I. Pacte et projet

On a vu que dans Jean le Bleu , le pacte autobiographique (si nous considérons l'emploi du terme « souvenir » comme une forme de pacte) est contenu dans la toute première phrase. Par la suite, bien que le narrateur rappelle à maintes reprises qu'il s'agit toujours des souvenirs qu'il est en train de revivre et de raconter, le texte se démarque peu à peu de l'écriture exclusive des souvenirs. En effet, d'autres formes et d'autres modes prennent une place prépondérante : on peut noter des portraits de personnages, des récits variés et multiples...S'agit-il d'une transgression par rapport au pacte liminaire? Y a-t-il paradoxe entre l'intention réitérée de raconter des souvenirs et l'envahissement du texte par d'autres modes d'expression que celui du souvenir? La réponse est dans la conception même de l'autobiographie. En effet, pour Giono la mémoire n'est pas événementielle, elle est plutôt affective. Le texte met davantage l'accent sur l'expression multiple et variée du « moi » lyrique en soulignant surtout les sensations, les émotions et les rêveries de l'enfant-poète, montrées telles quelles : brutes, inchangées et inchangeables.

Dans Virgile , la rupture est apparemment plus marquée, comme on l'a déjà noté, aussi bien au niveau de la structure formelle de l'enchaînement des épisodes qu'au niveau du contenu thématique ou du discours. Le pacte est, pour ainsi dire, implicite, puisqu'on a vu que dans ce texte le terme « souvenir » n'est pratiquement pas mentionné. Il ne vient pas au début du texte, puisque le passage autobiographique proprement dit ne vient qu'après la « biographie » de Virgile. Disposition qui répondrait en fait à l'objectif premier de l'auteur, consistant à écrire une « préface » à l'oeuvre de Virgile qu'on lui a commandée. Admettons donc qu'il y a pacte implicite. Celui-ci vient toutefois après coup. Mais à voir de près ce texte on constate qu'en parlant de Virgile, Giono parle de lui-même. Il s'agit là encore de mettre en rapport le côté poétique chez les deux créateurs.

Le problème du pacte se poserait à peu près dans les mêmes termes pour Pour saluer Melville , écrit quelques année auparavant (et publié en 1941). La vie romancée de Melville reflète celle-là même de l'auteur. Le texte ne cesse de faire un va-et-vient entre les deux vies.

Dans Le Grand Théâtre , on peut dire que le pacte est encore implicite. Le début in m e dias res fait penser plus à un procédé romanesque qu'à une véritable autobiographie. Car c'est seulement dans la suite que le narrateur parle de la ‘« conversation »’ avec le père comme d’un souvenir de son enfance : ‘« J'avais dix ans... »’ (III, 1069).

Comme le pacte est plus ou moins implicite dans ces textes, plus ou moins clair, et surtout plus ou moins « respecté » : ne vaut-il pas mieux, peut-être, parler de projet autobiographique que de pacte chez Giono? En effet, Jean le Bleu , par exemple, rappelons-le, ne constitue primitivement qu'un épisode, une partie d'un projet plus vaste, mais qui ne sera que partiellement réalisé. Des textes courts apparaîtront épisodiquement qui peuvent être considérés en partie comme des traces concrètes de ce projet initial : comme ‘« Son dernier Visage »’ ou « La Ville des hirondelles  »191. Mais Giono n'écrira plus une autre oeuvre sur sa vie qui ait l'ampleur de Jean le Bleu. Quelques uns des titres initialement prévus par Giono pour cette grande oeuvre sur sa vie réapparaissent d'ailleurs dans Jean le Bleu même, mais comme titres à des épisodes : « Le Visage du mur » ou « Icare ». Il y a donc ici comme un éclatement du projet initial. Il y a comme deux autobiographies : l'une est écrite et l'autre, reportée, reste virtuelle, en puissance mais à un moment donné peut se réaliser. D'autre part, parmi les titres - de fictions - annoncés par l'auteur mais qui ne verront jamais le jour, on peut mentionner Les Fêtes de la mort 192.

C'est que chez Giono il y a souvent décalage entre le projet et sa réalisation concrète. Par exemple en ce qui concerne les livres qui lui ont été commandés.

On sait, en effet, qu'à différentes époques, Giono a écrit certains textes (des « préfaces » surtout) de longueurs variées et sur divers sujets pour répondre à des demandes qui lui ont été faites. On peut, à titre indicatif, en plus de Virgile et du Grand Théâtre , citer par exemple le texte des Vraies Richesses (1936) était d'abord conçu comme une « préface » à un album de photos pour un ami193. Pour Saluer Melville (1941) était primitivement conçu comme une « préface » à Moby Dick, et ce titre était d’ailleurs initialement prévu pour ce livre194. Le conte pour enfants de 1949 : Le Petit Garçon qui avait envie d'espace avait été commandé à Giono ‘par « une fabrique de chocolat suisse »’ 195. Le texte d' Une Aventure ou la Foudre et le sommet, publié initialement en 1955, était destiné à L'Ecole Estienne196. Selon Pierre Citron, certains textes de Solitude de la Pitié avaient été, aux dires mêmes de Giono, écrits sur commande197.

Bien de textes avaient donc été écrits en réponse à des commandes, et Giono, semble-t-il, appréciait même cette situation. Ecrire des « préfaces » qu'on lui demande est dans l'ordre des choses pour un écrivain de renommée comme Giono. Mais quand il s'agit de transformer la « préface » d'une oeuvre (comme dans Virgile ) ou un « essai » sur l'apocalypse (comme dans Le Grand Théâtre ) en un texte sur sa propre vie, cela devient quelque chose de peu ordinaire et suscite un intérêt et une attention bien particuliers du lecteur. En effet la part autobiographique dans ces textes a - a priori - une motivation tout à fait extérieure et ne relevant pas de celles qui habituellement fondent l'autobiographie (l'aveu, la confession, la reconstruction du « moi », la recherche d'un temps perdu, etc.). On peut dire alors que le « pacte » est à l'origine un pacte extérieur, faisant partie du « contrat » (réel) entre l'auteur et la partie qui a commandé le texte. Mais on a remarqué que le texte (Virgile, ou Le Grand Théâtre, oeuvres qui nous occupent directement ici) effectue un glissement par rapport au projet initial : l'autobiographique prend le dessus sur la « préface » ou l'« essai ». Le sujet initial est en partie relégué au deuxième plan. A la motivation extérieure et objective semble se substituer alors une motivation intérieure plus forte (par exemple les circonstances très marquantes de la deuxième guerre au moment où l'auteur écrit Virgile et le besoin sans doute de rendre un hommage vibrant à son père en écrivant Le Grand Théâtre) qui fait basculer le texte non seulement d'un sujet à un autre mais aussi d'une forme d'écriture à une autre. Dès lors, l'expression du « moi » prend toute son étendue et toute son ampleur dans le texte. Il s'agit là, à notre connaissance, de « conversions » bien particulières à Giono. « Conversions » qui répondent, d'une part à un besoin de liberté - prise par rapport à la contrainte qu'impose le projet du texte commandé - qui ne se réalise qu'en accordant une part plus grande à l'imagination et à la « composition » et en faisant éclater les frontières trop étroites et trop rigides du sujet imposé de l'extérieur. Elles répondent, d'autre part, à un besoin, lié au premier d'ailleurs, et qui est, on l'a remarqué, constant chez Giono : c'est celui de mettre en exergue des valeurs humaines incarnées par la poésie et l'univers poétique pour contrecarrer, en quelques sorte, d'autres « valeurs » liées à la guerre ou à la technologie envahissante. Dans Virgile, le poète Virgile est le double littéraire du « moi » de l'auteur. Dans Le grand Théâtre, c'est le père qui est promu au rang de poète.

On a noté par ailleurs que dans ces deux textes le passage du projet initial au projet autobiographique est presque imperceptible. Les traces du projet initial ne sont pas tout à fait effacées. Au contraire, les deux aspects sont mêlés dans des proportions variées. Puisque tout en parlant de soi-même (dans Virgile ), l'auteur parle de Virgile, de sa vie et de son oeuvre, et tout en parlant du père - ou plus exactement tout en faisant parler le père -, il parle de l'apocalypse. Au premier abord, l'entreprise de Giono peut donc apparaître comme paradoxale et incohérente, mais en réalité, malgré cet écart qu'on peut noter par rapport au projet initial, celui-ci n'est pas rejeté, il est simplement transformé.

En changeant ainsi plus ou moins le projet initial, Giono semble établir implicitement, avec lui-même et avec le lecteur, un nouveau pacte qui tient en partie compte du projet initial (et donc du contrat explicite le liant avec son éditeur ou avec la partie qui a commandé le texte), mais en réalité qui dépasse ce projet, en l'englobant. Car, par ce « pacte » nouveau, l'auteur introduit inévitablement dans l'oeuvre une autre dimension, qui n'était pas prévue au départ.

On ne peut donc parler de « pacte », tel qu'il est défini par Lejeune, c'est-à-dire régissant une fois pour toute le texte autobiographique chez Giono. Le changement ou le non aboutissement d'un projet entraîne un changement du pacte. Celui-ci peut se trouver quelquefois en opposition, ou du moins en décalage, par rapport au projet autobiographique initial.

Noé constitue, on l'a vu, un cas particulier. On a noté également que l'incipit, qui vient sur le mode parodique affirmer le statut fictif du « moi » du personnage, remet en question le pacte autobiographique lui-même. Quant au caractère rétrospectif, propre à l'autobiographie, il n'est que partiellement adopté dans ce texte, puisque par la suite le récit juxtapose et mêle le passé et le présent.

L'incipit de Noé , comme le souligne Robert Ricatte198, est conforme au thème annoncé dans l'épigraphe (L'épigraphe est un extrait de « Dieu dit », un des trois poèmes de Fra g ments d'un Déluge, publiés seulement en 1948). Cette épigraphe explicite le titre et en même temps anticipe en quelque sorte sur le contenu du livre en le condensant) : puisque, selon elle, l'arche de Noé est comme le coeur de l'homme (le créateur et l'artiste en fait) qui doit contenir ‘« toute chair de ce qui est au monde »’ (III, 609).

Ainsi, si le « pacte », au début de Noé , revêt en apparence un aspect contraire de celui du pacte autobiographique habituel, puisque l'auteur exclut tout caractère véridique du « moi », il n'en demeure pas moins qu'il installe, en réalité, une autre forme de « contrat » qui est proche du pacte autobiographique. L'auteur fait indirectement savoir (grâce à l'épigraphe surtout) qu'il parlera encore de lui-même, mais cette fois en tant que créateur. La suite du texte confirmera ce choix, sans toutefois écarter complètement le caractère autobiographique.

Le pacte chez Giono se démarque donc du pacte autobiographique traditionnel par le fait que l'auteur n’explicite pas ses motivations dans le texte même. Les déclarations d'intention viennent quelquefois a posteriori, à des époques ultérieures et relativement éloignées de la date de la publication du texte, à l'occasion des interviews et des entretiens ou dans des « préfaces ». Mais, comme on l'a déjà noté, si ces déclarations qui viennent après coup permettent d'éclairer certains points, elles relèvent cependant plus de l'interprétation que fait l'auteur dans une situation donnée (donc relevant des motivations qui se rattachent au moment de la déclaration) que des informations sur les intentions premières au moment où il écrivait le texte. Ces déclarations renseignent plus sur Giono lecteur de ses propres textes que sur la création des textes eux-mêmes.

Pour récapituler, on peut donc dire, d'abord, que chez Giono, le pacte peut - ou non - être explicite dans un texte à caractère autobiographique, mais que les motivations (de l'écriture du texte autobiographique) ne sont presque jamais exprimées. En second lieu, le pacte, s'il existe, peut ne pas être respecté tout au long du texte (à côté des souvenirs sur lesquels s'ouvre Jean le Bleu on trouve bien autre chose par la suite). En troisième lieu, on peut dire que le pacte peut être inclus dans le projet initial d'un texte et que, par conséquent, il subit un changement de même type que ce projet lui-même dans le cours de la rédaction de l’oeuvre.

L'instabilité et la variation, qui caractérisent ainsi le pacte, soulignent l'ambiguïté même de l'autobiographie chez Giono. Il y aurait, à la limite, autant d'oeuvres (écrites, modifiées, ou seulement projetées) que de pactes. De ce fait, le pacte, tel qu'il apparaît chez Giono, ne peut donc constituer un critère permettant réellement de classer tel ou tel texte dans le genre autobiographique.

Notes
191.

Sur cette question, voir R. RICATTE « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., notamment p.1191-1205, et J. et L. MIALLET, « Notice » sur Le Grand Théâtre , Op. cit., notamment p.1584.

192.

Pour de plus amples détails sur ce texte, voir R. RICATTE, « Notes sur un projet de Giono : Les Fêtes de la mort  », O.R.C., t.III, « Appendice », p.1266-1276. Les Noces, est un livre annoncé à la fin de Noé (III, 862).

193.

Voir Mireille SACOTTE, « Notice » sur Les Vraies richesses, VII, 956.

194.

Voir H. GODARD, « Notice » sur Pour saluer Melville , dans III, 1059, et « note  sur le texte », p.1120.

195.

Voir R. RICATTE, « Notice » sur Le petit garçon qui avait envie d'espace, V, 1442.

196.

Voir R. RICATTE, « Notice » sur Une aventure ou la foudre et le sommet , V, 1413.

197.

Voir P. CITRON, « Notice » sur Solitude de la pitié, Op. cit., p.1039.

198.

R. RICATTE, « Notice » sur Noé , O.R.C., t.III, p.1420.