II. C. « Messages » et message

L’engagement de Giono se traduit aussi par ses écrits, plus particulièrement, par ce qu’il appelle des « Messages ». Ce terme que Giono emploie assez souvent dans son Journal désigne chez lui un ensemble de textes qu’il a écrits ou qu’il a simplement projeté d’écrire. ‘« Il s’agissait de textes polémiques et même provocants, mais touchant en même temps à des problèmes de fond qui étaient au coeur des préoccupations de l’écrivain. Il n’est pas impossible que leur lointain modèle ait été les Provinciales de Pascal. »’ 272 Car, à la fin, il y a, selon P. Citron, deux « Messages » seulement qui seront publiés en 1938 : Lettre aux pa y sans sur la pauvreté et la paix et Précisions .273

En effet, depuis 1935 il n’a pas cessé de parler ça et là, dans son Journal notamment, de son intention d’écrire ces « Messages »274. Les titres qu’il mentionne ainsi que le nombre de ces « messages » changent un peu à chaque fois. C’est dans sa lettre à Andrée Viollis (journaliste à Vendredi), datée du 3 juillet 1937, qu’il en donne la liste la plus complète ( c’est Giono qui souligne) :

‘« [...] Je suis en train d’écrire des Messages qui comprennent une lettre aux paysans sur la pauvreté - lettre aux puissants sur la révolte - lettre aux soldats sur l’esprit de paix - lettre aux artistes sur le sentiment de mission - aux riches sur la vulgarité - aux militants sur la responsabilité - aux ouvriers sur la vie - aux jeunes hommes sur l’escroquerie du héros . » (VIII, 211)’

Dans son Journal , en date du 8 mars, il écrit en effet un texte qu’il intitule « Lettre aux pui s sants » :

‘« Lettre aux puissants - Votre puissance, qui, il faut bien le dire, n’est pas immense - ni éternelle, et qui vous dévore encore plus qu’elle ne nous dévore. Que vous soyez Mussolini nu torse ou dans la neige ou Staline caché derrière sa moustache et sa vareuse ou Hitler entouré de flambeaux. Car vous avez entrepris des tâches inhumaines. La première révolte contre vous vient de vous-même. Votre corps se révolte contre vous. Vous disparaissez jour après jour dans la gueule de votre puissance. Et votre désir de cruauté n’est plus que l’hystérie de votre faiblesse. La fatigue de vos nerfs, ce vieillissement prématuré que vous sentez en vous. C’est inhumain de vouloir diriger et dominer tant d’hommes. C’est inhumain et inutile. Vous n’êtes rien. Vous l’oubliez. Vous payez durement votre oubli dans votre chair. Vous vieillissez. On vous voit vieillir avec des temps qui pour vous se décuplent. Dans les minutes où il nous reste du temps, vous n’avez plus que du tremblement. Ebranlés par le cataclysme personnel de votre puissance; quand nous vous revoyons, nous disons, comme il a vieilli. Dans la justice magnifique du monde, la mort vous cherche au milieu de nous comme un épi particulier. Au milieu de nous qu’elle abandonne à notre sort, elle s’occupe de vous et son approche vous flétrit de minute en minute. » (VIII, 176-177)’

Ce texte est trop court, pour être, semble-t-il, publié. Mais il constitue un véritable « Message ». Le ton prophétique que l’auteur y adopte, en prédisant la déchéance et la mort à ces dictateurs, est celui qu’on retrouve dans différents textes de cette période. D’ailleurs la non publication de ce texte sera un peu compensée par celle, en 1938, du Poids du ciel et de Précisions où il sera encore question de ces « puissants ».

Dans une lettre à Louis Brun (directeur littéraire des éditions Grasset), datée du 20 avril 1938, il revient encore sur cette liste de « messages » et en retranche trois. Il indique l’importance de ces textes pour lui. Il en précise même le nombre de pages ainsi que leur périodicité :

‘Je veux continuer à dire ce que je pense. Et je veux le dire intégralement sous ma propre et entière responsabilité. Je veux écrire d’abord une Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, une Lettre aux militants sur la responsabilité, une Lettre aux soldats sur l’inutilité de la force, une Lettre aux puissants sur la révolte et une Lettre aux jeunes hommes sur l’escroquerie du héros. Chacune de ces lettres aura environ 36 pages. Il en paraîtra une tous les trois mois environ, sans régularité précise. Chaque fois que les événements exigeront que je prenne position, je prendrai position par rapport à eux en toute liberté; par des notes supplémentaires sans limitation de périodicité et de nombre de pages. Je serai chaque fois seul engagé mais entièrement engagé. La série serait intitulée : Vivre libre. Je voudrais que ces textes soient publiés en petit format de poche très simplement et qu’ils soient vendus le meilleur marché possible. Je voudrais que tu puisses prévoir des abonnements à la série complète pour que les abonnés aient encore un prix inférieur. Je me suis déjà personnellement occupé de la diffusion à l’étranger et me suis assuré de la traduction de ces textes et de leur édition parallèle à l’édition française en Allemagne, Italie, Angleterre, Amérique, Norvège, Suède, Hollande, Tchécoslovaquie, Pologne, Suisse et Brésil. Veux-tu m’aider? Si tu acceptes, annonce dès à présent les prix et les conditions d’abonnement. Je te donnerai mon premier texte en juin. Il paraîtra en juillet. (VIII, 240-241)’

Cette lettre souligne l’importance que Giono accorde à ces « messages ». Mais on remarque que d’une part, il dit qu’il s’agit de textes qui sont liés à l’actualité et qu’ils seront écrits au gré des événements, et d’autre part, il précise dans les titres mêmes qu’il prévoit à ces messages, leurs destinataires respectifs. Il y a là une certaine contradiction, à moins qu’il s’agisse d’autres textes qu’il envisage d’écrire mais qu’il ne mentionne pas dans cette liste. Cette lettre montre aussi l’intérêt particulier qu’il attache à la vente et à la diffusion de ces textes. Ceux-ci doivent être lus par le plus grand nombre de lecteurs275, et en particulier par ceux à qui il les destine en premier lieu (les paysans, les militants, les puissants, les jeunes). La publication en petit format de Lettre aux paysans en décembre 1938 (et qui porte le surtitre : Vivre libre I) confirme l’intention ici exprimée. Mais lorsque Giono parle de traductions et de diffusion à l’échelle internationale, il attribue sans doute une importance exagérée à des textes qui ne sont encore qu’à l’état de projet.

D’autres textes qui portent le titre de « Message » s'ajoutent à la liste que donne l'auteur. Par exemple : « Message au congrès mondial de la jeunesse pour la paix, 1 er mars 1936 », « Message de paix »276. Pierre Citron cite un autre « Message » écrit le 26 août 1939 juste après la signature du « pacte germano-soviétique » et le début de la mobilisation. Giono y dénonce la guerre qui se précise de plus en plus et demande qu’on traite avec l’Allemagne, puis, il le termine ainsi :

« [...] Ils vous obligent à mourir parce que votre mort les sert. Ils vous obligent à la honte de tuer parce que votre déchéance, votre esclavage, votre misère les servent.
« Pour moi, mon compte est fait : je ne me salirai pas dans cette lâcheté. »277

Dans son Journal , il y a d’autres évocations de ces « Messages ». Par exemple, le 2 janvier 1936, il dit son intention de changer le titre des Vraies richesses en celui de Résurre c tion du pain pour que ce texte ait ‘« sa véritable figure de message qu’[il] voulai[t] lui donner. » ’(VIII, 93). Dans une lettre à Guéhenno, datée du 10 juillet 1937, Giono parle d’un livre de « messages » qu’il est en train d’écrire278 :

‘« [...] J’ai beaucoup à dire à mes lecteurs, et je suis en train d’écrire un livre de « Messages » qui touche vraiment mon coeur. On ne peut pas actuellement perdre son temps à faire autre chose qu’à démolir le mal, quand on a quelque qualité. Et je m’en reconnais de grandes dans cette aventure. » (VIII, 213)’

Giono n’a donc cessé de penser aux différents contenus de ces « Messages », à la forme qu’ils doivent prendre, à la manière de les diffuser et au rôle qu’il leur attribue. Il pense, par exemple, à les faire publier sous forme de « journal »; c’est ce qu’il note le 24 septembre 1937 (souligné dans le texte de Giono) :

‘« Traité avec Brun de chez Grasset pour faire paraître chez lui sous forme de journal (peut-être forme de la première oeuvre de Téry) les Messages. Ceux que j’ai prévus, plus ceux que l’actualité me poussera à écrire. J’ai donc à ma disposition une arme formidablement puissante. Seul directeur et seul rédacteur d’un journal. » (VIII, 218)’

Giono pense que ces messages sont directs et expriment bien sa position. Le 5 novembre 1937, il écrit :

‘« Messages : Contre tous les partis, contre tous les chefs. Pour la liberté totale de l’individu. » (VIII, 220)’

La variété de ces « Messages » et l’intérêt tout particulier que l’auteur leur accorde pendant des années montrent, d’une part, à quel point celui-ci est préoccupé par la situation de l’époque, et d’autre part permettent de souligner le rôle qu’il doit jouer grâce justement à ces textes. Ce rôle, il l’explique, par exemple, dans son Journal le 24 décembre 1936 :

‘« Je viens de voir clairement que ma voie m’éloigne de plus en plus des chemins ordinaires et des tribunes vulgaires, et qu’il faut que je parle à mon temps du haut d’une position au-delà des positions humaines. Peu à peu se confirme la nécessité du message et des messages. Que seulement la vie et le temps me soient donnés et je construirai, au milieu du désordre des temps présents, l’habitation de l’Espoir. » (VIII, 165)’

Il en parle aussi le 13 mars 1937 :

‘« [...] j’ai hâte à la fois de commencer Terre et Liberté 279, et les messages, et d’être un peu paisible et non plus avec tous ces personnages cramponnés dans ma chair comme des sangsues. Je suis sans démarrer à ma table, tout ébloui par tout ce qui va venir derrière ce que je fais maintenant. D’ici cinq ans, je veux qu’on ne puisse plus rien faire sans qu’on soit obligé de prévoir et de compter avec mes réactions. Alors, un grand pas sera fait. » (VIII, 178)’

La plupart de ces textes ont un destinataire précis. Il s’agit, à chaque fois, d’une catégorie socio-professionnelle qui, aux yeux de Giono, a plus ou moins un rôle important à jouer, compte tenu de son influence sur le cours des événements. La forme de « lettre », qu’il donne à certains de ces « Messages », met l’auteur en situation d’interlocuteur direct avec ceux à qui il s’adresse. Le discours qu’il tient est à la fois didactique (puisque Giono y explique ses projets) et moralisateur, comme on le verra notamment dans l’analyse de Le t tre aux paysans.

Mais pourquoi tous ces « messages » que Giono a projeté d’écrire n’ont-ils pas tous vu le jour? Ce n’était pourtant pas la volonté et le désir de les écrire qui lui manquaient, puisqu’on a vu qu’il a dit avoir même pris des dispositions pour la diffusion et la traduction de ces textes. Certes, cet abandon peut s’expliquer par le fait qu’il arrive très souvent à Giono, tout au long de sa carrière, de concevoir des projets puis de les abandonner, mais à notre avis, on ne peut parler ici d’abandon total, puisque les idées contenues dans ces « Messages » sont reprises, ça et là, dans les différents essais. Ce qui change c’est le fait que la plupart de ces essais ne sont plus aussi « ciblés » que les « Messages » proprement dits, bien que l’auteur y ait recours quelquefois à l’interpellation de certains de ces destinataires en particulier (comme les jeunes, les paysans, les puissants, etc.)

C’est le 30 septembre 1937 que Giono signe avec Grasset un contrat pour la publication de ces « Messages », dont la périodicité ne sera pas régulière, mais, d’après Citron‘, « au moins 3 fascicules de 64 pages devront paraître chaque années, aucun maximum n’étant fixé. Le prix devra être bas : 3 ou 4 francs »’ 280. En raison de ces prix relativement bas, Giono destine donc ces « Messages » à un public assez large. Par ailleurs, Les Cahiers du Cont a dour, qui n’ont que 400 abonnés, ne peuvent atteindre un public suffisamment important. Giono ne songe donc pas à les y faire publier. Mais la réception de ces « Messages » par les lecteurs n’est pas aussi bonne que l’auteur l’a espéré. Les conseils qu’il donne dans Lettre aux paysans pour lutter contre la civilisation industrielle et contre la guerre n’ont pas été suivis. On verra que ce qu’il préconise n’est pas réaliste pour la paysannerie de cette époque. Au contraire, la publication de ces deux textes donne une fois encore l’occasion aux communistes de l’attaquer dans des articles violents281.

Le message (au singulier), c’est ce que Giono a voulu transmettre à ses contemporains, à travers les différents textes de cette période. Ce sont ses idées et ses différentes positions, qu’il n’a cessé de défendre et de proclamer. Tous les textes, ceux qui sont écrits et publiés, (y compris le Journal ) ou ceux qui sont restés à l’état de projets mais dont on trouve certaines traces ça et là, mettent tous en valeur l’engagement pacifiste de Giono pendant les années qui précédent la guerre. Les essais nous intéressent particulièrement ici. Mais s’ils soulignent tous, et sans exception, cet engagement, chacun le fait de manière différente, à travers un discours différent.

Refus d’Obéissance et Précisions sont, par exemple, des textes essentiellement pacifistes. Le discours que Giono y tient est polémique. Mais il prend nettement une allure pamphlétaire dans le deuxième texte. Dans Les Vraies Richesses et Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, l’auteur évoque essentiellement la vie des paysans, mais il le fait de façons très différentes. Dans le premier texte, il s’agit de parler des paysans en rapport avec le thème de la « joie », dans le second, il est question d’une « lettre » adressée à ces derniers sur leur condition de vie et sur le rôle qu’ils peuvent, aux yeux de l’auteur, jouer pour éviter la guerre - ou l’arrêter si elle venait à être déclenchée - . Le discours que l’auteur tient est nécessairement différent dans les deux textes. Dans Le Poids du ciel , il est question aussi des paysans dans l’un des épisodes. Mais ceux-ci sont présentés d’une autre manière. Les Vraies Richesses et Le Poids du ciel sont, en outre, des textes qui développent des thèmes variés et multiples. Mais ce qui les distingue, peut-être, tous les deux, des autres essais c’est l’importance de la dimension romanesque et poétique qu’on y trouve, même s’il est aussi question de pacifisme dans Le Poids du ciel. Dans Recherche de la p u reté , il est aussi question de pacifisme, mais Giono aborde ce problème en évoquant les atrocités de la guerre de 14 qu’il a connues lui-même.

Notes
272.

P. CITRON, « Notice » sur Lettre aux paysans, VII, 1156.

273.

P. CITRON, « Notes et variantes » sur le Journal , VIII,  note n°1 de la p. 133.

274.

A propos de ces projets de Giono, voir P. CITRON « Notice » sur Lettre aux paysans, VII, p.1157-1159, ainsi que Giono 1895-1970, Op. cit., p.289.

275.

Giono a déjà pensé en 1936 à faire paraître son texte « Je ne peux pas oublier » sous forme de plaquette qui lui permettrait une diffusion plus large auprès des lecteurs. Voir P. CITRON, « Notice » sur Refus d’obéissance  », Op. cit., VII, p.1038.

276.

Les deux textes figurent en Appendices, VII, 1047-1048. Le premier est écrit et publié en 1936. Le deuxième est écrit en 1936 et publié en 1937.

277.

Cité par P. CITRON, dans Giono 1895-1970, Op. cit., p.311.

278.

Il s’agit, d’après P. CITRON, de Lettre aux paysans et de Précisions , deux textes qu’il n’écrira, en fait, qu’en 1938. Voir « Notes et variantes » sur le Journal , Op. cit., note n°2 de la p.213.

279.

Un des titres prévus pour Fêtes de la mort .

280.

P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p. 290.

281.

Voir P. CITRON, Op. cit., p. 295.