V. « Vides » autobiographiques et style

Par essence, l'autobiographie en général ne peut être que lacunaire à cause même de l'impossibilité pour l'auteur de se souvenir de tous les détails de son passé.

Chez Giono, on peut également parler de « vides » ou de « blancs » autobiographiques. Le fait, par exemple, que Jean le Bleu est formé de chapitres comportant chacun des sous-titres, donnés respectivement aux contenus des épisodes qui le composent, souligne bien la discontinuité de l'ensemble. Il y a donc comme des intervalles séparant les faits racontés dans ces différents chapitres.

On a déjà vu que le pacte autobiographique proprement dit n'est presque jamais explicite dans les textes de Giono. Même au début de Jean le Bleu où le narrateur parle de souvenirs, le pacte n'est pas vraiment clair. Car l'intention ainsi exprimée de parler de souvenirs dans ce début du texte revêt un caractère vague et général et ne précise pas le projet de l'auteur. Les souvenirs eux-mêmes sont racontés, dans les deux premières pages, un peu de manière allégorique et métaphorique. En plus, on a vu comment le texte prend par la suite une autre tournure : celle d'un récit plus ou moins fictif. Nous sommes en effet davantage face à l'histoire romanesque de la vie de l'enfant, qui rend compte de l'univers imaginaire de ses rêveries que des événements concrets et réels de sa vie. Il en est de même pour le début de Virgile ou du Grand Théâtre . Dans tous ces textes il y a comme un « vide » inaugural, marqué notamment par l'absence de « pacte ».

La fin de chacun de ces textes est aussi marquée par un « vide ». Il y a comme une suspension de l'histoire racontée. Par exemple Jean le Bleu se termine par l’annonce de la première guerre et le départ de Jean sur le front. Le Grand Théâtre se clôt sur la parole prophétique du père avant sa mort. La guerre, elle, en dehors de quelques indications brèves (deux paragraphes), est, pour ainsi dire, presque passée sous silence. Quant à Virgile , du fait qu'il a été écrit pendant la guerre, le mot de la fin n'est pas donné : il se termine sur une note d'espoir, mêlée toutefois d'une certaine amertume.

On voit donc que le dénouement de chacun de ces trois textes est marqué par une sorte de suspension : suspension de l'histoire, comme si les événements appartenant au passé s'arrêtaient à ce point précis de la vie de l'auteur et qu'il n'y avait plus rien à raconter. Suspension aussi de la parole, comme s'il n'y avait plus rien à dire à propos de soi-même.

Les deux limites, inaugurale et finale, du texte sont donc caractérisés par des « silences »: comme il n' y a pas de « préambule » à cette autobiographie, il n' y a pas non plus d'« épilogue ».

Y a-t-il volonté délibérée de la part de Giono de ne pas aller au-delà d'une certaine limite temporelle (et événementielle) pour parler de soi et raconter la suite? Ou s'agit-il d'un « échec » de la parole autobiographique, comme on l'a déjà remarqué?

Cependant, ce qui compense peut-être cette suspension du récit autobiographie à la fin de ces textes, pourrait être le phénomène des reprises. Le récit de vie est à chaque fois interrompu pour être repris plus tard dans un autre texte. Mais on a vu que c'est une nouvelle version des mêmes faits qui réapparaît et non une véritable suite qui leur est donnée. Mais si ces reprises des mêmes faits ne sont pas tout à fait des redites, puisqu'à chaque fois, une fonction différente est donnée à ces faits (comme on l'a vu pour Jean le Bleu et Virgile ). Il n'en demeure pas moins que ces reprises ne constituent pas pour autant un dépassement des limites déjà fixées pour le récit de vie.

Pourquoi alors interrompre ainsi le récit de vie pour le reprendre plus tard? Le fait de revenir sur les mêmes faits (il est vrai que c'est à chaque fois de façon différente) traduit-il un choix de la part l'auteur? S'il y a choix, cela suppose qu'il y a d'autres faits qui sont passés volontairement passés sous silence.

On voit que l'autobiographie chez Giono - et sans doute l'autobiographie en général - ne vise pas à raconter tous les événements d’une vie et qu'il y a des zones qui restent naturellement dans l’ombre.

En outre, les silences autobiographiques concernent aussi la totalité du texte et pas seulement les deux espaces limites. Ce silence se situe d'abord au niveau temporel : il n'y a pas dans ces textes d'ordre chronologique clair. Dans Virgile , celui-ci est justement brisé par l'alternance des événements actuels (au moment de la rédaction) et des événements passés. Dans Le Grand Théâtre , le temps de l'histoire est dans l'ensemble (sauf dans les dernières pages) celui même de la narration, en l'occurrence celui du discours du père : le présent. Dans Jean le Bleu , le temps est plutôt un temps intérieur, c'est-à-dire relatif à la vision du personnage et à son parcours initiatique. Ce qui est raconté par le narrateur est donc de l'ordre de la subjectivité : il s'agit plus de rendre des sensations que de raconter des événements. C'est donc un temps où sont présents simultanément plusieurs moments liés à d'intenses émotions. Le temps du passé est raconté non comme une « durée » mais comme une suite d'« instants » séparés, dans le sens que donne Bachelard à ces deux notions221. Le passé, tel qu'il apparaît dans ces textes de Giono, serait composé de moments séparés et fragmentaires et non pas constitué comme un bloc homogène et uni.

Les vides seraient aussi liés à l'hétérogénéité des textes. On a déjà remarqué que chaque texte est composé de tableaux, de portraits, de récits, de souvenirs, etc. Et que le discours est aussi hétérogène que le contenu (le narratif côtoie l'argumentatif, l'explicatif, l'injonctif...). La présence de tous ces aspects crée des discontinuités certaines, et donc des « vides » dans le récit de vie.

Mais cela ne veut pas dire que le texte laisse vraiment percevoir des moments de « vide ». Chez Giono, le « vide » autobiographique est, pour ainsi dire, comblé ( contrairement à ce qu’on voit dans Noé ou dans certaines romans, notamment ceux d'après guerre, où le vide du récit constitue un procédé narratif important).

Parmi les procédés qui permettent de combler le vide et de donner cohérence aux textes, on peut noter l'inscription de ceux-ci dans une perspective bien déterminée, une sorte de « centre d'intérêt » ou de problématique servant d'ossature ou de cadre général au récit de vie qu'ils contiennent. Il s'agit par exemple de ce qu'on a appelé : l'initiation poétique de l'enfant dans Jean le Bleu , de l'inquiétude du narrateur vis-à-vis des problèmes de l'époque (notamment la guerre) et la recherche d'un dépassement de cette inquiétude par la poésie dans Vi r gile .

D'autre part, ce qui peut jouer aussi en faveur de la cohérence et de l'unité de l'oeuvre c'est - paradoxalement - le grand nombre de portraits et la grande variété des récits comme dans Jean le Bleu . Car tous les personnages et leur histoire contribuent à remplir le « blanc » laissé par le récit autobiographique. Ces personnages, on l'a vu, ont des liens plus ou moins importants avec la vie de l'enfant, son « éducation sentimentale » ou son initiation poétique. La vie de chacun reflète donc ou complète, par certains côtés, celle de Jean. C'est en parlant d'eux, ou en les faisant parler, que le narrateur continue, indirectement, à raconter sa propre vie. De même pour Virgile : on a vu le lien existant entre la « biographie » de Virgile et le récit de vie de l'auteur. Dans Le Grand Théâtre , les méditations du père et ses réflexions suggèrent, en définitive, les propres méditations de l'auteur sur lui-même et sur la vie.

L'autre procédé important qui permet de combler les « vides » c'est le style.

On a vu par exemple qu'au lieu de raconter certains souvenirs précis, l'auteur utilise parfois des phrases énonçant des vérités générales, qui permettent de tout dire à la fois mais qui ne révèlent pas quelque chose de bien précis. Par exemple, la phrase qui introduit le récit des souvenirs dans Virgile , grâce à la métaphore qu'elle contient, enlève au souvenir son caractère de précision et de concision et le place dans un contexte poétique général. Par l'utilisation de telles phrases, l'auteur n'insiste pas sur un souvenir particulier, saisi à un moment précis du passé, mais semble-t-il, sur l'effet produit. Le travail de l'auteur qui ‘« renvoie donc au moment de l'écriture, au moi actuel »’ 222, est donc aussi bien un travail sur le style et la forme qu'un travail de/et sur la mémoire.

Il faudrait insister, en outre, sur la variétés des styles employés dans la même oeuvre. Des styles qui sont en fait liés à la grande variété des discours. Ce qui fait que l'oeuvre ne doit pas être saisie comme un simple récit de souvenirs. Ces variétés permettent, et justifient en même temps, par exemple le glissement - presque imperceptible pour le lecteur - de la « vérité » autobiographique à l'invention romanesque. Il n'y a souvent pas de distinction entre les deux genres. On a vu comment l'image du «moi» passé peut apparaître aussi bien à travers des événements authentiques qu'à travers des situations fictives. Ce qui permet de combler l'écart entre la réalité et la fiction, c'est le style.

Mais en jouant un tel rôle, le style risque de constituer un écran qui cacherait la réalité d'autrefois et empêcherait ainsi la saisie des événements, comme le souligne Starobinski :

‘« Les critiques ont souvent considéré - indépendamment de la matérialité des faits évoqués - que la perfection du style rendait suspect le contenu du récit, et faisait écran entre la vérité du passé et le présent de la situation narrative. Toute originalité de style implique une redondance qui paraît perturber le message lui-même. »223

En fait, l'auteur se trouve devant un problème : ou il doit tout dire ou il doit opérer un choix :

‘« L'auteur de l'autobiographie se trouve donc placé devant le dilemme suivant : ou bien il embrasse la multiplicité aléatoire des événements dans sa vie avec ses détails imprévisibles et inintégrables mais il n'arrivera alors à conférer à cette multiplicité qu'une unité très approximative; ou bien il utilise des structures argumentatives ou narratives ou poétiques très fortes et il crée ainsi une très forte impression d'unité, mais dans ce cas le réel contingent des événements parcellaires lui échappe de toute part. »224

On pourrait dire que Giono, lui, a en général choisi la structure poétique (notamment dans Jean le Bleu ) pour, entre autres objectifs, contourner la fragmentation et donner une unité au récit de vie, même si c'est au prix d'une sélection des faits racontés. Mais ce choix risque de détourner le texte du projet initial : l'écriture des souvenirs.

La clarté du souvenir est donc perturbée par l'effet du style, puisque, dans ce cas, l'accent est davantage mis sur le discours que sur le contenu. L'auteur met en valeur sa perception subjective de la réalité, c'est-à-dire qu’il s'occupe plus de sa « vérité » à lui au moment de l'énonciation que de l'authenticité des faits passés ‘: « Je cherche à [...] apporter simplement la vérité, ma vérité »’, dit-il à Jean Amrouche (Ent., p.73).

Mais la « vérité » n'est-elle pas aussi celle qui n'est pas racontée, celle qui réside dans le non-dit?

Le style serait une manière aussi de cacher l'impossibilité de raconter un souvenir (de bonheur ou de malheur) trop intense, donc de suppléer à une certaine carence de la langue. C'est ce que remarque Jean-Pierre Richard à propos de Stendhal ‘: « Le bonheur se vit ou se revit, mais il ne peut se raconter : la violence même de son rapt empêche de le regarder et de le reconnaître »’ 225. Y aurait-il alors pour Giono aussi de ces moments incommunicables parce qu'indicibles?

Mais les vides autobiographiques ne sont pas perceptibles par le lecteur comme tels, d'une part parce que ces vides sont compensés par autre chose, et d'autre part parce que le lecteur ne peut en fait savoir exactement ce que l'auteur a pu omettre en évoquant son passé. ‘« Le récit veut être anamnèse, remarque Béatrice Didier, mais il est écrit pour un lecteur qui ne peut participer à cette anamnèse, parce qu'elle est irréductiblement personnelle. »’ 226 D'autre part le récit des souvenirs n'est pas soumis à un ordre chronologique clair, pour que le lecteur puisse s'apercevoir des ellipses temporelles.

Quant à Giono, il ne soulève apparemment pas ce problème des « vides » ou celui de l'impossibilité d'exprimer certaines sensations éprouvées autrefois. S'il parle de ses textes (par exemple dans ses Entretiens avec Amrouche) ou s'il revient sur certains épisodes ou sur certains personnages c'est en termes de rapport entre réalité et fiction qu'il le fait, comme pour les personnages de Jean le Bleu . Il ne parle pas non plus du problème de carence de la langue.

Il est vrai que pour Giono, si l'on prend à la lettre ce qu'il dit dans ses Entretiens avec Amrouche, il n' y a pas une seule réalité, il y a celle du passé et il y a celle qui est rattachée au moment où il écrit (Jean le Bleu , par exemple) :

‘J'ai écrit Jean le Bleu à un moment où je n'étais plus jeune, j'avais trente-sept ans. J'avais perdu la magie de mon enfance et je l'avais remplacée par des éléments de romanesque que je pouvais posséder quand j'avais trente-sept ans.  (Ent., 82)’

Si cette déclaration nous éclaire sur le changement du souvenir pour l'adulte, elle nous renseigne aussi sur le caractère commun aux deux réalités : celle de l'enfant et celle de l'adulte sont toutes les deux subjectives et ne sont pas référentielles, puisque l'une est « magique », l'autre est « romanesque ».

L'on comprend pourquoi Giono ne parle pas de « vide » dans le récit des souvenirs. Le problème des vides, même s'il existe, n'est donc pas posé par l'auteur, et n'est surtout pas une question d’oubli. Giono ne conçoit pas son écriture comme une autobiographie pure qui consisterait à rendre de façon exacte et fidèle la réalité passée, car, on le voit, cette réalité elle-même est « magique »; elle est subjective.

Les « vides » existent bel et bien chez Giono. Mais il ne sont pas propres à l'écriture autobiographique. Leur fonction s'inscrit dans un cadre général de l'écriture. Cette fonction a été définie par l'auteur dans sa fameuse « Préface aux chroniques romanesques » de 1962 où il dit notamment ‘: « Exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant l'objet, c'est le positif, ou bien en décrivant tout, sauf l'objet, et il apparaît dans ce qui manque, c'est le négatif »’ (III, 1278).

Les vides ainsi définis par Giono et qui jouent un rôle important dans les romans, permettent aussi de faire mieux apparaître le « moi » dans les textes autobiographiques. En effet, le « moi » ancien peut être saisi non seulement dans la reconstitution des actions, des paroles ou des émotions d'autrefois, mais aussi dans tout ce qui entourait ce « moi ». Il est saisi par « ricochet » dans le portrait des autres, dans les détails de leur vie et dans leur discours. C'est en mettant en valeur « l'arrière-fond » que le portrait de l'enfant peut bien apparaître.

Mais le problème chez Giono n'est plus seulement celui du non-dit de sa vie, même si le travail de l'auteur semble continuellement se rapporter à l'exploration de ce non-dit, il est aussi celui du non-dit de l'écriture en général.

Notes
221.

En effet, dans L'Intuition de l'instant, Gaston Bachelard étudie ce problème de l’«instant » et de la « durée ». Pour cela, il compare la théorie de la « durée » chez Bergson à celle de Roupnel. Selon Bachelard, Bergson pense que le temps est une durée : « la vie peut recevoir des illustrations instantanées, mais c'est vraiment la durée qui explique la vie. » (p.17) Au contraire, pour Roupnel : « Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants.[...] Le temps limité à l'instant nous isole non seulement des autres mais de nous-mêmes, puisqu'il rompt avec notre passé le plus cher. » (p.13)

C'est cette thèse qui retient l'attention de Bachelard :

«  [...] à notre avis, la position la plus claire, la plus prudente, celle qui correspond à la conscience la plus directe du temps, c'est encore la théorie roupnelienne. » (p.16)

Gaston BACHELARD, L'Intuition de l'instant, coll. « Bibliotèque Médiations », Ed. Gonthier, 1932.

222.

J. STAROBINSKI, « Le style de l'autobiographie », Op. cit., p.258.

223.

Ibid.

224.

E. PICH, L'autobiographie aujourd'hui, Positions et propositions, Op. cit. p.11.

225.

Jean-Pierre RICHARD, Stendhal, Flaubert, Seuil, 1970, p.21. Cité par Béatrice DIDIER, « Les blancs de l'autobiographie », dans Territoires de l'imaginaire, pour Jean-Pierre Richard, Textes réunis par Jean-Claude Mathieu, Seuil, 1986, p.147.

226.

B. DIDIER, Op. cit., p.148.