L’engagement de Giono peut être examiné en rapport avec la pensée anarchiste de l’époque.
D’après lui, c’est son père qui lui a inculqué l’amour de la liberté et de la justice. Ce père, il le présente à R. Ricatte comme un anarchiste : ‘« J’en ai discuté quelquefois avec Guéhenno [...]. Alors que le père de Guéhenno était un syndicaliste, mon père n’a jamais voulu faire partie d’un parti ou d’un syndicat, mais c’était un anarchiste pur.»’ Et comme un dreyfusard : ‘« Il y a eu l’affaire Dreyfus [...]. Mon père a été abonné à L’Aurore, il gardait les numéros, il les reliait avec de la laine et il les cousait [...]. Par conséquent il y avait, surtout, qui venaient, des dreyfusards »’ 246.
Dans Jean le Bleu , le père reçoit des exilés et des fugitifs. L’un d’eux, qu’il accueille chez lui pendant des jours, est présenté comme un « anarchiste », dans le chapitre III, qui est justement intitulé « L’Anarchiste » ( II, 25-33). L’enfant écoute la conversation de son père avec cet homme et entend parler de Bakounine, de Jean Grave, de Laurent Taillade, de Proudhon et de Blanqui (II, 28-29). La sympathie du père envers cet « anarchiste » est exprimée notamment dans cette phrase : ‘« Non, disait mon père, tu n’as pas l’esprit révolutionnaire, tu as l’esprit de justice, voilà tout »’ (II, 28).
R. Ricatte note que l’affaire Vanzetti, qui a éclaté en 1927 en Amérique, aurait pu avoir une influence sur Giono et sur l’image du père anarchiste dans Jean le Bleu . Cet homme, d’origine italienne, a été jugé, condamné et exécuté avec son ami Nicolas Sacco (cordonnier comme le père de Giono). ‘« Ce souvenir politique tout proche a pu encourager Giono à accentuer, s’il en était besoin, l’anarchisme paternel »’ 247. Toutefois, l’image qu’il donne de son père anarchiste dans Jean le Bleu est, selon R. Ricatte, quelque peu inventée : Giono a ‘« transféré à son père une partie de sa culture à lui »’ 248, mais elle n’est pas tout à fait dépourvue de vérité.
On peut dire que Giono a hérité de ce père « anarchiste » le sens de la liberté et de la justice. Mais à part le culte qu’il voue à ce père, il ne manifeste pas vraiment d’idées anarchistes, ni ne se réclame de la pensée anarchiste. C’est le pacifisme qui l’intéresse en premier lieu, même si le pacifisme est ‘« l’une des données de la théorie anarchiste »’ 249. M. Ragon pense que la rencontre entre Giono et deux anarchistes, Henry Poulaille et Louis Lecoin, a marqué ses idées. Le premier, qui est employé au service de presse chez Grasset, et qui est un autodidacte, devient un de ses amis parisiens. Giono va (avec Lucien Jacques) devenir membre du comité de la revue de Poulaille, Nouvel âge, fondé en 1931. Le premier numéro s’ouvre sur un texte de lui : « Seigneur, je suis nu ». Selon M. Ragon, Giono participe, en outre, par le biais de cette revue, ‘« aux débuts du Groupe de Littérature prolétarienne dont la plupart des adhérents sont plus ou moins liés au mouvement anarchiste »’.
Le pacifisme de Giono, comme celui de Poulaille, de Céline, des surréalistes et des dadaïstes est né des horreurs de la guerre de 14-18. Comme certains d’entre eux, c’est un ancien combattant de cette guerre qui décide de lutter pour que ces horreurs ne se reproduisent pas. Malgré l’appui de ses amis, Contadouriens notamment, Giono devient, après la publication de Refus d’Obéissance en 1938, la cible à la fois des intellectuels de droite et des intellectuels de gauche qui lui reprochent son pacifisme démobilisateur face à la menace hitlérienne. Il est un peu isolé comme son ami Poulaille et comme les anarchistes qui refusent eux aussi toute guerre. Mais il reste en dehors de tous les partis. Par ailleurs, on peut rapprocher le titre de cet essai avec l’un des plus célèbres manifestes anarchistes : Désobéissance civile (1848) de l’Américain H.D. Thoreau250, mais Giono ne s’y réfère pas. En dehors des noms cités dans Jean le Bleu , il ne se réfère d’ailleurs à aucun autre théoricien.
Mais ses positions pacifistes sont sans doute plus ou moins influencées par certaines doctrines. On ne peut pas ne pas penser, par exemple, à Ghandi dont la lutte pacifiste et contre la violence avait des retentissements considérables à l’époque.
Selon M. Ragon, l’autre anarchiste auquel Giono restera lié est Louis Lecoin. Au déclenchement de la guerre, celui-ci écrit un manifeste, Paix immédiate, qu’il apporte au Contadour pour le faire signer par Giono. Ce dernier ne s’y trouve pas, c’est son ami Lucien Jacques qui le signe en son nom. En 1957, il se rendra encore à Manosque pour demander à Giono de participer à sa campagne en faveur des objecteurs de conscience.
Après la guerre, Giono ne renonce pas tout à fait à son pacifisme. En 1957, il adhère, aux côtés de Camus, d’André Breton, de Lanza del Vasto et de l’Abbé Pierre au « Comité de secours » en faveur des réfractaires au service militaire.
Le pacifisme intégral reste donc la forme essentielle de son engagement. L’amour de la vie est au centre de ce pacifisme. Dans Jean le Bleu , il écrit à propos de son ami Louis David : ‘« Il n’ ya pas de gloire à être Français. Il n’y a qu’une seule gloire : c’est être vivant»’ (II, 180).
Nous nous appuyons, pour cette question, essentiellement sur l’article de Michel RAGON « Giono anarchiste? » dans Magazine littéraire (numéro consacré à Giono), n° 329, février 1995, p.45-46.
Rapporté par R. RICATTE dans sa « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., II, 1227.
R. RICATTE, Op. cit., II, 1228, note n°2.
Op. cit.
M. RAGON, Op. cit., p.45.
C’est le livre de chevet de Ghandi. Voir M. RAGON, Op. cit., p. 46.