II. C. Le « roman autobiographique »

Philippe Lejeune définit ainsi le « roman autobiographique » :

‘« J'appellerai ainsi tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a identité de l'auteur et du personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l'affirmer. Ainsi défini, le roman autobiographique englobe aussi bien des récits personnels (identité du narrateur et du personnage) que des récits "impersonnels" (personnages désignés à la troisième personne); il se définit au niveau de son contenu. A la différence de l'autobiographie, il comporte des degrés. La "ressemblance" supposée par le lecteur peut aller d'un "air de famille" flou entre le personnage et l'auteur, jusqu'à la quasi-transparence qui fait dire que c'est lui "tout craché" [...] L'autobiographie, elle, ne comporte pas de degrés : c'est tout ou rien. »202

Au premier abord, en proposant un large éventail de possibilités cette définition peut, dans une large mesure, convenir à certains textes de Giono, (allant de Jean le Bleu jusqu'à Noé en passant même par le roman Le Grand Troupeau qui est écrit à la troisième personne). C'est surtout l'accent mis sur la « ressemblance » et pas nécessairement sur l'«identité » entre le narrateur et le personnage qui permet d'inclure certains textes de Giono dans cette catégorie.

Toutefois quelques remarques, quant à la spécificité des récits de Giono, s'imposent.

La première : on a déjà noté que l'on pouvait effectivement déceler, notamment dans Jean le Bleu , Virgile et Le Grand Théâtre , une « identité » de l'auteur et du personnage. Cette identité n'est donc pas « niée » (exception faite du début de Noé ), au contraire elle est recherchée et même revendiquée dans le texte. C'est sur cette « identité » d'ailleurs que reposerait chacune de ces oeuvres, par exemple, par les renvois fréquents à des faits précis ayant marqué la vie de l'auteur et par l'évocation, de façon récurrente, de certains de ces mêmes faits dans des oeuvres différentes. L'auteur a même tendance à s'afficher, peut-être, un peu trop dans ces récits qui ne sont pourtant pas des « autobiographies » pures. Il se fait même passer pour un personnage témoin (ou même acteur) dans des histoires fictives. On peut penser, par exemple, à sa prétendue participation à l'action dans un épisode d'Enn e monde ou encore à son fameux reportage sur la réunion annuelle des bergers-poètes du plateau de Mallefougasse dans Le Serpent d'étoiles (1933), auquel correspond d'ailleurs, quelques années plus tard, ce supposé témoignage qu'il porte sur ce fameux Elzéard Bouffier de L'homme qui plantait des arbres. Ce récit totalement inventé par Giono a été, en effet, lui aussi, comme Le Serpent d'étoiles le sujet d'une méprise célèbre de la part d'un magazine américain. Toute une légende s'est créée à propos de ce court récit203. Ce genre de méprise peut souvent être provoqué par l'auteur lui-même. En effet, l'intrusion de l'auteur (ou du narrateur qui se donne pour représentant de l'auteur) accentue l'idée qu'il s'agit non d'histoires fictives mais d'histoires bien authentiques, relevant donc d'une « biographie » bien réelle.

On voit donc que Giono ne cherche pas à « nier » son identité ni à la dissimuler, mais au contraire à l'affirmer, même en ayant recours à l'affabulation et au « mensonge ». La fiction se trouve ainsi justifiée, rendue crédible et réelle par la place qu'occupe le narrateur dans / par rapport à cette fiction. Pour Giono, le problème n'est pas de traiter l'autobiographie comme un roman (ce qui est d'ailleurs vrai pour Giono et aussi commun peut-être à beaucoup d'autobiographes), mais de donner le roman comme une autobiographie en jouant à lui prêter certaines caractéristiques de ce genre.

La deuxième remarque que nous pouvons faire à propos de ces textes est que les souvenirs d'enfance sont évoqués de manière à valoriser cette période. Nous avons déjà vu que le monde de l'enfance est tellement riche et haut en couleurs qu'il n'est pas interdit d'y voir non la restitution d'un monde réel mais l'invention pure et simple d'un monde. C'est donc un univers semi-réel qui nous est donné à voir, mais à aucun moment le narrateur ne cesse de considérer cet univers comme un passé réel. Par ailleurs, chez Giono, ce passé n'est jamais raconté pour lui-même, comme un simple souvenir. Il est toujours inscrit dans une problématique plus large : dans Jean le Bleu , par exemple, il s'agit, en racontant le passé, de montrer l'initiation poétique de l'enfant; dans Virgile , l'enfance est évoquée en rapport avec des « crises » et des problèmes (passés et actuels) qui ont marqué l'auteur ainsi que son époque.

En outre, l'appellation « roman autobiographique », insisterait peut-être davantage sur l'aspect romanesque de l'oeuvre et négligerait la part de l'autobiographie : or celle-ci n'est pas absente dans le cas des oeuvres qui nous occupent. Il y a dans ces textes, comme on l'a vu, une part importante d'éléments biographiques et une part indéniable d'invention. Faut-il pour cela les considérer comme des « romans autobiographiques »? La question n'est pas si simple.

La troisième remarque est que dans certains textes le « je » (comme sujet de l'énonciation et comme instance se référant à l'auteur) ne couvre pas la totalité de l'espace textuel (comme dans Ennemonde ). Le « je » s'estompe et le discours devient « impersonnel ». Le « moi » comme personnage disparaît lui aussi de l'histoire. S'agit-il alors de « roman autobiographique »? Ou d'autobiographie qui se continue en roman?

L'inconvénient de cette appellation, qui par ailleurs peut parfaitement rendre compte de certains textes d'autres écrivains, est qu'elle ne peut pas définir la part du « roman » et la part de l' «autobiographie » dans les textes de Giono où les frontières entre les deux genres sont (volontairement) mouvantes, changeantes, voire effacées. Par ailleurs, se contenter du critère de l'«identité » (comme l'affirme Lejeune) pour faire la différence entre l'«autobiographie » et le « roman autobiographique » n'est pas vraiment pertinent, à notre avis, dans le cas des textes de Giono. On a vu, en effet, qu’il y a des degrés divers d’identité dans tous ces textes, que le nom ou le prénom de l'auteur ne permettent pourtant pas parfois de considérer l'histoire où ils apparaissent comme une histoire authentique.

Bref, ce critère n'apparaît pas comme un critère efficace lorsqu'il s'agit de classer certains textes de Giono dans la catégorie de l' « autobiographie » et d'autres dans celle du « roman autobiographique ».

Notes
202.

Ph. LEJEUNE, Le pacte autobiographique , Op. cit., p.25.

203.

S'appuyant sur l'article d'Aline GIONO (Bulletin de l'Association des Amis de J.Giono n°5), Pierre CITRON rappelle dans sa « notice » (V, 1402-1409) les circonstances de la rédaction de ce récit et les anecdotes auxquelles ce texte de Giono a donné lieu. En 1953, un magazine américain The Reader's Digest demande à Giono un texte pour sa série : « le personnage le plus inoubliable que j'ai rencontré ». Et Giono d'inventer l'histoire d'Elzéard Bouffier, personnage qu'il dit avoir connu et fréquenté. Cet homme a, des années durant, planté des milliers d'arbres et a, ainsi, pu rendre la vie à une region frappée par la sécheresse. Enquêtant sur l'authenticité de l'histoire, l'envoyé de ce magazine s'aperçoit que ce personnage n'a jamais réellement existé. Pierre Citron rapporte encore qu'en 1968, un magazine de Stuttgart, dans le cadre d'un projet de l'édition d'une biographie de personnages réels, demande à Giono des précisions sur Elzéard Bouffier ainsi qu'une photographie du personnage. Amusé, Giono envoie une photo.

Et le feuilleton continue. Marcel NEVEU qui consacre un article à ce personnage (« Le mythe d'Elzéard Bouffier », Bulletin n°37, 1992, p.101-113), ajoute encore cette anecdote : « Le 20 août 1985, une rue Elzéard Bouffier a été inaugurée à Banon. » (p.106) Cette fois personne ne se trompe sur l'origine fictive du personnage, mais « on n'arrête pas un mythe en marche », écrit P. CITRON dans sa « Notice » (V,1409).

Quelques années auparavant, un autre texte avait suscité des réactions presque analogues : Le Serpent d'éto i les. A l'époque, certains lecteurs, ayant pris l'histoire racontée dans ce roman au pied de la lettre, avaient demandé à l'auteur de les accompagner pour assister à la réunion annuelle des bergers.

Seulement si Giono s'est montré, par la suite trop sévère sur Le Serpent d'étoiles, il n'a pas eu, apparemment, la même attitude envers L'homme qui plantait des arbres.