On a essayé tout au long de cette partie, et grâce à plusieurs « entrées »227 de comprendre l’écriture particulière de certains textes de Giono.
Au départ, nous sommes partis de l'hypothèse qu’ils s'inscrivent bien dans le genre autobiographique, étant donné que l'auteur lui-même dit chercher à écrire sa « biographie ». Mais au fur et à mesure que nous avons avancé nous nous sommes aperçus des écarts que l'écriture de Giono présente par rapport à l'autobiographie traditionnelle.
Nous avons d'abord essayé, en nous interrogeant sur les motivations de cette écriture, et en tentant de fixer des critères susceptibles de définir le corpus des textes pouvant être considérés comme autobiographiques, de voir comment s'effectue le processus de différentes « conversions » inhérentes au genre et comment s'opèrent en conséquence les modifications du « moi ».
Ensuite, et à travers l'étude de Jean le Bleu , nous avons tenté de dégager les principes fondateurs de l'écriture autobiographique chez Giono. Principes qu'on voit réapparaître dans d'autres textes, comme Virgile et Le Grand Théâtre , toutefois avec des caractères propres à chacun de ces textes.
Il nous a paru alors que la particularité de ces textes réside aussi bien dans le contenu différent que chacun d'entre eux propose, que dans le type d'énonciation qu'il met en oeuvre (essentiellement celui des rapports du « moi » de l'énonciation au « moi » de l'énoncé). A chacun de ces niveaux, nous avons essayé de souligner les différents procédés et de voir en quoi la stratégie de l'écriture se démarque de celle de l'écriture autobiographique en général.
Cet écart a été davantage mis en valeur vers la fin quand nous avons, à nouveau, et à la lumière des résultats qui se sont dégagés au fil de l'étude, confronté l'écriture de Giono aux positions théoriques générales sur l'autobiographie (surtout celles de Philippe Lejeune).
Nous nous sommes également servi des notions de « crise » et de « conversion » pour essayer de comprendre l’écriture de Giono. Ces notions, qui sont liées à l’idée de remise en question radicale de soi-même et de son écriture, ne rendent compte qu’en partie des textes dits autobiographiques. Car même s’il y a chez Giono des changements continuels dans sa manière d’écrire, il n’y a jamais remise en question en ce qui concerne les souvenirs d’enfance (même si les circonstances de l’évocation de ces souvenirs sont à chaque fois différentes, comme pour Jean le Bleu et pour Virgile ). Les changements, nombreux, concernent aussi bien les genres que la manière d’écrire. Par exemple, Giono passe au cours de sa vie par plusieurs étapes. Il commence d’abord par des poèmes en prose d’inspiration bucolique et mythologique, puis, il passe aux romans « paniques », puis aux romans qui exaltent la joie, ensuite aux essais « pacifiques », aux romans d’action épique...Après 1939, on peut surtout mentionner les « Chroniques », le « Cycle du Hussard », puis tous les textes journalistiques, etc.228
Mais la remise en cause radicale, aussi bien de son action passée (concernant par exemple le Contadour) que de son écriture (concernant Le chant du monde et Que ma Joie d e meure), c’est celle que Giono manifeste après 1945 (et qu’il exprime notamment dans ses Entretiens avec Amrouche). C’est à propos de ce revirement important , de ses causes et de ses conséquences que les notions de « crise » et de «conversion » peuvent vraiment être pertinentes.
Cela ne veut pas dire, pour autant, que nous sommes parvenus à trouver des réponses à tout. Des questions restent en effet posées. Par exemple : doit-on conclure à une écriture autobiographique homogène, bien définissable et bien cernable dans son ensemble? Ou bien se trouve-t-on plutôt face à une écriture aux multiples aspects qui apparaissent différemment dans chaque texte?
C'est plutôt ce deuxième caractère qui semble le plus marqué chez Giono. Car on a vu que chacune des oeuvres peut être considérée comme une oeuvre autonome, en ce sens qu'elle met en jeu une technique narrative particulière et propose un contenu thématique particulier; et ce contenu est loin d'être uniquement biographique. Les textes de Giono n'appartiennent donc pas tout à fait à l'autobiographie (du moins dans le sens habituel qu'on donne à ce terme). C'est ce que on a essayé de voir en décelant dans ces textes les éléments qui les rattachent à l'autobiographie ou à des modes assez proches (comme le « récit de vie », l'« autofiction » ou le « roman autobiographique ») et ceux qui s’en démarquent. Tout en ayant des liens avec l'autobiographie, les textes de Giono sont aussi une continuelle remise en question et une modification de ce genre.
D'autre part, une « autobiographie » proprement dite n'apporte, en général, qu'une seule version des faits, or nous venons de voir que ces versions sont multiples chez Giono. Mais alors si l'on considère chaque texte comme une autobiographie, comment peut-on concevoir qu'on puisse écrire des autobiographies multiples au cours de sa vie? Ceci n'est-il pas en contradiction avec le principe même du genre qui suppose que l'autobiographie est une et une seule?
C'est que, dans ces textes, Giono chercherait autre chose qu’à faire simplement son autobiographie. Il chercherait à explorer le monde du « moi », dans toute son étendue, qui dépasserait même l'autobiographie ‘: « on n'est pas, écrit-il, le témoin de son temps, on n'est que le témoin de soi-même »’ 229, mais ‘« ce monde-là, note Jacques Chabot, ne préexiste pas à sa propre invention, car il n'est pas découvert mais inventé. »’ 230
Cette vie serait donc plus inventée que réelle. Mais on peut ajouter que c'est une invention qui est toujours renouvelée : c'est pourquoi ces récits, tout en ayant un fond commun, apparaissent si différents les uns des autres.
La vie personnelle servirait donc pour Giono de matière romanesque. Mais cette matière se trouve être modelée, réinventée et donc dépassée par autre chose. Les textes de Giono débordent donc du cadre purement autobiographique. Mais si l'autobiographie (dans le sens strict que lui donne Lejeune) n'est pas le centre de l'oeuvre, le « moi », lui, est bien au centre. Mais ce « moi », à son tour reste à définir. C'est par exemple un « moi » qui tient à la fois de la réalité et de la fiction. Mais le véritable référent auquel il renvoie c'est bien un référent qui se trouve dans le texte, et qui est lui-même composite, puisqu'il constitue un point de convergence d'autres personnages. Ce « moi » varie un peu d'un texte à l'autre. Les traces de cette subjectivité sont décelables aussi bien dans les textes à la première personne que dans les textes à la troisième personne. L'autobiographie ne peut donc vraiment embrasser ni expliquer ce « moi » dans sa totalité et rendre compte de tous ses aspects, ses changements et ses avatars. Car le « moi » peut bien être ce « moi » autobiographique incontestable, comme il peut apparaître, plus ou moins, sous certains traits d'un personnage de roman, étant donné que, chez Giono, la frontière entre les deux genres est, comme on l'a vu, souvent imprécise et incertaine.
Ainsi, si la catégorie de l ’« autobiographie » ne satisfait pas tout à fait si l’on veut définir ces textes de Giono, c'est qu'à travers ceux-ci l'auteur chercherait à mettre en valeur le « moi » dans toutes ses dimensions (qui ne sont pas seulement autobiographiques) et tel qu'il l'entend en parlant du « portrait de l'artiste par lui-même ». Perspective que nous suivrons dans la troisième partie pour tenter de mieux comprendre le processus de création.
Terme que nous empruntons à Roland BARTHES, S/Z, Col. « Tel quel », Ed. Seuil, 1970, p.12.
A propos de cette évolution, voir, par exemple, P. CITRON, « Trajectoire de Giono », dans L’Arc, n° 100, Ed. Le Jas, 1986, p.3-13.
Jean GIONO, « Préface » aux Chroniques romanesques 1962 », O.R.C., t.III. p.1277.
J. CHABOT, « Eugène et Satellite », Op. cit., p.55.