IV. « Redites » et surplus de signification

C'est dans cette perspective qu'on pourrait peut-être s'expliquer la reprise des mêmes éléments autobiographiques chez Giono. On s'est déjà posé la question : pourquoi ces redites et ce retour parfois sur les mêmes événements? On a déjà donné quelques éléments de réponse en comparant certains faits relatés à la fois dans Virgile et dans Jean le Bleu , en mettant surtout en valeur l'idée que la reprise pouvait être éventuellement rattachée aux « crises » vécues par l'auteur au moment où il écrivait Virgile et qui lui rappelaient des « crises » passées analogues. Mais d'autres questions peuvent aussi être posées à ce sujet : y a-t-il d'autres raisons d'ordre psychologique, comme celle par exemple qui consiste à ne pas pouvoir mettre un point final à l'écriture autobiographique quitte à avoir recours à des « redites »? Continuer à parler de soi est-il au fond une façon de prouver que l'on continue à vivre et en même temps à créer, puisque l'auteur considère sa propre vie comme la source et la matière inépuisables de son écriture? Cela relève-t-il aussi du fait que l'auteur, pour reprendre les termes de Jean Amrouche, n'a pas retrouvé ‘« l'expression définitive de ce qu'on est »?’ Chercherait-il alors à dire, à chaque fois, et d'une autre façon, ce qu'il n'a pu dire dans le livre précédent? Ou tout livre déjà écrit est-il un « livre raté »? En posant ces questions à Giono, Amrouche ne pensait pas uniquement aux textes autobiographiques. Pour mettre ces questions dans leur vrai contexte, voici d'ailleurs ce passage de l'entretien :

« J.A. - Je vous avais demandé si le fait d'écrire un livre n'était pas, pour vous, une façon de vous venger du livre précédent. Est-ce que pour un écrivain, tout livre est un livre raté?
J.G. - Oui, c'est forcé! C'est absolument sûr!
J.A. - Cela provient sans doute de ceci : on souhaite, quand on écrit un livre, ou un poème, trouver l'expression définitive de ce qu'on est. En somme, tout mettre de soi et projeter toute cette réalité extrêmement confuse qui est en vous même, et en être pour ainsi dire exorcisé. » (Ent., 198)

On a déjà vu que l'autobiographie est l'étape ultime d'une série de « conversions », allant des modifications que la mémoire fait subir aux souvenirs jusqu'à celles qui sont liées au processus de l'écriture elle-même. Toutes ces opérations, renouvelées à chaque fois à l'occasion de la rédaction d'un texte, aboutissent à un résultat chaque fois différent, même s'il s'agit de récrire le même souvenir. C'est ce qui expliquerait en partie peut-être ces redites chez Giono.

D'autre part, écrire son autobiographie c'est faire le bilan de sa vie. Ce bilan vient en général chez certains à une époque tardive de leur vie. Or, on a remarqué que Giono, lui, a commencé relativement tôt à parler de lui-même et de son passé. L'autobiographie n'a plus alors ce rôle qui consiste à clore une vie. Au contraire, c'est une entreprise qui s'étale, comme on l'a vu, sur la presque totalité d'une vie. Raconter sa vie permet ainsi constamment à l'auteur de se placer à chaque fois sous un angle nouveau, différent du premier et donc plus enrichissant, même quand il s'agit de reprendre les mêmes faits biographiques. Un autre rôle se voit désormais attribué à ce genre d'écriture : celui-ci n'est plus conçu comme une forme à part mais extrêmement lié aux autres formes d'écriture chez Giono.

L'écriture autobiographique consiste donc à la fois en un processus de réduction et d'extension de la biographie. Réduction : puisque l'auteur ne raconte pas tout et revient quelquefois sur les mêmes faits, effectuant un choix, souvent lié à la situation de la rédaction (comme dans Virgile ) ou déterminé par une raison d'ordre esthétique propre à la conception même de l'oeuvre qu'il est en train d'écrire. Extension : parce que l'auteur donne toujours, et à chaque fois, une portée plus grande, du moins différente, à l'histoire de sa vie.

Par exemple dans Jean le Bleu , l'auteur passe sous silence certains épisodes de sa vie au point qu'on peut penser à une vision réductrice de cette vie, mais en même temps il donne un plus, une surcharge de significations aux détails choisis. Les événements racontés - ainsi que les personnages -, si minces et si ténus soient-ils en réalité, acquièrent dans le texte toute une dimension poétique, romanesque ou épique. On peut penser ainsi à un processus paradoxal de l'écriture : c'est une écriture d'effacement et en même temps d'amplification. Ce qui est réduit au point de vu référentiel est amplifié au point de vue poétique et romanesque.

Cependant le caractère d'amplification et donc d'enrichissement de l'écriture semble l'emporter chez Giono sur celui de la réduction et l'assèchement, qui pourraient justement découler de la simple reprise de certains faits propres à sa vie ou à sa personne.

En effet, à l'origine, il y aurait, comme le pense Gusdorf, dans toute ‘autobiographie « la présence latente d'un surplus de signification que la vie individuelle n'épuise pas complètement »’ 220. Ce « surplus de significations » et ses différentes implications au plan de l'écriture sont importants pour Giono. On a vu que les sources biographiques, servant comme point de départ à des fictions ou d'illustrations à des idées, sont remarquables chez Giono, non pas tellement par leur nombre qui est somme toute limité, mais par leurs différentes combinaisons dans les textes. Elles servent, la vie durant, et au fil des textes, à alimenter les différents écrits comme s'il était impossible d'épuiser toutes les significations qu’elles offrent à chaque fois, et encore moins de les épuiser en une seule fois. Certaines significations sont donc contenues dans les éléments biographiques eux-mêmes; d'autres viennent s'y ajouter. La vie de l'enfant, par exemple, est certes riche d'expériences affectives, mais à l'origine elle ne serait pas si exceptionnelle. Ce qui la rend exceptionnelle, littérairement parlant, ce sont toutes les significations que l'auteur ajoute, après coup, à cette vie. Résultat: Jean le Bleu , par exemple, n'est pas l'inventaire de menus faits authentiques, mais une oeuvre riche, puissante et pleine de significations. Elle dépasse le cadre de la simple exposition de la vie personnelle de l'auteur et incarne l'entreprise esthétique même de Giono : une quête de soi (par exemple en ce qui concerne les origines de la sensibilité poétique chez lui), menée à travers la quête d'une écriture adéquate. On peut dire la même chose à propos des autres oeuvres, mais surtout à propos d'une oeuvre écrite bien des années plus tard et qui s'inscrit quelque peu dans la même perspective : Noé , où le projet autobiographique est dépassé par autre chose.

Ainsi, on peut parler de deux parcours : un parcours entrepris par la mémoire pour ressusciter des détails d'une vie passée, et un parcours de l'écriture qui tend à donner à cette biographie une forme esthétique bien spécifique à Giono. L'autobiographique est une remémoration et en même temps la recherche d'une esthétique. Mémoire et écriture se combinent donc. En général, c'est le travail de la mémoire qui précède celui de l'écriture, mais parfois c'est l'écriture elle-même qui semble provoquer le souvenir chez Giono. Il ne s'agit pas, non plus, de dire seulement le souvenir et de le raconter mais aussi de le mettre en scène, de l'actualiser par différents procédés, empruntés souvent aux autres formes d'écriture. Pour que l'écriture autobiographique ne soit pas un simple curriculum vitae, l'auteur s'invente au fur et à mesure qu'il écrit. Le « moi » dans le texte est donc autant un être passé qui est ressuscité qu'un être tout inventé. Dans ces textes, l'intérêt de l'auteur semble moins porté sur la reconstitution exacte du passé que sur la valeur symbolique de chaque aspect de ce passé et sur l'avantage qu'il peut en tirer sur le plan esthétique et littéraire.

Dès lors, il semble que la réécriture du souvenir n'est pas due au fait que le texte, où est déjà apparu ce souvenir, soit un texte « raté », mais tient plutôt à la nature même de l'écriture chez Giono. Celle-ci, on l'a vu, se présente comme une « variation » au sens musical du terme, ou comme un refrain dont la répétition est un facteur d'enrichissement parce qu'elle est dépassement vers autre chose.

Le « surplus de signification », né souvent de ces « redites », se rattache à la forme et à la fonction que Giono donne à l'autobiographie. La permanence de l'écriture de soi chez Giono serait le signe d'une double quête : quête de formes et de contenus, toujours renouvelés et quête de soi, non pas tellement au plan philosophique ou existentiel, mais au plan esthétique et littéraire, liée à ce qu'il a appelée sa façon de faire le « portrait de l'artiste ».

Notes
220.

G. GUSDORF, « De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire », Op. cit., p.971.