III. A. 1. Guerre et Etat capitaliste

Bien qu’il nie être communiste, Giono préconise une lutte générale contre la guerre qui s’inscrit un peu dans la perspective d’une idéologie de gauche. Le lexique même qu’il utilise dans Refus d’obéissance , notamment, relève assez souvent d’un vocabulaire propre à l’idéologie de gauche. Il était au moment de la rédaction de ce texte assez proche des communistes, comme le rappelle P. Citron302. En effet, l’auteur associe la guerre à l’état capitaliste : ‘« L’état capitaliste a besoin de la guerre. C’est un de ses outils »’ (VII, 268). D’après lui, les hommes aussi sont des instruments, des moyens au service de cet Etat qui ‘« considère la vie humaine comme la matière véritablement première de la production du capital »’ (VII, 266). Pour conserver cette « matière  », l’Etat capitaliste crée les écoles, les maternités et les stades :

‘Il conserve cette matière tant qu’il est utile pour lui de la conserver. Il l’entretient car elle est une matière et elle a besoin d’entretien, et aussi pour la rendre plus malléable il accepte qu’elle vive. Il a des maternités où l’on accouche les femmes avec autant de soins qu’on peut. Il a des écoles où les inspecteurs primaires viennent caresser les joues des enfants. Il a des stades où l’on fait faire du sport à vingt-deux hommes et où l’on donne le spectacle à quarante mille. Spectacle déjà de bataille, de lutte, de camps. Il a des casernes. (VII, 266-267)’

Mais si l’on comprend que Giono a toujours eu une certaine aversion pour le sport collectif et pour le football en particulier, on voit mal comment les écoles, les maternités permettent uniquement de « conserver » de la « matière » humaine pour que l’Etat capitaliste s’en serve en temps de guerre ou comme ‘« matière première pour produire du capital »’ (VII, 267). C’est peut-être là un exemple de la faiblesse argumentative dont souffre quelquefois le raisonnement de l’auteur.

En revanche, en s’inspirant de l’idéologie communiste, il dit, plus justement peut-être :

‘« La guerre n’est pas une catastrophe, c’est un moyen de gouvernement » ’(Ibid.). L’Etat capitaliste est comme un vampire qui jouit du sang mais aussi de l’or, associant ainsi la guerre à l’intérêt économique :

‘Il n’a de lois que pour le sang et pour l’or. Dans l’état capitaliste, ceux qui jouissent ne jouissent que de sang et d’or. (Ibid.)’

En outre, Giono évoque l’habitude ancrée chez certaines personnes, qui consiste à obéir aux lois du système capitaliste :

‘Quand je disais : "jamais plus", ils me répondaient tous : "non, non, jamais plus". Mais, le lendemain, nous reprenions notre place dans le régiment civil bourgeois. Nous recommencions à créer du capital pour le capitaliste. Nous étions les ustensiles de la société capitaliste. Au bout de deux ou trois jours, l'indignation était tombée. (VII, 265)’

C'est que, d’après Giono, le « rythme » du travail, tel qu'il existe dans la société capitaliste, ‘« avait été depuis longtemps étudié pour nous endormir »’ (Ibid.).

Cette soumission que crée le rythme du travail devient même héréditaire, se transmet de génération en génération :

‘Ce rythme qui était passé de nos grands-pères dans nos pères, de nos pères dans nous. Cet esprit d’esclavage qui se transmettait de génération en génération, ces mères perpétuellement enceintes d’enfants conçus après le travail n’avaient mis au monde que des hommes portant déjà la marque de l’obéissance morale. (VII, 265)’

Cette idée de l’hérédité de « l’esclavage » et de la soumission nous fait inévitablement penser à Germinal et à la condition de vie et de travail des mineurs qui y décrite. Il y a là , chez Giono, comme un écho du roman de Zola. L’emploi du mot « mineur », répété à deux reprises dans la phrase qui vient après, n’est peut-être pas fortuit.

Pour Giono, le phénomène devient grave quand l’ouvrier lui-même s’accommode du système capitaliste et reprend l’argument des capitalistes pour justifier son obéissance :

‘"La société, disaient-ils, n'est pas si mal faite que ça. Tu dis que nous nous sommes battus non pas pour la patrie comme on voulait nous le faire croire (et ça nous le savons, là nous ne marchons pas) mais pour des mines, pour du phosphate, pour du pétrole, je suis mineur. - Eh bien quoi tu es mineur? - Si la mine ferme qu'est-ce que je bouffe?" (Ibid.)’

Giono dit qu'il y a même des petits paysans et un épicier qui se croyaient visés par ses propos, car selon lui, ‘« l'attachement instinctif au régime bourgeois les empêchait d'être logiques avec eux-mêmes »’ (Ibid.). C’est alors qu’il revient à la soumission héréditaire pour expliquer un tel comportement :

‘Mais, par ce côté de leur chair qui s’était collé à leurs mères pendant qu’ils étaient encore dans le ventre, il avaient hérité de l’habitude de l’esclavage. Cette habitude leur avait permis, bien sûr, comme à moi, d’entrer à la mine comme mineurs, d’être paysans à la ferme que leurs parents avaient affermée, de s’établir épiciers dans la grand’rue. Mais, maintenant qu’il s’agissait de sortir du gouffre tournoyant de la bourgeoisie, leur hérédité bourgeoise les empêchait d’ouvrir les bras dans le geste ample du nageur. (VII, 266)’

Le pacifisme se transforme ainsi en une attaque contre « l’état capitaliste ». Car, pour lui, l’Etat et la guerre sont liés. Il est donc nécessaire pour éviter la guerre de « tuer » l’Etat‘: « On ne peut pas tuer la guerre sans tuer l’état capitaliste »’ (VII, 268). Il dira encore dans la même page ‘: « Je préfère vivre. Je préfère vivre et tuer la guerre, et tuer l’état capitaliste ».’

Dans ce texte Giono se fait très violent contre « l’état capitaliste », mais par la suite (dans Le Poids du ciel , notamment), sans doute à cause de son éloignement des communistes, il s’attaquera indifféremment à ceux-ci comme aux capitalistes, aux nazis et aux fascistes, bref à toute forme de totalitarisme et de dictature.

La solution qu’il propose est la « révolte » et le recours à la « force » :

La guerre est le coeur de l’état capitaliste. La guerre irrigue de sang frais toutes les industries de l’état capitaliste. La guerre fait monter aux joues de l’état capitaliste les belles couleurs et le duvet de pêche. Vous croyez que, de son bon gré, l’état capitaliste va s’arracher le coeur parce que vous êtes touchant, bel imbécile, marchant dans la ligne de tirailleurs avec votre fusil pareil à un bâton?
Il n’y a qu’un seul remède : notre force. Il n’y a qu’un seul moyen de l’utiliser : la révolte.
Puisqu’on n’a pas entendu notre voix.
Puisqu’on ne nous a jamais répondu quand nous avons gémi.
Puisqu’on s’est détourné de nous quand nous avons montré les plaies de nos mains, de nos pieds et de nos fronts.
Puisque, sans pitié, on apporte de nouveau la couronne d’épines et que déjà, voilà préparés les clous et le marteau. (VII, 269)

Dans ce texte, Giono ne donne pas de détails sur cette révolte ou sur l’aspect qu’elle prendrait. L’idée prendra forme plus tard dans son esprit, quand il parlera de la marche sur Paris dans Les Vraies Richesses et quand il envisagera d’écrire Fêtes de la Mort. Nous y reviendrons. Dans ce passage, nous remarquons le style poétique adopté par l’auteur (notamment le retour à la ligne après chaque phrase commençant par « puisque »), puis l’image de la crucifixion à la fin (comme une prédiction de l’échec du pacifiste qu’il est, en 1939). Emporté par son élan, l’auteur s’éloigne du domaine de la polémique (il est censé apporter une justification à la « révolte » contre l’état capitaliste) pour aboutir à l’expression lyrique et poétique de ses sentiments.

Giono prend aussi des résolutions d’ordre pratique :

‘Je me disais : "Tu refuseras de serrer la main aux officiers de carrière. Tu défendras ta porte aux officiers, même si un jour l'un d'eux entre dans ta famille ou si tu te trouvais être l'ami d'un officier qui aurait surpris ton amitié"303, mais on me disait : "Ça n'est pas leur faute." Et, tout en pensant qu'ils auraient pu choisir un autre métier, j'étais obligé de reconnaître que ça n'était pas leur faute. Je me disais : "Tu barreras dans l' Histoire de France de ta fille tout ce qui est exaltation à la guerre304. Mais il aurait fallu tout barrer et comme j'avais malgré tout essayé, l'institutrice vint chez moi et me dit : "Que voulez-vous, monsieur Giono, comment pouvons-nous faire?" (VII, 266)’

C’est une forme de lutte que Giono entreprend effectivement ou qu’il envisage d’entreprendre contre la guerre et l’esprit militariste d’où qu’il vienne.

Il y aurait, ainsi, deux formes de lutte, l’une toute personnelle, l’autre qui s’inscrit dans une projet collectif et universel. La première reste de moindre importance en comparaison avec la deuxième qui consiste ici à « tuer l’état capitaliste ».

Sait-il que cette solution radicale est une solution non réaliste, comme certaines parmi celles qu’il envisagera ou proposera plus tard? C’est pour cette raison, peut-être, qu'il déplacera cette action contre l’Etat sur le plan métaphorique, quand il va imaginer la dissection du corps de l’Etat capitaliste sur une table pour lui enlever le coeur, le « centre moteur » qui est la guerre :

‘Voilà un être organisé qui fonctionne. Il s’appelle état capitaliste comme il s’appellerait chien, chat ou chenille bifide. Il est là, étalé sur ma table, ventre ouvert. Je vois fonctionner son organisme. Dans cet être organisé, si j’enlève la guerre, je le désorganise si violemment que je le rends impropre à la vie, à sa vie, comme si j’enlevais le coeur du chien, comme si je sectionnais le 27e centre moteur de la chenille, cette perle toute mouvante d’arcs-en-ciel et indispensable à sa vie. (VII, 268)’

L’image n’est peut-être jamais innocente. Le désir profond de se débarrasser de l’Etat se trouve ici un peu assouvi au plan de l’écriture. Pour éviter la guerre, on verra que Giono inventera des solutions des plus irréalistes. De toute manière, l’écriture demeure pour lui un champ où il peut donner libre cours à son imagination et à ses fantasmes. Une manière de chercher une « compensation » au réel305.

Nous verrons que dans Lettres aux paysans, cette lutte contre l’Etat prend une autre forme.

Mais entre la position qui s’inspire de l’idéologie communiste (la lutte contre le système capitaliste, responsable de tous les maux) et la vue personnelle des problèmes, il y a déjà comme un flottement chez l’auteur. On vient de voir, dans les passages cités, que même s’il adopte un vocabulaire qui s’apparente au vocabulaire marxiste, son style personnel et son imaginaire l’éloignent de cette idéologie. Car sa vision « poétique » des choses ne peut tout à fait se soumettre aux systèmes d’analyse, rigide, que propose l’idéologie marxiste. Avant même la rupture politique avec les communistes, l’écriture de Giono et sa façon de voir l’éloignent déjà d’eux.

Le dernier passage de « Je ne peux pas oublier » (VII, 269-270) place le problème sur un autre plan. En effet, l’image de la crucifixion, qui clôt le passage précédent (VII, 269) que nous avons déjà cité, entraîne celle des camarades tombés sur le champ de bataille. La première phrase ‘: « La terre fait paisiblement du pain »’ (VII, 269) attire particulièrement l’attention car elle anticipe un peu sur le texte des Vraies Richesses . Mais cette paix s’oppose au souvenir pénible de la mort des camarades. Le narrateur s’adresse alors à chacun d’eux par son nom, pour lui rendre un hommage, tout en commençant à chaque fois par la même phrase et en changeant seulement le nom :  ‘« Je te reconnais, Devedeux qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l’hôpital en attaquant le fort de Vaux. ».’ Il s’adresse ainsi individuellement à Devedeux, à Marroi, à Jolivet et à Veerkamp, puis à tous les quatre à la fois :

 Je vous reconnais tous, et je vous revois, et je vous entends. Vous êtes là dans la brume qui s’avance. Vous êtes dans ma terre. Vous avez pris possession du vaste monde. Vous m’entourez. Vous me parlez. Vous êtes le monde et vous êtes moi. Je ne peux pas oublier que vous avez été des hommes vivants et que vous êtes morts, qu’on vous a tués au grand moment où vous cherchiez votre bonheur, et qu’on vous a tués pour rien, qu’on vous a engagés par force et par mensonge dans des actions où votre intérêt n’était pas. [...] Vous dont j’ai vu le sang, vous dont j’ai vu la pourriture, vous qui êtes devenus de la terre, vous qui êtes devenus des billets de banque dans les poches des capitalistes, je ne peux pas oublier la période de votre transformation où l’on vous a hachés pour changer votre chair sereine en or et sang dont le régime avait besoin.
Et vous avez gagné. Car vos visages sont dans toutes les brumes, vos voix dans toutes les saisons, vos gémissements dans toutes les nuits, vos corps gonflent la terre comme le corps des monstres gonfle la mer. Je ne peux pas oublier. Je ne peux pas pardonner. Votre présence farouche nous défend la pitié. Même pour nos amis, s’ils oublient. (VII, 270)

Deux images qu’on peut relever ici sont récurrentes chez Giono. La première est celle des corps disloqués et pourris de ces morts. Par exemple, en s’adressant à Devedeux le narrateur dit :

‘Ton oeil qui ne bouge plus se remplit de poussière dans les sables des torrents. Ton corps crevé, tes mains entortillés dans tes entrailles... (VII, 269)’

A Jolivet, il dit :

‘ton visage a été d’un seul coup raboté, et j’avais des copeaux de ta chair sur mes mains, mais j’entends, de ta bouche inhumaine, ce gémissement qui se gonfle et puis se tait. (VII, 270)’

On trouve également cette image quelque pages auparavant :

‘Quand je parlais contre la guerre, j’avais rapidement raison. les horreurs toutes fraîches me revenaient aux lèvres. Je faisais sentir l’odeur des morts. Je faisais voir les ventres crevés. Je remplissais la chambre où je parlais de fantômes boueux aux yeux mangés par les oiseaux. Je faisais surgir des amis pourris, les miens et ceux des hommes qui m’écoutaient. Les blessés gémissaient contre nos genoux. (VII, 264-265)’

C’est dans Recherche de la pureté que Giono évoquera encore les corps pourris de ces soldats morts.

La deuxième, c’est l’image, poétique celle-là, qui naît des proportions démesurées que prennent ces mêmes corps dans leur fusion avec le monde. Elle apparaît notamment dans le dernier paragraphe de ce dernier passage de « Je ne peux pas oublier » qu’on vient de citer ( ‘« vos visages sont dans toutes les brumes... »’). Auparavant, le narrateur dit aussi à Devedeux : ‘« Ton front est là-bas sur cette colline posé sur les feuillages des yeuses, ta bouche est dans ce vallon » ’(VII, 269).

Par beaucoup de côtés, ce passage rappelle celui de Jean le Bleu où l’auteur adresse un hommage à son ami Louis David. Mais si ce dernier a été réellement un ami de Giono et qui a été tué pendant la guerre, les quatre noms évoqués ici, ne sont pas, d’après P. Citron, ceux de personnes réelles. Ce sont ‘« des personnages d’oeuvres antérieures de Giono : Marroi et Devedeux : se trouvent dans "Ivan Ivanovitch Kossiakoff  ", [...] Marroi et Jolivet dans Le Grand Troupeau , Veerkamp, il est, dans une variante du même roman »’ 306.

Tout le texte de « Je ne peux pas oublier » est basé sur deux idées essentielles : le « refus d’obéissance» qui est le titre de tout l’essai et l’impossibilité d’oublier, exprimée par la phrase du titre même de ce texte. On trouve pas moins de neuf occurrences, de phrases ou de mots qui expriment l’idée du « refus », et huit qui expriment l’impossibilité de l’oubli. C’est comme un mot d’ordre ou une règle de conduite que décide de suivre Giono au cours de ces années d’avant guerre. Dans Recherche de la pureté , le dernier de cette série d’essais pendant cette période, on trouve encore cette expression de « refus d’obéissance » (p. 643 et p. 645).

Le deuxième texte qui compose Refus d’obéissance et qui est intitulé « chapitres inédits du Grand Troupeau  » est un récit.

Le début in medias res nous place en plein action. La troupe est en train d’avancer vers Verdun. C’est la même atmosphère épique (la nuit, la pluie, le bruit...) qui caractérise déjà l’univers apocalyptique de la guerre dans Le grand Troupeau. Outre la réapparition de certains personnage du même roman, on peut remarquer l’image du « troupeau », que forme la masse des soldats, qui est en route vers le front et donc vers la mort. Cette image des moutons qu’on conduit à l’abattoir reste l’image dominante dans ce texte (puisque le titre même le laisse voir) : « On est tout comme un troupeau de moutons » (VII, 306), dit l’un des personnages. Un autre dit aussi :

‘"Tant pis, que ça finisse. D'une façon ou de l'autre. Je voudrais que ça ait tout craqué partout comme ici, que tout soit en troupeau comme nous et puis, basta, la pause, je veux de l'air!" (VII, 324-325)’

L'image du troupeau entraîne une autre image, celle du serpent, comme le montre le passage suivant :

‘[...] il n’y a dans la nuit, dans la pluie, que cette énorme bête de troupeau qui patauge dans la boue, qui se tord là-devant, qui se tortille là-derrière à piétiner jusque qui sait où? (VII, 273)’

La troupe qui se transforme en « troupeau », en « bête » avec l’allure d’un énorme reptile qui « se tord » et se tortille », donne un aspect à la fois inhumain et épique à cette marche.

Quelques page plus loin, on peut retrouver la même image :

‘Là-bas, loin dans les champs, la tête du troupeau marche, tâte la jointure des bois, s’enfonce; le corps suit, glisse à la pente, le reste glisse. (VII, 280)’

La troupe des soldats en marche est comparée aussi à d'autres animaux. Une fois à « un ver » géant :

‘La troupe s'allonge, s'étire comme un ver, puis se ramasse, puis s'étire, et comme ça jusqu'à cette route qu'on a trouvée tout d'un coup sous les pieds. (VII, 276)’

Une autre fois à « un gros rat » :

‘Et la cadence ondule de loin en loin sous les pieds de la troupe comme un gros rat qui courrait ici et là sous les pieds, entre les pieds, pour les délier de cette fatigue qui les entrave comme des liens d’herbe. (VII, 276-277)’

Cette marche prend parfois l'aspect d'un ruisseau ou d'un fleuve.

‘La route, la route; toute la terre sue ses hommes. Une grande main presse la terre comme une éponge et de longs ruisseaux d’hommes coulent à travers les herbes et les arbres. (VII, 282)’

Et une page plus loin :

‘Le fleuve du bruit déborde d’un coup et coule à plein val. (VII, 283)’

Le ruisseau devient parfois un ruisseau de boue et le « troupeau » se transforme en inondation qui déferle sur la plaine et qui gronde comme une mer :

‘L’infanterie anglaise monte, épaisse comme un ruisseau de boue, et le troupeau bleu des soldats français submerge le mont des Cats, inonde toute la plaine, palpite, luit, bondit et déferle lentement contre le front en grondant à coups sourds comme la mer. (VII, 326)’

L’image de la bête et l’image du fleuve sont une fois associée :

‘Brusquement, on a eu encore ce grand convoi là-devant. Celui-là ou bien un autre. On ne sait pas. On ne sait plus. Toute la nuit a l’air de rouler son ventre dans du gravier, comme un fleuve. On a côtoyé le charroi, peut-être à cent mètres [...] Et puis, on a encore esquivé la bête, la bête aveugle, on a profité qu’elle s’énervait en replis dans un val qui en était tout sonnant et on s ’est mis à monter le coteau... (VII, 275-276)’

Comparée à un animal ou à un élément naturel, cette troupe en marche, qui donne le signe de la force et de la puissance, est en marche, en fait, vers son destin inéluctable, c’est-à-dire vers sa propre mort. Le « troupeau » est conduit vers son « abattoir » (VII, 284)

Entres autres images significatives de l’univers apocalyptique de la guerre, on peut retenir celle du canon qui ressemble à une bête furieuse qui « beugle » et qui « brame » :

L’encolure de taureau d’un canon court écarte un buisson pour beugler.
On vient, on l’essuie, on lui caresse l’échine; il se gonfle encore, sort du buisson et beugle.
(VII, 284)

Et à la page suivante :

‘Là, à gauche, un gros mortier arc-bouté des quatre pattes brame en l’air, le cou tendu, brame, brame, à coup de gueule, puissant, brame à plein gosier; la rage le jette en avant, le mufle plein de feu, puis il se ramasse et brame encore. (VII, 285) ’

L’odeur des cadavres en décomposition qui empestent la terre, mêlée à celle de la poudre, constitue encore un élément de cette scène apocalyptique :

‘Cette terre a l’odeur des endroits bombardés. Cette odeur de poudre et de feu et au milieu ce louche sirop qui sucre le fond du nez et qui est l’odeur des hommes morts. (VII, 286)’

La même odeur est décrite encore quelques pages plus loin; elle devient insupportable pour le personnage d’Olivier :

Olivier ne répond pas. Il respire de longs morceaux de respiration pour chercher de l’aide dans l’air. Il y a cette odeur de sucre de tous les morts et des vieux morts. Un obus a crevé un trou où on avait enterré des hommes et un cheval.
Olivier vomit à pleine bouche une épaisse bave verte où il y a des filets de sang. Ça passe entre ses lèvres comme des flots d’échardes. Et ça s’arrache du fond de son ventre, et chaque fois il semble que toute la terre se secoue pour faire lâcher prise à Olivier cramponné là dans la boue et qui s’entête à résister, cramponné à pleins ongles. Il vomit là juste sous lui et quand le calme vient, il laisse sa tête dans son vomissement. (VII, 292-293)

Cette atmosphère caractérisée par l’odeur pestilentielle des cadavres et le dégoût qu’elle provoque, on la retrouvera un peu dans un épisode de Recherche de la pureté et dans un roman écrit plus tard, Le Hussard sur le toit où, cette fois, ce sont les cadavres des cholériques qui puent. Il s’agit dans ce roman d’une autre vision apocalyptique du monde.

Cependant, dans ce récit, les cadavres de ces soldats morts, même s’ils empestent, rejoignent la terre et entrent dans le cycle naturel des choses. C’est une idée que nous avons déjà relevée dans certains romans de Giono. Ici, le narrateur fait dire à l’un des personnages: ‘« Les morts [...] ils feront tout juste de l’herbe »’ (VII, 329). Et un peu plus loin :

‘[...] Le sort des bêtes et le sort des hommes, pareil; le rôle pareil. Tu veux la vérité? Il faut se laisser utiliser par les arbres, par le soleil, par la pluie, par les grosses choses. Ça sait ce que ça veut, ça a de grandes lois, toujours les mêmes depuis le commencement du temps et c’est ça la vérité... (VII, 329)’

C’est sur cette idée d’ailleurs que se clôt le texte : la mort donne lieu à une naissance :

Olivier claque des dents. Ses yeux se ferment dans leurs trous meurtris.
"Une naissance, dit Daniel. Tu vas encore faire partie de la terre." (VII, 330)

La dernière phrase du récit est mise ainsi en parallèle avec le dernier paragraphe de l'essai (VII, 270) que nous avons cité plus haut.

Par ailleurs, contrairement à l'essai, où la première personne domine, le narrateur ne se manifeste pas dans le récit. Il dit « on » pour raconter cet épisode de la guerre. Mais l'emploi du pronom indéfini ne marque pas tout à fait ici le « degré zéro » de l’énonciation; il ne signifie pas une absence totale du narrateur dans le texte. Celui-ci est plus ou moins impliqué dans ce qu’il raconte. Le « on » est une forme à peine voilée de « nous ». D’ailleurs, dans un passage - unique - le « on » est remplacé carrément par « nous » (nous soulignons) :

‘On est descendu jusqu’à frôler le convoi, jusqu’à l’avoir tout bouillant, tout tranchant comme un couteau, là-devant. Mais on l’a esquivé d’un tournant qu’on ne s’en est même pas aperçu. Il est resté d’un côté, nous de l’autre; on est entré dans un bois; le bruit de charroi s’est adouci. (VII, 274-275)’

Dans ce passage, l’emploi inattendu de « nous » montre, qu’inconsciemment peut-être, Giono pense à ses souvenirs personnels. D’ailleurs la compagnie à laquelle appartiennent les personnages du récit, est la même que celle de Giono lui-même, la 6e compagnie, qu’il évoque au début de « Je ne peux pas oublier ». En effet, on peut lire dans le récit :

‘L’ordre est venu. On est parti. On est rien que la 6e compagnie. Le capitaine va son train là-devant, tout doux, en vieux. (VII, 285)’

et dans l’essai :

‘Avec M. V., qui était mon capitaine, nous sommes à peu près les seuls survivants de la première 6e compagnie. Nous avons fait les Eparges, Verdun-Vaux, [...] La 6e compagnie a été remplie cent fois et cent fois d’hommes. La 6e compagnie était un petit récipient de la 27e division comme un boisseau à blé. (VII, 261)’

C’est par ces différents procédés que l’auteur assure l’articulation entre deux parties qui appartiennent à deux genres différents. La partie romanesque fait écho à l’essai. Nous verrons dans un autre chapitre comment dans presque tous ces essais il y a une part importante de romanesque.

Notes
302.

P. CITRON, « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque. Sur Giono de 1934 à 1939 », Op. cit., p.25

303.

Pourtant, on l'a vu, dans Virgile , écrit en pleine guerre (1943), Giono parle d'un officier qui est l'un des quatre amis d'enfance qu'il retrouve à cette époque.

304.

P. CITRON rapporte des propos analogues de Giono au cours d’une conversation, parus dans le n° 3-4 des Cahiers du Contadour de juillet 1937. Giono y parle même d'arithmétique et de gymnastique : « Moi je surveille ça de très près chez moi. Au début de l’année scolaire, ma fille me soumet ses livres de classe. Je les épluche avec soin et je barre au crayon gras tout ce qui entretient l’idée de guerre. Non seulement les livres d’histoire ou de récitation, mais même l’arithmétique. – L’arithmétique? – Oui; par exemple, on trouve dans le livre d’Aline (elle a onze ans...) un énoncé de problème sur des avions chargés de bombes à destination des villes ennemies. Rien que ça .../...Et je refuse aussi la gymnastique qui, sous couleur d’éducation physique, n’est que prétexte à marche en rangs, demi-tours en principe, préparation militaire. », « Notes et variantes » sur Refus d’obéissance , note n°1 de la p.266.

305.

A ce propos, P. CITRON remarque très justement : « L’importance de l’écrit comme compensation ou substitution à l’acte réel ne sera jamais assez souligné chez lui », dans « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque sur Giono de 1934 à 1939 », Op.cit., p.40.

306.

P. CITRON, « Notice » sur Refus d’obéissance , VII, 1030, note n°5.