Le pacifisme demeure donc la position fondamentale que Giono exprime, à des degrés variés, dans tous ces essais. Mais à cet axe principal de pensée, se rattachent d’autres positions et idées que nous nous proposons de relever dans ces différents essais. Ce sont des idées qui reviennent, comme un leitmotiv, dans tous les essais, avec toutefois des variantes.
La première c’est celle qui consiste dans l’appel à la désobéissance. Dès Refus d’obéissance , essai qui, comme le titre l’indique, porte essentiellement sur cette question, Giono ne cesse de réitérer cette position. Désobéir à ceux qui poussent les gens à la guerre, et de manière concrète à l’ordre de la mobilisation, devient une idée fixe et essentielle qu’il reprend dans tous ses essais. Ce n’est pas seulement un engagement personnel qu’il prend vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de ses amis et lecteurs, c’est aussi un appel aux jeunes, aux paysans et à tous les pacifistes à désobéir à cet ordre de mobilisation.
Dans Précisions , s’adressant au gouvernement, aux dirigeants des syndicats, aux partis qui « mentent », il écrit : ‘« jamais nous ne vous obéirons »’ (VII, 608). Et, s’adressant plus particulièrement à Daladier, il lui dit que dans les ‘« villages de France [...] il y avait une insurmontable répugnance à partir pour obéir à [ses] ordres », et que certains ont dû « préférer le suicide et la mutilation à l’obéissance à [son] ordre » ’(VII, 607). Dans ce même texte, il réitère cette position, à l’approche même de la guerre :
‘Je suis obligé de donner des précisions sur mes actes personnels du 24 au 29 septembre 38. Je suis naturellement mobilisable; je serais obligé de parler autrement si je ne l’étais pas. Il est également inutile de dire qu’ayant écrit Refus d’obéissance , je refuse d’obéir. Ceci est bien entendu une fois pour toutes. (VII, 625)’Une page plus loin, dans le passage intitulé « Certitude », l’auteur insiste encore sur cette position de principe et exprime son engagement indéfectible :
Dans ce même texte, il réitère sa position à la page 629.
Dans « Historique des événements personnels survenus pendant les huit jours qui vont du 5 septembre au 12 septembre 1938 »282, Giono parle de son engagement personnel :
‘Pour moi il ne peut rien arriver d’autre que ce que j’ai décidé. Si la guerre éclate, ce soir, demain, c’est à l’ordre de mobilisation que je me suis donné, moi, à moi-même, que j’obéirai. (VII, 1192)’Mais il laisse la liberté aux autres d’agir selon leur conscience :
‘Je leur ai dit : " Vous avez une conscience, c’est elle seule qui vous commandera. N’obéissez qu’à votre conscience ". (VII, 1192)’C’est cette « conscience » peut-être qui lui a dicté, en septembre 1939, de répondre à la mobilisation, en se présentant de lui-même à la caserne de Digne283. Vu les positions qu’il a toujours défendues et l’engagement qu’il a pris avec lui-même, comme on vient de le voir, ce geste a suscité chez beaucoup de ses adeptes l’incompréhension, voire l’indignation.
Giono s’est peut-être fait prendre à son propre piège. Depuis Refus d’obéissance , il s’est engagé totalement. Il n’y avait plus moyen de reculer. La seule solution était d’aller de l’avant. Peut-être croyait-il, à un moment donné, que la guerre n’aurait pas lieu, et que son engagement ne l’amènerait pas à une impasse. Car pendant toute cette période, il a été ballotté entre l’espoir et le désespoir;
Le deuxième thème qui revient assez souvent dans ces essais c’est celui du sacrifice pour les générations futures. Ce sacrifice, que les apologistes de la guerre présentent comme nécessaire et comme un acte de générosité, est pour Giono inacceptable.
Dès l’avant-propos de Refus d’obéissance , il exprime son opposition à cette idée et s’en explique :
‘On dit encore cette vieille dégoûtante baliverne : la génération présente doit se sacrifier pour la génération future. On le dit même de notre côté, ce qui est grave. Si encore nous savions que c’est vrai! Mais par expérience, nous savons que ça n’est jamais vrai. La génération future a toujours des goûts, des besoins, des désirs, des buts imprévisibles pour la génération présente. (VII, 259)’Il en reparlera encore aux pages 267-268.
Dans Les Vraies Richesses déjà, le narrateur s’adresse à l’étudiant et lui dit :
‘Je ne te dis pas de te sacrifier pour les générations futures; ce sont des mots qu’on emploie pour tromper les générations présentes, je te dis : fais ta propre joie. (VII, 255) ’Le 7 décembre 1935, il écrit dans son Journal :
‘[...] Défaut de tous ces systèmes qui font sacrifier une génération au profit des générations futures - guerre - communisme, oui communisme - religion. Pendant que le sacrifice s’accomplit, la succession logique des événements naturels le rend inutile. La génération présente meurt après s’être privée pour la future qui se prive pour la plus future et ainsi de suite. Le présent seul compte et construit. (VIII, 81-82)’Dans le « Message d’entrée au 1 er congrès des auberges de jeunesse, Toulouse, 1938 » qui fait partie de Précisions, l’auteur s’adresse aux jeunes et parle du sacrifice comme de l’argument qu'on utilise de tout temps pour tromper les jeunes, comme ceux de sa génération, pour les pousser à la guerre et donc à la mort :
‘[...] ils nous avaient jetés volontairement dans le massacre. Ceux d’aujourd’hui comme ceux d’hier prétendent parler au nom du bonheur des générations futures. Vous êtes, vous autres, la génération dont on nous parlait au futur, et dont notre martyre devait assurer le bonheur. L’avons-nous fait? Non. Nous avons au contraire permis des temps terribles. Si vous y consentez comme nous y avons consenti, et pour n’importe quel motif (pour n’importe quelle patrie matérielle et idéologique), votre mort n’assurera le bonheur de personne. Ce sera simplement votre mort. Totalement inutile. (VII, 629)’L’idée de la mort inutile se trouve dès 1932 dans l’épisode consacré à Louis David de Jean le Bleu que nous avons déjà évoqué.
Dans Refus d’obéissance , l’auteur insiste sur les morts inutiles de la guerre :
‘Inutile pour moi. Inutile pour le camarade qui est avec moi sur la ligne des tirailleurs. Inutile pour le camarade en face. Inutile pour le camarade qui est à côté du camarade en face dans la ligne des tirailleurs qui s’avance vers moi. Inutile pour le fantassin, pour le cavalier, pour l’artilleur, pour l’aviateur, pour le soldat, le sergent, le lieutenant, le capitaine, le commandant. Attention, j’allais dire : le colonel! Oui peut-être le colonel, mais arrêtons-nous. Inutile pour tous ceux qui sont sous la meule, pour la farine humaine. Utile pour qui alors? (VII, 263-264)’L’idée même de patrie est remise ici en question. Sur le front, il n’y a plus de patrie, il y a seulement le ‘« camarade d’en face »’. C’est l’homme, et non la patrie, à qui on doit plutôt s’intéresser, comme il le dit dans Le Poids du ciel :
‘Toutes les patries, tous les territoires, toutes les mystiques ne valaient pas la vie d’un homme... (VII, 510)’De même dans Recherche de la pureté , le narrateur en parle lorsqu’il évoque le discours officiel (imaginaire) qui justifie la guerre et donc l’exécution des soldats mutinés en 1917 (VII, 645).
Le sacrifice préconisé par les politiciens est lié au culte des morts284, idée contre laquelle Giono s’élève dès Jean le Bleu , comme on l’a vu. Il y voit encore une manière de tromper les jeunes.
Dans Les Vraies richesses, dans le discours adressé au jeune étudiant, le narrateur dit :
‘Les morts sont morts. Dès qu’ils ont passé la porte, ils ne peuvent plus servir qu’à des fins naturelles; corps et âmes. Ils ne sont jamais utiles à la patrie.285 (VII, 255)’Dans Lettre aux paysans, l’auteur compare le sacrifice à la patrie à celui que pratiquaient les peuples barbares sur leurs autels :
‘Quels progrès avons-nous fait sur les populations barbares dont nous entretiennent les anciens navigateurs, quand aucun de nous ne peut être assuré qu’il ne va pas être brusquement sacrifié sans raison, sur l’autel de la patrie ou sur l’autel de la politique. ( (VII, 589)’Dans Précisions , comme pour s’opposer à une formule célèbre, il écrit :
‘Il n’est donc pas vrai que mourir pour la patrie est le sort le plus beau.286 (VII, 611)’Et aussi :
Comme le remarque P. Citron, l’idée peut surprendre de la part de Giono287 qui écrit dans Que ma joie demeure pour définir la « jeunesse » ‘: « C’est la passion pour l’inutile »’ (II, 438). En effet, pour qu’ils connaissent la « joie », les habitants du plateau Grémone se mettent, sous les conseils de Bobi, à cultiver des plantes « inutiles », c’est-à-dire non rentables sur le plan financier. Mais le terme « inutile » a ici un autre sens, différent de celui du roman. Il se rapporte à la guerre.
Le refus de l’idée du sacrifice pour la patrie est lié à la dénonciation de l’héroïsme.
Dans Le Poids du ciel , l’auteur parle de l’embrigadement des jeunes par les dictateurs :
‘Il y en a qu’on a ceinturés de poignards et de cartouchières, d’autres qu’on a ficelés dans des disciplines de partis, d’autres chez lesquels on a seulement gonflé avec un peu plus de puanteur dictatoriale la vessie à suffisance qu’ils avaient en place de cervelle. [...] Ils sont tous immobiles, bien rangés; ils roulent des yeux de verre sur lesquels on a peint la colère, la fierté, le courage, la force, la gloire, la divinité humaine, l’héroïsme, et plus de mille magnifiques sentiments... (VII, 342) ’Dans Précisions , l’auteur parle aussi du héros militaire, mais en le dévalorisant :
‘Il y a une grande libération accomplie quand on comprend clairement que le héros militaire est une dupe, n’est pas un héros. (VII, 615)’Dans ce même essai, il évoque, non sans ironie, le discours de ceux qui chantent l’héroïsme militaire :
‘Bref, nous sommes de grands soldats, des héros, nous sommes capables de lutter un contre cent, nous "préférons mourir plutôt que de nous rendre". La belle armée! (VII, 622)’Dans le passage intitulé « Les seules vérités ( 29 septembre 1938) » du même texte, il explique la situation dramatique des « héros » une fois que la guerre est finie :
On trouve cette même idée des mutilés de la guerre exprimée déjà dans Lettre aux pa y sans :
‘On veut faire de l’humanité tout entière ce qu’on a fait de certains hommes à qui la guerre a cassé la colonne vertébrale et qu’on soutient avec des corsets de fer et des mentonnières armurées. Ils ont des médailles et des brevets de héros, mais quand une femme se marie avec eux, ouvertement on la félicite et sincèrement on la plaint.288 (VII, 590)’Si l’auteur rejette catégoriquement la notion commune de « héros », il n’en demeure pas moins qu’il se sert de ce même terme mais en lui donnant une autre signification. Dans Précisions , il explique ce qu’est pour lui la notion de « héros ». Il la rattache à celle de la vie :
‘Le héros n'est pas celui qui se précipite dans une belle mort; c'est celui qui se compose une belle vie. La mort est toujours égoïste. Elle ne construit jamais. Les héros morts n'ont jamais servi; certains vivants se sont servis de la mort des héros. Mais après des siècles de cet héroïsme nous attendons toujours la splendeur de la paix. (VII, 629)’Dans ce même ordre d’idées, il fait, dans Lettre aux paysans, la différence entre l’« héroïsme » tel qu’il s’applique au paysan et l’ « héroïsme » officiel :
‘[Le paysan] n’a pas de conception morale du héros. Quand il devient un héros - et c’est souvent - il y est poussé par l’intense réclamation de tout son corps physique. Il n’y a aucune raison pour qu’il soit héros, il y a seulement son corps, et c’est lui dans ces occasions qui le transporte dans l’héroïsme. Le simple corps de l’homme. [...] Héroïsme pur. Héroïsme purement individuel. Nous sommes loin de ce faux héroïsme réclamé par les raisons de la société et dont le plus célèbre est celui qui, paraît-il, s’exerce sur les champs de bataille. (VII, 544-545)’L'héroïsme guerrier est surtout remis en question dans la description des scènes atroces de la guerre. Par exemple dans Recherche de la pureté , l'auteur évoque des scènes qu'il a vécues lui-même sur le front en 1917, et qui sont loin de donner du soldat cette image valorisante que la propagande officielle cherche à montrer. L'auteur montre dans un passage (VII, 638-642) qu'il introduit par ‘« nous venons d'assister à la mort des héros »,’ comment le soldat (Giono lui-même) est réduit (physiquement et moralement) à vivre dans un trou, pendant plusieurs jours, parmi les cadavres de ses camarades, dans un mélange de boue, de sang et d'excréments, et obligé à manger de la terre et à boire de l'urine. Dans cet épisode, Giono semble pousser très loin sa description pour monter toute l’horreur de la guerre.
L’auteur s’attaque à ceux qui propagent ces fausses valeurs parmi les jeunes et qu’il appelle des « poètes officiels » et des « professeurs ». Ceux-ci font de la propagande pour la guerre. Ils sont le porte-parole de l'Etat. Il s'agit aussi bien d’écrivains de gauche que d’écrivains de droite. C’est-à-dire tous ceux qui ont opté pour la solution militaire et pour l'armement. Par exemple, dans Refus d’Obéissance, il parle des représentants de l’« état capitaliste », de « ses poètes accréd i tés » (VII, 267) :
‘Je refuse les conseils des gouvernants de l’état capitaliste, des professeurs de l’état capitaliste, des poètes, des philosophes de l’état capitaliste. (VII, 268-269)’Ces écrivains sont les vrais responsables de la guerre, car ils n’ont cessé de tromper les jeunes en exaltant l’« héroïsme » et l’esprit guerrier. Ces « professeurs » ont existé de tout temps. Toujours dans cet essai, Giono parle d’eux, en évoquant son expérience personnelle, de la guerre de 14 :
‘J’ai été trompé par ma jeunesse et j’ai été également trompé par ceux qui savaient que j’étais jeune. Ils étaient très exactement renseignés. Ils savaient que j’avais vingt ans. C’était inscrit sur leurs registres. C’étaient des hommes, eux, vieillis, connaissant la vie et les roublardises, et sachant parfaitement bien ce qu’il faut dire aux jeunes hommes de vingt ans pour leur faire accepter la saignée. Il y avait là des professeurs, tous les professeurs que j’avais eus depuis la classe de 6e, des magistrats de la République, des ministres, le président qui signa les affiches, enfin tous ceux qui avaient un intérêt quelconque à se servir du sang des enfants de vingt ans. Il y avait aussi - je les oubliais mais ils sont très importants - les écrivains qui exaltaient l’héroïsme, l’égoïsme, la fierté, la dureté, l’honneur, le sport, l’orgueil. Des écrivains qui n’étaient pas tous vieux de corps, mais des jeunes aussi qui étaient devenus vieux par l’ambition et qui trahissaient la jeunesse par désir d’académie. Ou tout simplement qui trahissaient la jeunesse parce qu’ils avaient des âmes de traîtres et qu’ils ne pouvaient que trahir. Ceux-là ont retardé mon humanité. Je leur en veux surtout parce qu’ils ont empêché que cette humanité soit en moi au moment précis où elle m’aurait permis d’accomplir des actes utiles. (VII, 262-263)’Dans Précisions , ils met en garde les jeunes contre ces « poètes ». Ils leur rappelle l’erreur commise par sa génération à lui (VII, 229).
C’est déjà vers la fin de Jean le Bleu que Giono, en évoquant « l’année quatorze » (II, 185), parle de ces « poètes » :
‘[...] dans chaque clan, tous les matins on regardait avec volupté des vieux hommes, habiles à parler, habiles à gouverner, habiles à dissimuler leur faim de richesses et qui se gonflaient la tête comme des bulles de savon. Les poètes n’allaient plus aux champs, ils bavaient dans des clairons. (II, 186)’Dans Recherche de la pureté , il évoque le rôle joué par ces « poètes » lors de la guerre de 14 :
‘Les poètes officiels écoutent le fond de tous les âges pour y entendre le bruit des héros légendaires auxquels on va nous comparer. (VII, 647)’Dans Le Poids du ciel , en parlant des paysans qu’on envoie à la guerre, il évoque aussi les « poètes officiels » (VII, 340-341).
Dans Lettres aux paysans, Giono parle encore de ces ‘« poètes de la mort [qui] préparent les fosses et les croix »’ (VII, 594). Comme dans le passage de Jean le Bleu , cité plus haut, il s’agit également ici de « clairon », mais cette fois, les écrivains le portent sur eux (en guise de cocardes) :
‘De nombreux écrivains portent déjà le clairon en sautoir289. Les plus impatients ou les mieux payés charment déjà de plus de sonneries qu’on ne pouvait décemment en attendre d’eux. Une malheureuse jeunesse les écoute bouche bée, prête à les suivre en portant les flambeaux de leur propre bûcher. (Ibid.)’Ces écrivains, qui sont, dans Précisions , qualifiés ‘de « guerriers littéraires »,’ mentent en présentant sous un beau jour la situation qui prévaut « du 24 au 28 septembre 1938 ». Il s’agit de rétablir la « vérité » :
‘[...] les guerriers littéraires, les guerriers littéraires véritables (c’est plus rare) peuvent écrire tout ce qu’ils voudront sur la guerre, sur la gravité du peuple de France qui partait, ils peuvent faire toute la littérature qu’ils voudront sur les belles gares de l’Est du 24 au 28 septembre 1938, la vérité, la seule chose sans littérature qui est vraie sur ces hommes c’est que, sans les gendarmes, sans les peines terribles, qui les obligeaient à partir, ils ne seraient pas partis. Ce n’est pas leur métier. Le Français fait la guerre par force. (VII, 623-624)’Le moment venu, ces écrivains qui poussent les autres (ici les paysans) à la guerre, arrivent, eux, toujours à s’en sortir :
‘Les écrivains qui vous ont poussés dans le massacre, ne vous en faites pas : ou bien ils sont dans des endroits où l’héroïsme est facile et ils se sont soigneusement assurés d’être leur propre historien, ou bien, magiquement évaporés en fumée, ils conservent un père à leurs enfants. Ils ont, pour la plupart, dépassé l’âge de combattre et par surcroît assez de hernies, d’entérite et de renvois gazeux pour se faire exclure du jeu. (VII, 595-596)’Certains écrivains de gauche sont aussi la cible de Giono. Par exemple, dans Précisions , il exprime les craintes qu’il avait un certain moment ‘pour « les jeunes gens des auberges de la jeunesse »’ à cause ‘des « littérateurs staliniens »’ :
‘Il m’est d’autant plus agréable de leur rendre justice et honneur que j’avais désespéré ces derniers temps par une sorte de veulerie qu’ils semblaient avoir; se laissant manipuler sans résistance par les mains dégoûtantes des hommes politiques; se laissant enfermer dans les traquenards dont l’initiative revenait à des littérateurs staliniens plus ou moins prébendiers290. Je les voyais user en discussions les forces qu’ils auraient dû employer à vivre librement. (VII, 612)’En général, Giono ne s'adresse pas nommément aux personnes qu’il critique (sauf dans le Journal ), mais nous retrouvons le nom de Romain Rolland mentionné dans une formule presque méprisante : « feu Romain Rolland », aussi bien dans Lettre aux pa y sans :
‘Mettez en balance par exemple l’impression produite par une guerre comme celle de 1914 et l’état d’esprit créé par la réaction de feu Romain Rolland. (VII, 574)’que dans Précisions (VII, 605)291.
Dans Le Poids du ciel , Giono fait également mention d’Aragon, mais dans une phrase qu’il donne comme titre d’un fait divers dans un journal ‘: « On annonce le mariage de M. Aragon et de Mme Jeanne d’Arc. »’ (VII, 408). A la page suivante, la mention encore d’Aragon et l’annonce de son « mariage » ne laisse plus de doute sur l’intention de Giono :
‘"On nous annonce le mariage de M. Aragon et de M. Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche " 292 (VII, 409)’Les attaques qui ont pour origine des différences de vues politiques ou idéologiques deviennent quelquefois des attaques personnelles. Dans son engagement pacifiste intégral, Giono ne fait pas la part des choses et ne fait pas les choses à moitié. Mais, dans toutes ces critiques qu’il adresse à ces « écrivains officiels » c’est son propre rôle qu’il cherche, en dernier lieu, à mettre en valeur. Car il y a, à ses yeux, d’un côté les « écrivains officiels », responsables de tous les maux et qui sont pour la guerre et la mort, et de l’autre il y a lui, parmi quelques autres, qui, courageusement, continue à lutter pour la paix et la vie. Bien que déséquilibré, ce partage des rôles penche en faveur de Giono, puisqu’il lutte, lui, pour la vie. Cependant il est conscient des risques qu’il court. Et l’un de ces risques, et il n’est pas des moindres, c’est la solitude. La solitude du pacifiste dont il parle notamment dans le début de Recherche de la p u reté :
‘Quand on n’a pas assez de courage pour être pacifiste, on est guerrier. Le pacifiste est toujours seul. Il n’est pas dans l’abri d’un rang, dans une troupe; il est seul. S’il parle, s’il emploie le pluriel, s’il dit "nous", il dit "nous sommes seuls". Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de défilé de pacifistes de n'importe quelle Bastille à n'importe quel Panthéon; il ne court pas les rues. (VII, 635)’Dans Précisions , il exprime aussi l’idée que les pacifistes sont moins nombreux que les guerriers, parce qu’être pacifiste nécessite davantage de courage :
‘Il faut beaucoup de courage pour être pacifiste déclaré, plus que pour être guerrier timide (avec l’idée de la planque, ou qu’on en réchappera); il faut plus de courage que pour être guerrier déclaré. C’est pourquoi il semble qu’il y a moins de pacifistes que de guerriers. (VII, 624)’Mais Giono semble accepter, consciemment ou inconsciemment, le risque d’être pacifiste.
Parmi les thèmes constants dans ces essais, il n'y a pas que ceux qui sont relatifs aux positions politiques ou idéologique, comme on vient de le voir. Il y a aussi l'expression de certains sentiments. Le sentiments le plus souvent exprimé dans ces textes est peut-être celui de la peur. Ce sentiment semble habiter l'auteur depuis la guerre de 14, et c’est l'effet de toutes les atrocités qu'il y a connues. A côté du courage qu'il montre en attaquant certaines figures politiques, certains écrivains ou même certaines valeurs qui sont désormais ancrées dans beaucoup d'esprit, il y a chez Giono, quelquefois l'aveu d'une peur qui semble l’emporter sur tout autre sentiment et qui est un facteur déterminant de sa haine de la guerre.
A maintes reprises dans ces essais, Giono évoque cette peur. Dès le début de Refus d’obéissance , par exemple, il avoue avoir peur à chaque fois qu’il pense à la guerre :
‘Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. (VII, 261)’C'est la peur de l'ancien soldat, qu'il exprime encore deux pages plus loin :
‘J’ai soigné des maladies contagieuses et mortelles sans jamais ménager mon don total. A la guerre j’ai peur, j’ai toujours peur, je tremble, je fais dans ma culotte293. (VII, 263)’Ses camarades, bien qu'ils soient eux aussi capables d'affronter les plus grands dangers, avaient également peur :
‘Ils avaient peur de la guerre comme moi. Ils étaient capables d'un énorme courage, sans histoire et sans gloire, ils pouvaient secourir des typhiques, des diphtériques, se jeter à l'eau pour sauver des enfants, entrer dans le feu, tuer des chiens enragés, arrêter des chevaux emballés et marcher pendant des kilomètres sous la nuit des grands plateaux au milieu de ces orages de fin de monde où la foudre jaillit de terre pour aller chercher un chien enragé. Ils avaient eu peur à la guerre, comme moi. Ils sentaient bien, par là même, au fond de leur chair, par cette partie de leur chair dans laquelle se gonflait l'ancienne histoire de l'homme que la peur qu'ils avaient de la guerre venait de son inhumanité. (VII, 265-266)’La peur peut être salutaire pour l’homme, c’est pourquoi Giono en fait l’éloge dans Précisions en s’adressant à Daladier (VII, 610-611).
C’est dans Recherche de la pureté que le sentiment de la peur est mis particulièrement en valeur parce qui est liée à l’expérience de la guerre de 14 :
‘Peur. Le guerrier a peur. J’ai vingt-deux ans et j’ai peur. J’ai peur d’un poteau, d’une corde et d’un bandeau pour les yeux. (VII, 647)’Mais cette peur est due, ici, non pas à la guerre elle-même mais à la condamnation pour mutinerie ou désertion294.
Dans l’aveu de sa peur, Giono se montre sincère et honnête, car, comme le dit Bernard Clavel, peu d’écrivains ont osé, comme lui, parler de leur peur :
‘« Oui, peu d’écrivains ont osé les mots qu’il écrit, mais il en est un qui l’a fait avec force et dont il serait injuste de ne pas rappeler ici le nom, c’est Gabriel Chevallier, auteur de La peur, l’un des ouvrages les plus courageux qu’on ait publiés sur la guerre de 14; ouvrage qui lui valut bien des lettres d’insultes, écrites par des hommes qui avaient tremblé autant que lui, mais se seraient crus déshonorés de l’avouer. »295 ’Giono ne cache donc pas ce sentiment que certains considèrent comme un sentiment honteux qu’il ne faut pas avouer. Lui, il lui donne une valeur positive, puisqu’il s’agit d’un sentiment naturel chez les hommes. Et c’est de cette manière qu’il s’en sert comme un « argument » contre la guerre. Il ne s’agit pas de persuader, par un discours argumentatif bien organisé, ses lecteurs de l’absurdité de la guerre, il s’agit de le leur faire sentir et de leur faire partager sa propre peur devant les horreurs qu’elle provoque.
Giono peut évoquer d’autres raisons de la peur, mais auxquelles il dit ne pas attacher d’importance. Par exemple, la peur d’être victime des ennemis auxquels il fait allusion dans Le Poids du ciel :
‘L’angoisse est devenue une fonction naturelle des corps. Certes, je ne craignais pas l’entrée chez moi des fascistes ou des communistes, les uns et les autres préjudiciables à ma santé et, si le temps de cette crainte était venu, elle aurait été le moindre de mes soucis... (VII, 506)’Et c’est justement pendant l’Occupation que ‘« le temps de cette crainte [est] venu ».’ Tout au long du Journal de l’Occupation , on peut lire l’écho de son inquiétude des attentats. Par exemple, en mai 1944, Signal a publié sa photo sans son consentement; ce qui a déclenché en lui le sentiment d’insécurité et de peur; peur d’un attentat contre lui et sa famille. A ce propos, il écrit le 18 mai :
‘Imaginé cette nuit la maison envahie de mitraillettes. Dans ce cas-là, il faut "aller au-devant", sortir de son lit et descendre dans l'escalier à leur rencontre. C'est la seule façon de protéger Elise, ma mère et les enfants. Mais ce n'est pas gai à envisager. Vraiment, je ne suis guère courageux. [...] Il est incontestable qu'on court un danger. Mais je le supporterais plus facilement si j'étais seul. (VIII, 429)’Le climat de peur est aussi souligné dans cette phrase écrite le 3 juillet 1944 :
‘Maintenant quand quelqu'un est d'une opinion opposée à la vôtre, il n'essaye pas de vous convaincre ou même de vous respecter, ou d'imaginer que peut-être vous pouvez avoir raison, non, il vous tue. (VIII, 454)’Il s'agit d'une autre forme de peur que celle de la guerre, mais elle est, elle aussi, en rapport avec le pacifisme de l'auteur.
On peut certes relever d'autres thèmes qui reviennent avec insistance dans les essais et qui sont en rapport avec le pacifisme. Par exemple, le rôle des paysans face à la guerre, la civilisation moderne et la technique qui s'opposent à la vie naturelle de l'individu et à sa liberté ainsi que leur rapport avec l'armement, etc. Toutes ces questions seront étudiées dans les chapitres qui suivent. Mais ce que l'on peut noter c'est qua malgré la reprise de ces mêmes thèmes, chacun des textes conserve sa particularité, aussi bien au plan du contenu qu’à celui de la forme. Par exemple, Refus d'obéissance est différent des Vraies Richesses ou de Lettre aux paysans. Le Poids du ciel , quant à lui, bien qu'il ait des ressemblances avec Le t tre aux paysans en est très différent, etc. En outre, tous ces thèmes, qui composent la pensée même de Giono, montrent en fait que cette pensée n'a pas évolué - ou n'a évolué que très peu - au cours de ces années qui ont précédé la guerre, puisque ces thèmes sont restés constants. Ils montrent la fidélité de l'auteur à des principes qu'il n'a cessé de défendre et qui reflètent au fond sa haine viscérale de la guerre. Mais cette constance montre peut-être aussi que Giono n’a pas l’esprit pragmatique des politiciens qui changent de position ou de tactique selon les circonstances. En outre, les positions que ces thèmes reflètent ont ceci de commun : en allant contre certaines idées reçues (l'héroïsme, le patriotisme entre autres), elles dérangent. Giono se veut, en effet, provocateur parce qu'il sait qu'il va parfois à contre-courant de l'opinion générale. Il est conscient de cette « solitude du pacifiste » dont il parle dans Recherche de la pureté . Mais il y a là, chez lui, à notre avis, une manière d’imposer une image de lui-même (question qu'on verra dans un autre chapitre).
La position pacifiste de Giono, telle qu’elle apparaît par exemple à travers les constantes que nous venons de voir, est une position qui traduit une vision subjective du monde, puisqu’elle émane d’une expérience personnelle de l’auteur, qui est en rapport avec la guerre de 14. Mais Giono arrive à lui donner une portée humaine et universelle, en montrant que ce qu’il cherche c’est la défense de la vie humaine contre ceux qui exaltent la mort. En montrant qu’il a souffert pendant la guerre, il cherche à éviter aux autres des souffrances semblables à celles qu’il a connues. Par exemple, le ton de sincérité qu’il prend en parlant de sa peur le rapproche de tous les hommes.
Enfin, le fait qu’il insiste sur son indépendance par rapport aux partis politiques lui donne l’avantage d’avoir la pensée d’un homme libre qui, non seulement n’a de compte à rendre à personne, mais aussi qui, n’ayant pas de but politique, ne fait aucun calcul. Le message de Giono, même s’il se base sur un principe, qu’on peut, somme toute, qualifier d’idéologique, s’appuie surtout sur une morale. Morale qui consiste en gros à éviter à tout prix le massacre des hommes. C’est ce qui fait peut-être sa force.
Mais voyons cela en détail à travers l’analyse de ces essais. Commençons par deux textes où l’engagement pacifiste est particulièrement évident : Refus d’obéissance et Préc i sions .
Publié en Appendice, VI, p.1189-1192.
Voir l’explication que donne P. CITRON à ce geste de Giono dans sa « Préface » aux Récits et Essais, VII, p. XVI-XVIII.
Selon P. CITRON, il s’agit pour Giono de s’élever contre un « culte alors entretenu par certaines associations d’anciens combattants », dans « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque. Sur Giono de 1934 à 1939 », Op. cit., p.30.
Commentant ce passage, P. CITRON note qu’ « une protestation analogue contre le culte des morts et les clichés qu’il entraîne avait été élevée par Giraudoux dans Bella (1926) et à nouveau dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, représentée en 1935, l’année même où Giono écrivait Les Vraies Richesses , Ibid., note n°9.
P. CITRON note les occurrences de « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau » en littérature : chez Rouget de Lisle, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Charles Péguy, dans « Notes et variantes » sur Précisions , VII, note n°2 de la p.611.
P. CITRON, « Notes et variantes » sur Précisions , note n° 1 de la page 631.
A propos des mutilés, Giono vise probablement ici Barrès, qui a écrit, vers 1916, un texte grandiloquent sur les mutilés et les femmes.
P. CITRON cite les noms de Henri Béraud, Maurice Bedel, Alphonse de Châteaubriant, Roland Dorgelès, Paul Chack, « Notes et variantes » sur Lettre aux paysans, note n°1 de la page 594.
P. CITRON note à ce propos que « Giono peut penser à Aragon, qui est une de ses bêtes noires », « Notes et variantes » sur Précisions , Op. cit., note n°2 de la page 612.
Cette formule se trouve également dans une lettre de Giono à Alain, Voir la « Notice » sur Précisions de P. CITRON, VII, 1184. Nous reviendrons sur le rapport de Giono avec Romain Rollad dans l’analyse de Préc i sions.
Commentant cette phrase, P. CITRON s’interroge : « Giono avait-il flairé en Aragon l’homosexualité alors latente qui devait prendre corps après la disparition d’Elsa Triolet? », « Notes et Variantes » sur Le poids du ciel, note n°1 de la p.409.
Ce don qui consiste à soigner les malades est attribué au père dans Jean le Bleu . Il sera l’apanage d’autres personnages, comme Angelo dans Le Hussard sur le toit .
Commentant cette phrase de Giono, P. CITRON écrit : « souvenir de la guerre de 1914 sans doute, mais peut-être aussi prémonition : trois mois plus tard, non plus à vingt-deux ans mais à quarante-quatre, Giono, devant la guerre déclarée, se résignera à se laisser mobiliser », « Notes et variantes » sur Recherche de la p u reté , note n°1 de la p.647.
Bernard CLAVEL, « Giono et le refus de tuer », dans Giono l’enchanteur, Op., cit., p.14-15. Par ailleurs, on trouve des développements comparables (mais pas identiques) dans Voyage au bout de la nuit de Céline.