III. Refus d’obéissance et Précisions : de la désobéissance à l’engagement pacifiste intégral

III. A. Refus d’obéissance : les formes de la lutte pacifiste

L’essai qui illustre le mieux le pacifisme de Giono est sans doute Refus d’obéissance (1937). Il se compose en fait de deux textes distincts; le premier que l’auteur a intitulé « Je ne peux pas oublier » est un texte auquel il apporté quelques modifications après sa publication trois années plus tôt dans Europe 296. C’est une sorte de manifeste dans lequel Giono exprime son pacifisme intransigeant et son refus d’obéir à l’ordre de mobilisation. Le deuxième texte qui est intitulé « Chapitres inédits du Grand Troupeau  » est un récit dont l’action se situe pendant la première guerre mondiale. Si l’on accepte l’idée qu’il se rattache au Grand Troupeau, comme le dit Giono, il remonte à 1931-1932.

Il y en a plus un troisième texte que Giono place en avant-propos et dans lequel il justifie notamment la présence de ces deux textes un peu différents dans le même livre :

‘On trouvera plus loin cet article contre la guerre publié en novembre 1934 à la revue Europe, plus quatre chapitres inédits du Grand Troupeau . Bien souvent des amis m’ont demandé de publier ces textes réunis. Je n’en voyais pas l’utilité. Maintenant j’en vois une : je veux donner à ces pages la valeur d’un refus d’obéissance. (VII, 259)’

Toutefois, dans sa « Notice »297, P. Citron rappelle des raisons d’ordre pratique, autres que celles évoquées par Giono, qui ont nécessité l’insertion de ces deux textes dans le même livre.

Ce texte est donc constitué, dans la majeure partie, de textes anciens. Les rectifications que Giono apporte à certains détails sont liés à l’évolution de la situation en 1937. Elles dénotent, par exemple, le changement des rapports de l’auteur avec les communistes. En effet, le texte comportait à l’origine la phrase : ‘« Je n’étais pas communiste. J’apprends lentement ».’ Elle devient : ‘«  Je n’étais pas communiste. Je ne le suis pas maintenant »’ 298.

A sa publication, le livre suscite l'attention des critiques. Guéhenno en parle de façon élogieuse dans Vendredi le 5 mars 1937. Giono est désormais considéré comme un pacifiste militant au même de titre qu'Alain. D'autant plus que la publication du livre est doublée par celle d'un tract où l'auteur écrit : ‘« Même si mes amis politiques s'inquiètent dans cet acte d'un individualisme suspect, je refuse d'obéir à la guerre. Jean Giono. »’ 299

L’unité thématique de l’ensemble n’est pas pour autant difficile à démontrer, puisque le deuxième texte sert à appuyer, et en même temps à illustrer l’idée du « refus d’obéissance ». Refus que Giono exprime dans la dernière phrase de son avant-propos ‘: « Je refuse d’obéir »’ (VII, 259), comme s’il voulait donner ainsi le ton et l’idée même du texte et en même temps marquer dès le début l’engagement irréversible qu’il prend. C’est une sorte de « défi »300 qu’il lance avec cette phrase.

Les grands thèmes qui composent le premier texte, « Je ne peux pas oublier », sont à peu près les suivants : le souvenir de la première guerre qui ne cesse de le hanter, l’évocation de son engagement pacifiste précoce, son refus d’obéir à l’ordre éventuel de mobilisation, la lutte contre ‘« l’état301 capitaliste »’, l’hommage rendu à ses camarades morts sur le front.

Il y a, à la fois, des volets qui se rapportent à la vie de l’auteur et d’autres qui sont d’ordre général. Ce qui est de l’ordre personnel ce sont par exemple les souvenirs de la première guerre. L’auteur fait remonter son pacifisme assez loin dans le passé, puisqu’il situe son premier « refus » vers 1913 :

‘En 1913, j’ai refusé d’entrer dans la société de préparation militaire qui groupait tous mes camarades. En 1915 je suis parti sans croire à la patrie. J’ai eu tort. Non pas de ne pas croire : de partir. (VII, 262)’

L’auteur veut insister sur son pacifisme précoce pour montrer que la haine de la guerre est enracinée en lui et qu’elle précède même son expérience de la guerre. Il va encore plus loin en montrant qu’il s’agit presque d’un sentiment héréditaire, puisqu’il dit avoir été élevé dans les idées de son père. L’évocation de la figure du père, qui hante assez souvent Giono, lui permet ici d’expliquer son pacifisme. C’est à son père qu’il le doit :

‘Mon coeur qui avait été maçonné et construit par mon père, le cordonnier à l’âme simple et pure, mon coeur n’acceptait pas la guerre. (VII, 263)’

Parmi les souvenirs qu’il garde de cette guerre c’est la certitude « de n’avoir tué pe r sonne » (VII, 262), puisqu’il a

‘fait toutes les attaques sans fusil, ou bien avec un fusil inutilisable (tous les survivants de la guerre savent combien il était facile avec un peu de terre et d’urine de rendre un Lebel pareil à un bâton) (Ibid.)’

C’est cette attitude particulière qu’il a adoptée pendant la première guerre qui semble lui donner le droit non seulement de justifier sa « pureté » et de pouvoir dire qu’il n’a participé à aucune atrocité, mais aussi de se placer dans l’état de celui qui peut condamner toute guerre, sans craindre d’être éventuellement accusé d’avoir participé à la première. Comme pour se laver définitivement de tout soupçon, il dit, non sans ironie, qu’il n’a ni véritablement été dédommagé pour blessure, ni été décoré pour acte de guerre :

‘[...] je n’ai jamais été blessé, sauf les paupières brûlées par les gaz. (En 1920 on m’a donné puis retiré une pension de quinze francs tous les trois mois, avec un motif : "Léger déchet esthétique.") Je n'ai jamais été décoré, sauf par les Anglais et pour un acte qui est exactement le contraire d'un acte de guerre. Donc aucune action d'éclat. (VII, 262)’

Les séquelles de la guerre sont pourtant grandes; elles sont d'ordre moral, et il n'arrive pas à en guérir :

‘Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L'horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. (VII, 261)’

L'une des séquelles est ce sentiment très fort qui ne cesse de le tourmenter chaque fois qu’il pense à la guerre : c'est le sentiment de la peur. Ce sentiment, dont nous avons déjà parlé, constitue, dans ce début de Refus d'obéissance, un thème important, mais aussi une raison suffisante pour dégoûter tout homme de la guerre.

La lutte contre la guerre a donc commencé pour lui sur le front même où il s'est promené avec un « fusil inutilisable ». Cette lutte a continué après la guerre et elle a failli lui coûter sa place à la banque :

‘Depuis 1919, j’ai lutté patiemment, pied à pied, avec tout le monde, avec mes amis, avec mes ennemis, avec des amis de classe mais faibles, avec des ennemi de classe mais forts. Et à ce moment-là je n’étais pas libre, j’étais employé de banque. C’est tout dire. On a essayé de me faire perdre ma place. Déjà à ce moment-là on disait : "C'est un communiste", c'est-à-dire on a le droit de le priver de son gagne-pain et de le tuer, lui et tout ce qu'il supporte sur ses épaules : sa mère, sa femme, sa fille. Je n'était pas communiste. Je ne le suis pas maintenant. (VII, 264)’

Contrairement à Jean le Bleu ou à Virgile où le travail à la banque (même s'il s'agit du souvenir de la période qui précède la guerre) est lié aux problèmes d'ordre général qui sont en rapport avec la vie psychologique, morale et intellectuelle du jeune adolescent, il s'agit ici de donner à ce travail une fonction toute différente : il est en rapport avec une activité d'ordre politique et militante. Le même souvenir peut donc jouer, chez Giono, des rôles différents, selon les textes.

On peut dire aussi que Giono transpose peut-être la situation de 1937 en celle de 1919. L'attitude qu'il dit avoir eue cette année-là ressemble étrangement, par certains côté, à celle qu'il a maintenant au moment où il écrit ce texte : ses rapports avec les communistes, son pacifisme catégorique, etc. Le deuxième texte « Chapitres inédits du Grand Troupeau  », qu’il fait figurer dans ce même essai, confirme peut-être l’intention de l’auteur de faire un lien entre le passé et le présent. Nous verrons que dans Recherche de la pureté , c'est un peu la même chose.

Notes
296.

Voir P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.262-263.

297.

P. CITRON « Notice » sur Refus d’obéissance , Op. cit., VII, 1038.

298.

Sur ce sujet, Voir P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.262-263 et Jean-Marie GLEIZE et Anne ROCHE, « "Roman", "poésie", "peuple" : situation du lexique gionien dans les années trente », dans Giono aujourd’hui (Actes du Coloque international Jean Giono d’Aix-en-Provence 10-13 juin 1981), Edisud, 1982, p.1123.

299.

Rapporté par P. CITRON, Op. cit., p. 268.

300.

C’est P. CITRON qui qualifie cette phrase de « phrase-défi », Giono 1895-1970, Op. cit., p.263.

301.

Dans ces Essais, Giono écrit ce mot avec une minuscule.