I. B. Giono et les autres intellectuels

Giono n’était pas seul, ni dans l’engagement pacifiste ni dans l’action entreprise contre le fascisme. Il fait partie de tout un mouvement des intellectuels français de gauche comme de droite. Ce sont des écrivains et des journalistes comme Gide, Alain, Aragon, Malraux, Poulaille, Paulhan, Guéhenno et d’autres. Giono entretient avec certains des rapports d’amitié (comme Gide). Mais avec d’autres, qu’il n’a jamais rencontrés ou qu’il a rencontrés une seule fois, il partage certaines idées. Il a des affinités avec les uns, et des rapports de tension avec d’autres.

Avec Gide, l’amitié remonte à l’époque de la publication de Colline . Celui-ci a beaucoup admiré ce roman. Bien que Giono ne montre pas beaucoup d’intérêt pour les oeuvres de ce dernier239, il devient vite son ami. Gide lui rend souvent des visites à Manosque et interviendra en sa faveur, notamment pendant son incarcération. Pendant les années qui précèdent la guerre, ils cosignent certains manifestes. Quand Gide rentre de son voyage en U.R.S.S. et qu’il exprime sa déception dans Retour de l’U.R.S.S. (1936), Giono défend son ami contre les critiques qui lui ont été adressées. Même si, à la veille de la guerre, Gide refuse avec Alain de signer un manifeste écrit au nom de Giono par Hélène Laguerre, dans lequel il y a appel à un désarmement de la France, l’amitié entre les deux hommes n’ a pas été ébranlée.

Avec Aragon, les choses sont différentes. S’il a été, vers 1933-1935, très proche de Giono, c’est parce que celui-ci était un sympathisant du parti communiste. Après quoi une rupture est intervenue entre les deux hommes. Tout commence quand, le 2 juillet 1934, Aragon publie dans L’Humanité un article élogieux sur Le Chant du monde 240, où il parle notamment de Giono « lisant Lénine » aux paysans241. C’est à lui, en tant qu’animateur de l’AEAR, que Giono envoie sa lettre d’adhésion à cette association. Cette lettre est publiée par Commune en février 1934. Aragon attache beaucoup d’importance à l’activité de Giono. Il écrit dans ce même article :  ‘« Il faut que Giono, de l’AEAR, comprenne que nous attendons de lui de grandes choses, dans la période où s’ouvre pour les paysans et les ouvriers de France la question de la prise du pouvoir »’. D’après Citron, Giono a un peu modifié la rédaction de Que ma joie demeure , en donnant plus de consistance au personnage du fermier de Mme Hélène, de conviction communiste, pour délivrer le message qu’attend Aragon de lui242. En effet, à la publication de ce roman, il reçoit une lettre enthousiaste d’Aragon. Sous l’influence de ce dernier, Giono en vient également à utiliser un vocabulaire marxiste dans « Je ne peux oublier », publié dans Europe en juillet 1934, avant d’être inséré dans Refus d’Obéissance en 1937. Le 16 juin 1935, Aragon adresse un télégramme à Giono, signé également de Gide et de Malraux pour l’inviter au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui va se tenir à Paris du 22 au 24 juin. Mais Giono ne s’y rend pas. Il lui écrit aussi, en juillet 1935, pour lui demander un article pour la Pr a vda du 1er août (anniversaire de la guerre de 14). Il lui écrit vers le 20 septembre pour l’assurer de son amitié d’une part mais d’autre part pour protester contre l’expression ‘« au-delà du communisme »’ 243, que Giono a employée dans une lettre à Poulaille, publiée en septembre 1935. Dans cette lettre, en effet Giono s’en prend aux communistes et veut qu’on fasse davantage pour la paix. Aragon prend cette phrase comme une déclaration d’hostilité envers le parti, devient méfiant à son égard. Mais en octobre 1935, à la demande de Gide et d’Aragon, Giono signe un manifeste contre la guerre de conquête de l’Italie en Abyssinie. Après la rupture totale avec les communistes, il deviendra une cible des attaques violentes d’Aragon.

Avec Alain, Giono a des rapports cordiaux et respectueux. Pendant ces années d’avant-guerre ils ont souvent coordonné leur action. Par exemple, le 11 septembre 1938, ils signent, avec Victor Margueritte, un télégramme adressé à Daladier, Bonnet et Chamberlain. Le 26 septembre, ils signent également, avec plusieurs dirigeants syndicalistes et quelques pacifistes, une pétition contre la guerre. Celle-ci émane du Syndicat national des instituteurs et institutrices publics et du Syndicat national des agents des P.T.T., qui sera signée par 84 000 personnes, dont Jean Guéhenno, Romain Rolland et bien d’autres personnalités.

Avec Malraux, les rapports ne sont pas aussi étroits. Giono rencontre celui-ci en 1935 à Paris, lors d’un déjeuner au restaurant, en compagnie de Gide et de Drieu la Rochelle. Giono parle de lui quelquefois. Par exemple, le 9 février 1938, il décèle dans son roman Batailles dans la montagne ainsi que dans à L’Espoir de Malraux et dans Marseillaise de Jean Renoir un côté épique : ‘« On parle de plus en plus épopée, épique on essaye de plus en plus de faire épique, cinéma, littérature (Jean Renoir, Marseillaise - Malraux, L’Espoir) »’ (VIII, 233). En outre, à plusieurs reprises, Giono parle de « condition humaine », mais en donnant à l’expression un sens différent de celui de Malraux. Il y a certes des points communs entre les deux hommes, mais leurs engagements sont très différents. C’est notamment à propos de la guerre d’Espagne que leurs vues sont divergentes. Alors que Giono est contre toutes les guerres, Malraux participe à la guerre d’Espagne et par la suite à la Résistance.

Certains éléments rapprochent Giono de Céline. Ils ont à peu près le même âge et ont participé à la première guerre mondiale. Céline a vécu de près l’évolution des événements d’avant-guerre puisqu’il a travaillé comme médecin pour la S.D.N. Voyage au bout de la nuit (1932) contient toute une partie consacrée à la guerre. Ce qui le rapproche des préoccupations de Giono. Mais il y a des différences entre les deux hommes. Céline aura une position antisémite (Bagatelles pour un massacre (1937) ), tandis que Giono cachera des Juifs chez lui pendant la guerre. En plus Céline a collaboré et a connu l’exil et la prison. Mais les communistes les prennent tous les deux pour cible. Leurs noms sont associés dans un article de Claude Morgan, publié dans Les Volontaires de juin 1939, intitulé «Céline et Giono, partisans de la mort ». Tous les deux seront après la guerre inscrits sur la liste noire du Comité national des écrivains avec Brasillach, Châteaubriant, Chardonne, Drieu la Rochelle, Jouhandeau, Maurras, Montherlant, Morand, A. Petitjean et A. Thérive.

Selon P. Citron, Giono a, semble-t-il, lu quelques livres de Céline244, même s’il ne l’a pas personnellement connu. En 1953, à la demande de Marcel Aymé, il fera tout pour aider cet écrivain en situation matérielle et morale difficile.

Ainsi, dans les textes de Giono de cette époque et dans ses positions, on peut déceler des échos des positions et des idées d’autres écrivains. Nous avons tenté ici d’en relever quelques uns. Un rapprochement, enfin, avec Jean Giraudoux est nécessaire. Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), les apologistes de la guerre l’emportent finalement sur ceux qui cherchent la paix. Ce thème s’inscrit parfaitement dans les préoccupations de Giono à cette époque. Il est maintes fois exprimé dans ses essais. On verra plus loin qu’il parle par exemple des « vieillards » et surtout des « poètes » (Demokos chez Giraudoux) qui cherchent par leurs discours exaltés à faire valoir les vertus de la guerre.

Notes
239.

Il le dit à Jean CARRIERE en 1965, dans Jean Giono, qui suis-je?, La Manufacture, Lyon, 1985, p.133-137.

240.

Voir extrait de cet article dans Giono 1895-1970 de P. CITRON, Op. cit., p. 216-217.

241.

Op. cit., p. 217.

242.

Op. cit., p. 218.

243.

Voir cette lettre d’Aragon dans Journal , VIII, 56-58.

244.

En outre, selon Maurice CHEVALY, Céline figure parmi les auteurs les plus appréciés de Giono, Giono à Manosque, Les temps Parallèles, 1986, p207.