Les « essais pacifistes » de Giono que nous nous proposons d’étudier dans cette partie et qui sont écrits entre 1934 et 1939 sont : Les Vraies Richesses (1936), Refus d’obéissance (1937), Le Poids du ciel (1938), Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix (1938), Précisions (1938) et Recherche de la pureté (1939). Ces essais sont, à ce jour, moins étudiés que les autres textes. Ils marquent pourtant une période importante de la vie et de l’oeuvre de l’auteur. Car ils mettent en valeur son engagement politique, et particulièrement pacifiste pendant ces années d’avant-guerre. Son hostilité à la guerre se manifeste toutefois avant 1934, d’abord dans la nouvelle « Ivan Ivanovitch Kossiakoff », écrite en 1925 et publiée dans Solitude de la pitié (1932), dans le roman Le Grand Troupeau (rédigé entre 1929 et 1931 et publié en 1931) et dans l’épisode consacré à Louis David dans Jean le Bleu (1932). En outre, ces « Essais pacifistes » mettent en valeur un aspect important de la problématique de l’écriture. Aspect très différent de celui qu’on trouve dans les textes à tendance autobiographique, que nous avons tenté d’analyser dans la première partie. Même si cette période peut être considérée comme une période de transition, au cours de laquelle la création romanesque est réduite, elle est importante parce qu’elle met en valeur un type particulier de l’écriture chez Giono. Celui-ci a certes écrit d’autres essais et d’autres textes polémiques (on a déjà vu, par exemple, la dimension polémique dans Virgile ), mais ce sont ceux qu’il a écrits entre 1935 et 1939 qui montrent particulièrement un Giono qui, soumis à la pression de l’actualité, est partagé entre l’engagement pacifiste qui le contraint à rester dans la réalité quotidienne et à produire un discours polémique et parfois pamphlétaire231 et la création romanesque qui le place toujours en écart par rapport à cette réalité. Ces différents essais mettent en valeur l’oscillation entre ces deux pôles.
Nous venons de voir que Jean le Bleu , Virgile et Le Grand Théâtre sont des textes rétrospectifs qui mettent surtout l’accent sur les souvenirs, et sur l’enfance en particulier. Dans les essais pacifistes, en revanche, on remarque qu’il y a peu d’incursion dans le passé (à l’exception notamment de certains épisodes qui évoquent les souvenirs de la guerre de 14). Car ces textes traitent des questions qui sont en rapport avec l’actualité; leur rédaction est quasi contemporaine des événements de l’époque qui précède la deuxième guerre. En outre, la tendance polémique qu’on a notée dans certains épisodes de Virgile et dans l’épisode consacré à Louis David dans Jean le Bleu, et qui demeure secondaire par rapport au récit des souvenirs, occupe désormais une place prépondérante dans ces essais. Le point commun qui existe entre les textes à tendance autobiographique et les essais c’est la place accordée au « moi ». On verra, en effet, que dans ces essais pacifistes (également écrits à la première personne), c’est encore le « moi » qui est central, même si la façon de se mettre en scène est un peu différente de celle qu’on a vue dans les textes antérieurement étudiés.
On a déjà relevé dans Virgile la position de l’auteur face à la guerre. Mais cette position n’y est pas exprimée de façon aussi franche et aussi catégorique que dans les essais écrits quelques années plus tôt. Dans ce texte, écrit en pleine guerre, la position pacifiste de l’auteur s’inscrit, comme on l’a vu, dans un récit de souvenirs. La polémique sur la guerre trouve sa place dans le cadre du débat général sur des questions diverses : modernisme, littérature, etc. Car au moment où il écrivait Virgile, les jeux sont déjà faits, il avait perdu la partie dans sa lutte pour éviter le conflit mondial, et il ne lui restait que l’espoir de voir revenir la paix232. Dans les années trente, en revanche il s’agit, pour Giono, de tenter d’éviter la guerre par tous les moyens, et son écriture reflète une attitude caractérisée par un sentiment qui oscille entre l’espoir et le désespoir233.
Si certaines idées contenues dans ces essais peuvent paraître aujourd’hui anachroniques et dépassées, d’autres, en revanche, demeurent toujours actuelles parce qu’elles ont une portée humaine et universelle. La polémique dans ces essais peut quelquefois souffrir aussi d’une « faiblesse argumentative »234.
L’engagement de Giono a commencé dès 1934. La publication de Que ma joie demeure a eu un retentissement considérable auprès des jeunes à cause des idées que ce roman exprime. Ensuite, Les Vraies Richesses réaffirment l’idéal d’une communauté rurale autarcique et contiennent un appel à la révolte contre la société industrielle moderne qui est en train d’établir les « fausses richesses ». D’autre part, en 1935, a eu lieu autour de Giono la création du Contadour, rassemblement qui ne cessera, durant ces années, d’être un moyen pour les participants d’exprimer leur antifascisme et leur pacifisme.
Le pacifisme intransigeant et le refus de tout compromis politique va consacrer la rupture de Giono avec les communistes. Cette position va se marquer notamment par la publication de Refus d’Obéissance. Dans Le poids du ciel, sa position devient plus claire : il récuse aussi bien le capitalisme que le communisme. Il est à la fois antifasciste et pacifiste. Par la suite, Lettres aux paysans et Précisions , constitueront ce qu’il appellera les « Messages ». Ce sont deux textes différents des essais précédents aussi bien de point de vue de la forme que celui du contenu. En 1938, Giono abandonne aussi l’idée d’une révolte paysanne à laquelle, pendant trois ans, il a réellement cru. Il entre alors dans une période de scepticisme quant à l’idée de pouvoir éviter la guerre. Dans Recherche de la pur e té , tout en continuant à maintenir sa position, il exprime la solitude du pacifiste.
Nous nous proposons d’abord d’étudier l’action de Giono pendant ces années qui précèdent la guerre. Action qui n’est pas sans rapport avec l’écriture (celle-ci étant pour lui une manière d’agir). Cette action prend la forme d’actes concrets ( que Giono a faits ou qu’il a simplement projeté de faire), de témoignages, de « messages » qu’il a voulu écrire pour certaines catégories sociales. Ce sont les formes que prend l’engagement pacifiste intégral qu’il ne cesse de réitérer depuis Refus d’Obéissance jusqu’à Recherche de la pureté . Nous dégagerons les principes fondamentaux de cet engagement pacifiste à travers tous ces essais. Pour cela nous tenterons d’inscrire cette action dans son contexte historique, politique et idéologique, en mettant notamment en valeur les rapports de la position pacifiste spécifique de Giono avec celles des intellectuels de l’époque, et en dégageant les principes d’une éthique que celui-ci ne cesse de donner à son engagement.
En deuxième lieu, la réflexion va porter sur la « subjectivation » des problèmes par Giono; autrement dit sur le rapport de Giono aux événements historiques : sa façon de voir ces événements et sa façon de les écrire. A cet effet, nous nous interrogerons, à travers l’analyse de Recherche de la pureté , notamment, sur le rapport entre les souvenirs personnels de 1917 et la situation de 1938, et nous tenterons de voir comment Giono en arrive même à imaginer une suite et une issue particulières aux événements du récit de la révolte paysanne des Vraies Richesses . C’est dans ce même ordre d’idées qu’on peut parler de l’importance qu’il accorde au rôle que les paysans doivent jouer pour éviter la guerre (dans Lettre aux paysans 235 surtout).
Nous nous attacherons ensuite à étudier la dimension esthétique dans ces essais. Qu’il s’agisse par exemple des Vraies Richesses , du Poids du ciel ou même de Refus d’Obéissance, la dimension romanesque et poétique est aussi - sinon plus - importante que la dimension polémique. Tout en ayant un substrat idéologique, ces textes, mettent en effet en valeur, par des stratégies diverses et variées, une écriture qui s’apparente beaucoup plus à l’écriture du roman qu’à celle de l’essai. En abandonnant momentanément le roman pour l’essai pendant cette période, Giono n’abandonne pas, en fait, tout à fait son rôle de romancier236. Dans ses essais, Giono est aussi romancier et poète237.
Ce qui nous intéresse particulièrement c’est comment Giono articule l’éthique et l’esthétique. Nous tenterons en effet de montrer, dans ce dernier chapitre, comment tous ces textes mettent en valeur la problématique du « sujet » face à la guerre. Car, au-delà des positions que l’auteur exprime dans ces textes, et en partie à travers elles, il y a des images, différentes mais qui apparaissent en même temps, que l’auteur donne de lui-même. On a, par exemple l’image d’un Giono polémiste qui met en valeur, par un discours approprié, ses positions pacifistes (à des degrés divers et variés dans les différents textes). On a aussi l’image d’un homme qui, ayant le soutien des masses, engage avec elles sa lutte pacifiste. C’est de là peut-être que naît le projet d’une société paysanne autarcique (dans Les Vraies Richesses et dans Lettre aux paysans). Il y a également celle du poète-visionnaire, qui dans la recherche d’un moyen pour éviter la guerre, et comme pour détourner le cours des événements, en arrive à inventer des situations extrêmes (comme la révolte des paysans sur laquelle il n’a pas seulement projeté d’écrire un livre, Fêtes de la mort , mais à laquelle il a aussi consacré une partie des Vraies Richesses). Chez Giono, l’engagement n’est pas un engagement isolé. Il s’inscrit dans celui des intellectuels de l’époque. Il est en général concret et réel. Cependant, il lui arrive quelquefois de donner à son rôle une dimension invraisemblable (comme son projet de rencontrer Hitler et de discuter avec lui des problèmes de la paix en Europe). En effet, entre l’engagement de l’homme et le rôle du créateur ( qui consiste principalement à transformer et à (dé)former le réel), il y a souvent confusion. L’auteur crée une autre réalité à côté de celle qui existe. C’est ce qui apparaît par exemple à travers Les Vraies Richesses, Lettre aux paysans et Le Poids du ciel . S’agit-il d’une surestimation des capacités du « sujet » à faire face aux données du réel? Ou s’agit-il de l’impossibilité de distinguer le sujet de l’action (vivant dans une situation politique et historique concrète) du sujet créateur et romancier? Il y a, dans ces essais, l’expression de deux tendances opposées mais conjointes : d’une part l’engagement intransigeant contre la guerre et la participation au combat par la parole-action, et d’autre part la tentation de s’évader, comme Icare, dans les hauteurs de la création (tentation mise en valeur, par exemple, par l’opposition montagne / vallée dans Le Poids du ciel).
Mais la problématique de l’écriture particulière des essais reste l’une des plus importantes. En effet, la question est de savoir comment l’auteur peut concilier une position éthico-esthétique qui relève d’un problème où la notion de sujet est essentielle avec un mode d’expression qui change presque dans chaque essai, et qui parfois relève de l’écriture journalistique, comme dans les « Messages ».
Ce sont ces différents problèmes que soulèvent les « Essais pacifistes » que nous tenterons d’examiner dans cette partie. Au cours de cette étude, on sera amené, quelquefois, à se référer au Journal . Celui-ci permettra non seulement de compléter ou d’éclairer certains passages des essais, mais aussi d’expliquer certaines positions de l’auteur. Doit-on pour autant y retrouver la « vérité » sur certaines positions qui peuvent parfois apparaître comme contradictoires ou confuses? Certes, ce que Giono écrit dans son Journal peut aider à comprendre mais, disons-le tout de suite, il peut aussi induire en erreur, car, là aussi, il arrive à l’auteur d’exprimer des sentiments face aux différents problèmes plutôt que d’éclairer objectivement une situation.
Sur cette question, voir Denis LABOURET, « L’écriture polémique de Giono », dans Giono L’Enchanteur (Colloque international de Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2, 3 et 4 octobre 1995, sous la direction de Mireille Sacotte), Ed. Bernard Grasset, 1996, p.20-33.
Dans le Journal de L’Occupation (écrit en 1943 et en 1944), on remarque que Giono est, en général, plus préoccupé par les menaces des attentats et par le sort de ceux qu’il cache ou protège que par la guerre elle-même. Il y a relativement peu de passages qui expriment ses positions et ses idées d’avant guerre.
Sur cette question, voir P. CITRON « Espoir et désespoir chez Giono pacifiste, de 1934 à 1939 », Bulletin n°24, 1985, p.71-75.
D. LABOURET, « L’écriture polémique de Giono », Op. cit., p.20.
Nous abrégeons désormais ce titre.
Rappelons que durant cette période Giono ne publie qu’un seul roman : Batailles dans la montagne (1937).
Voir l’article de P. CITRON « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque. Sur Giono de 1934 à 1939 », dans Jean Giono, Imaginaire et écriture, Actes du colloque de Talloires (4, 5 et 6 juin 1984), Edisud, 1985.