Pour revenir aux questions : « qui parle »? et qui « voit »? Nous dirons tout d'abord que la réponse n'est pas aussi simple. Dans ces récits, la distinction entre le sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé ne serait qu'une distinction d'ordre formel que nous, lecteurs, imposons au texte. Nous avons vu comment, en fait, le présent est souvent donné comme un moment étroitement lié au passé. Le narrateur cherche à ressusciter « en lui » le « moi » passé et tout l'univers qui lui est rattaché, c'est-à-dire non seulement les événements vécus mais aussi les images, les impressions et mêmes les « voix » des personnages - réels ou imaginaires - liés à ce passé.
Le « moi » revendiqué (dans Virgile et Le Grand Théâtre ) ou, « renié » (dans le début de Noé ) est en fait un « moi » que l'on peut qualifier de composite et de complexe, notamment lorsqu'il s'agit de la « voix ». En effet, cette « voix » du narrateur peut cacher bien d'autres « voix » secondaires dont grouille le texte. Il n'y a donc pas que le narrateur qui parle, puisque celui-ci peut céder volontiers la parole à certains personnages de la fiction, qui viennent, de cette manière, occuper le premier plan, momentanément (comme « l'oriental » dans Virgile), ou de façon plus continue (comme le père dans Le Grand Théâtre).
Nous avons vu, en outre, que le narrateur peut faire « vivre » et « parler » un personnage de diverses manières tout au long du récit. C'est le cas du poète latin qu'on voit « vivre » non seulement à l'intérieur de la partie « biographique » qui lui est consacrée, mais aussi à travers les autres parties. D'ailleurs nous pourrions, dans une certaine mesure, dire à propos de cette « biographie » de Virgile , ce que Ramon Fernandez dit, assez justement, à propos de Pour saluer Melville : « Il ne s'agit pas là d'un exercice critique ou d'une de ces exégèses commodes qui sont l'occasion, pour un lettré amateur, d'imposer silence au maître dont il parle avec l'intention déterminée de ne lui rendre la parole qu'une fois qu'il se sera "exprimé" à son aise. Giono procède autrement. »188 Dans Virgile, Giono « n'impose pas silence » non plus au poète latin, il le laisse parler à travers d'autres « voix » : celle du narrateur bien sûr mais aussi celle de l'enfant pour qui le monde revêt l'aspect d'un rêve, celle du jeune homme qui, en lisant cet auteur préféré, voit les banalités du monde se changer, autour de lui, en nouveautés fantastiques. Il y a aussi celle du rêveur, du philosophe, de l'anti-militariste qui, comme sous une impulsion secrète que leur donne le poète, revendiquent tous un monde meilleur.
Dans Le Grand Théâtre , nous avons vu que c'est la « voix » du père « prophète » qui se superpose, ou se substitue, à celle du narrateur. Dans Noé , c'est celle de tous les personnages, réels ou inventés, qui viennent se mêler à la « voix » du créateur artiste.
On peut, bien sûr, retrouver dans le même texte, mêlées selon des degrés variés, toutes ces différentes « voix » que nous avons appelées « voix du poète », « voix du prophète » et « voix du créateur ». Il y a une sorte de « convergence des voix narratives »189.
Ces « voix » multiples forment, par leurs divers entrecroisements et combinaisons dans le texte, comme une partition musicale où la « voix » du narrateur constituerait une sorte de fond et où les autres « voix » seraient des variations et des motifs.
Bref, il y a toute une polyphonie qui fait que, dans ces récits, le narrateur n'est pas celui qui monopolise la parole ou qui accapare la première place. Malgré la part autobiographique indéniable qu'ils contiennent, ces récits ne sauraient, à notre avis, se réduire à la simple expression de l'ego de l'auteur. Au contraire, l'autobiographie peut être génératrice d'autres récits - secondaires - aux formes et aux contenus divers et variés. C'est ce que nous verrons dans le chapitre suivant.
Ramon FERNANDEZ, « De Melville à Giono », in Giono, col. « Les critiques de notre temps et... », Ed. Garnier Frères, 1977, p.73. Texte initialement paru dans la N.R.F., 1 août 1941.
Jean ROUSSET, Narcisse romancier, Op. cit., p.10.