrés en 1943, etc. Quant à l'enfance, elle n'est pas évoquée en tant que période ayant laissé des souvenirs bien clairs dans la mémoire de l'adulte. Ce sont plutôt des images plus ou moins embellies de cette période et des arrière-goûts agréables que le narrateur restitue avec plus ou moins de poésie et de lyrisme.

Ce choix peut être compréhensible du point de vue de la vraisemblance : car on sait qu'il est difficile, sinon impossible, de restituer, fidèlement, des événements appartenant à une période aussi lointaine et, à plus forte raison, de restituer les paroles de l'enfant. Or nous savons que Giono aurait été, s'il l'avait voulu, capable d'inventer un discours et de l'attribuer à l'enfant (comme c'est le cas pour le père). Il ne l'a pas fait ni dans Virgile ni dans Le Grand Théâtre . Il n'a pas donné la parole à l'enfant. Pourquoi? Parce que son dessein aurait été de faire entendre une « voix » en particulier (en plus bien sûr de celle du narrateur) : celle du poète latin - toutefois transposée et médiatisée par différents discours - dans Virgile, et celle - de façon directe - du père dans Le Grand Théâtre.

Quant aux souvenirs relatifs à la période de l'adolescence et de la jeunesse, nous pouvons dire qu'ils sont peu nombreux dans Virgile . Il y a seulement l'évocation de quelques événements majeurs : comme la découverte de Virgile ou l'entrée dans le métier. Il s'agit, pour le narrateur de rendre un univers, de restituer une ambiance dans laquelle vivait le jeune homme, marquée par son travail à la banque et par sa découverte du poète latin.

Dans Le Grand Théâtre , quand le narrateur évoque, dans la deuxième partie, quelques souvenirs de cette époque, il les évoque dans un but bien précis : celui de parler des différentes prises de position du père. Par exemple lorsque le narrateur raconte brièvement les années de guerre (III, 1086-1087), ce n'est pas pour parler de sa vie sur le front, mais pour parler des réactions du père aux récits qu'il lui en fait (à lui et non à nous) au cours de ‘« [s]es permissions ».’

Notes
176.

H. FLUCHERE, Op. cit., p.9 et 10.

177.

Cité par R. RICATTE dans sa « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1229.

178.

Selon GENETTE, le récit itératif consiste à « raconter une seule fois (ou plutôt en une seule fois) ce qui s'est passé n fois », Figures III, Op. cit., p.147.

179.

R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1218.

180.

J. SAROCCHI, Op. cit., p.15.

181.

R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1203, note n°1.