II. B. 3. « Je est un autre » : le cas de Noé

Nous venons de voir que dans les textes comme Jean le Bleu , Virgile ou Le Grand Théâtre , le narrateur cherche à s'affirmer, par et à travers plusieurs « voix », et à revendiquer son identité avec le « moi » dont il parle. Dans Noé , nous nous trouvons face à un narrateur différent qui, cette fois, par une sorte de jeu très subtil, cherchera à se dérober et à nier cette identité comme s'il essayait de nous dire : ‘« je est un autre »’ 182. C'est ce que nous nous proposons de voir dans le début de Noé que voici (c'est Giono qui souligne) :

Je prononce d'abord la formule d'exorcisme moderne : Les héros de ce roman a p partiennent à la fiction romanesque, et toute ressemblance avec des contemporains v i vants ou morts est entièrement fortuite; fortuite également toute similitude de noms propres.
Rien n'est vrai. Même pas moi; ni les miens; ni mes amis. Tout est faux.
Maintenant, allons-y. Ici commence Noé . (III, 611)

Remarquons d'abord que cet incipit se présente comme un « avertissement au lecteur », ne faisant pas partie du texte de Noé proprement dit qui est censé commencer à partir de : ‘« Ici commence Noé ».’

En outre, ce qui est présenté par le narrateur comme ‘« formule d'exorcisme moderne »’ se détache du reste. Le narrateur reprend cette formule toute faite et l'insère dans son texte pour en adopter le contenu.

Mais on peut se demander qui est alors ce « moi » qui n'est pas « vrai »? Et s'il n'est pas vrai qui peut être alors celui qui parle, c'est-à-dire celui qui « prononce » cette formule? Y a-t-il un dédoublement de l'instance narrative : un « moi » qui parle qui serait « vrai » et un « moi » dont le texte parle qui serait « faux »? Quel est d'autre part le lien entre le sujet du discours et l'instance supérieure : l'auteur lui-même? Ou faut-il voir dans tout cela seulement une sorte de jeu?

Le narrateur enlève donc au personnage toute existence réelle mais s'affirme implicitement dans sa fonction de sujet du discours. Il s'affirme ainsi comme une instance qui est elle-même produite par et dans le ‘« discours qu'elle déploie dans les limites de l'oeuvre ».183

En effet, tout en essayant d'écarter un point de vue qu'on peut avoir sur lui (son authenticité en tant que personnage), le narrateur s'affirme - implicitement - en tant que détenteur réel de la parole et en tant que possesseur d'un « pouvoir » narratif absolu (un peu à la façon du narrateur de Jacques le fataliste ). En voulant montrer ce qu'il n'est pas, il montre, en fait ce qu'il est, c'est-à-dire sa fonction dans le livre : il est le détenteur de la parole mais aussi l'inventeur de tous les rôles, en commençant par le sien.

Tout ce qui se rapporte à ce « je » devrait donc être pris comme faisant partie de la fiction. Giono se serait-il servi ici de ce procédé que Lejeune qualifie ‘de « procédé classique de la fiction autobiographique, où l'on suggère une identité tout en laissant planer l'ombre d'un doute »’?184 Peut-être bien. Mais nous avons vu que le narrateur nie cette identité entre lui et le « moi » du personnage. « Je est un autre », semble déclarer à peu près le narrateur. Cela peut se justifier en partie, car peut-on parler de soi-même sans devenir autre? Lorsque l'on porte sur soi-même son propre regard, le portrait qu'on voit est sans doute un portrait faussé dans son principe, car on peut difficilement être à la fois sujet et objet de son propre regard. Dès lors, il ne serait peut-être pas étonnant que ce reflet du « moi » soit perçu par le narrateur comme « faux » ou comme une illusion de soi-même‘. « On n'est jamais vraiment un autre, ni vraiment le même »’, note Philippe Lejeune185.

Cependant ce refus d'identification avec ce « moi » du personnage ne sera pas, dans la suite du texte, ressenti comme tel. Le narrateur ne cherchera plus désormais à revendiquer ce détachement de cet autre soi-même qu'il donne ici comme « faux ». Au contraire, il cherchera à le faire passer pour authentique; les aventures qui lui arrivent seront racontées comme des faits vrais, parfois contre toute vraisemblance et faisant fi de tout réalisme (par exemple les rencontres supposées des différents personnages fictifs de roman : Angelo , Adelina White, etc,). Car c'est la liberté donnée à la parole et à l'esprit d'invention qui caractérise ce texte bien particulier : c'est le récit du romancier en train d'écrire, le récit du créateur pris dans l'instantané même de l'écriture, au moment de « cueillir » les mots et les images (de la même façon qu'il cueille ses olives).

Entre ces deux « moi » : le sujet de l'énonciation qui s'affirme dans son texte et le sujet de l'énoncé qui est donné comme fictif, il n'y a pourtant pas de distance d'ordre temporel (comme dans Jean le Bleu , Virgile ou Le Grand Théâtre ), puisque le narrateur n'évoquera pas, dans Noé , des souvenirs lointains mais parlera plutôt de lui-même, le plus souvent, au moment présent.

Cet écart que le narrateur veut établir avec cet autre soi-même est, en outre, générateur d'humour. Cet humour que l'on retrouvera tout au long de Noé , commence tout d'abord à s’exercer aux dépens de soi-même. Peut-être faut-il voir là aussi une sorte de jeu ( de cache-cache avec le lecteur) qui sera également l'une des composantes essentielles de ce roman. Ce début souligne en tout cas, de façon condensée, quelques caractéristiques de l'écriture chez Giono. Une écriture où non seulement l'auteur joue à mêler fiction et réalité mais où il cherche le plus souvent à provoquer chez le lecteur une réaction de surprise, en tenant sa curiosité constamment en éveil par des propos quelquefois inattendus. En effet, les volte-face inopinés, et le jeu d'apparition-disparition dans un clair-obscur semi-réel dans beaucoup de scènes - tragi-comiques - de ce livre, constituent le mode d'existence du narrateur dans ce texte. Bref, c'est en gros, cet aspect de l'écriture que Giono ‘nomme « Opéra bouffe »’ 186.

En outre, ce début installe une sorte de « pacte de lecture ». Mais ce pacte semble - du moins dans l'intention déclarée du narrateur - fonctionner de façon différente du ‘« pacte autobiographique »’ proposé par Philippe Lejeune187, puisque, au lieu de chercher à confirmer l'identité de ce « moi » avec son référent réel (c'est-à-dire l'auteur), le narrateur tente, au contraire, d'écarter cette identité en invitant le lecteur à tout considérer comme pure fiction.

On voit donc bien la différence qui existe entre ce début et le début de Jean le Bleu par exemple. Si dans Jean le Bleu, le narrateur tend à affirmer le caractère authentique et réel des souvenirs qu'il entend raconter et souligne l'identification du narrateur au personnage, dans Noé , en revanche, tout est remis en question dès le début, par le ton même adopté. Le narrateur se démarque du personnage dont il va raconter l'histoire comme celle d'un autre avec un regard détaché et ironique. Jean le Bleu apparaît comme une oeuvre qui construit une image mythique du « moi », Noé comme une oeuvre qui déconstruit cette même image. L'auteur y montre les mécanismes mêmes de la création et de l'imagination (et c'est peut-être une autre façon d'installer un mythe nouveau).

Nous comprenons dès lors tout l'intérêt porté, dans ce début du roman, à la question de l'énonciation. Car, ce « je » qui se donne en train d'inventer une image (« fausse ») de lui-même, renvoie, en quelque sorte, au sujet principal du livre. En effet, Noé serait surtout ce livre sur le « moi » du romancier, placé entre la réalité où le confinent les contraintes de sa vie privée et la liberté d'invention vers laquelle le pousse son imagination créatrice.

Notes
182.

Nous empruntons cette formule à Philippe Lejeune qui lui-même l'emprunte à Rimbaud. Ph. LEJEUNE, Je est un autre, Op.cit.

183.

Denis LABOURET, « Le dialogue intérieur . Sur l'invention narrative dans les Chroniqes romanesques », L'Arc, n°100, Ed. Le Jas, 1986, p.53.

184.

Ph. LEJEUNE, Je est un autre, Op. cit., p.55.

185.

Op. cit., p.39

186.

Sur cette question de l' «opéra bouffe » voir R. RICATTE, « Notice » sur le genre de la Chronique, III, 1284 et suiv.

187.

Ph. LEJEUNE, Le pacte autobiographique, Op. cit.