III. B. Précisions 307 ou l’intensification de la lutte pacifiste

Au moment de la publication de ce texte, le climat politique connaît une tension, suite à la crise de Munich de septembre 1938. Giono multiplie les déclarations et signe notamment, le 11 septembre, avec Alain et Victor Margueritte, un télégramme adressé à Daladier, Chamberlain et Bonnet. Il télégraphie également, le 30 septembre pour lui dire : « Nous voulons que la France prenne immédiatement l’initiative d’un désarmement universel ». Dans ce sens, Hélène Laguerre écrit, de la part de Giono, à Gide, à Alain et à Martin du Gard, pour leur demander leur appui. Nous verrons plus loin que ces écrivains refusent de s’engager auprès de Giono.

Cet essai, qui est comme Lettre aux paysans un « Message », se divise en textes courts qui sont numérotés de 1 à 17. Leur contenu est très diversifié : messages, lettres, textes de manifestes, déclarations, etc. Ce qui les caractérise tous c’est le ton polémique, voire pamphlétaire, assez violent qu’adopte l’auteur à l’encontre de ces certains hommes politiques. Ils s’attaquent directement et nommément à des personnalités politique. Cet essai se rattache à l’actualité. Giono y parle d’événements précis et évoque des dates précises. Le style y est dépouillé et, contrairement à son habitude, Giono n’a presque pas recours aux images et aux métaphores.

Nous nous proposons de donner un bref aperçu sur le contenu de quelques uns de ces textes.

Le texte 1 (VII, 601-602) est une sorte de préambule dans lequel l’auteur exprime la nécessité d’une « précision » sur la situation déclenchée par l’événement du 28 septembre 1938 qui est relatif à « la mobilisation générale » (VII, 601), et sur l’attitude de certains qui ont « trahi ».

Les textes 2,3,4 et 5 (VII, 602-606) constituent une attaque contre Romain Rolland et Langevin. Giono reproche au premier l’emploi, dans le télégramme qu’il a adressé à Daladier et Chamberlain, de l’expression ‘« mesures énergiques »’ qui, selon Giono, sous-entend l’utilisation de la force. Giono reproduit le texte d’un télégramme à Daladier, qu’il a cosigné avec Alain et Margueritte, dans lequel il met l’accent sur le danger de la position de Rolland et de ses amis. Au-delà de Romain Rolland, Giono s’en prend aux communistes qui veulent faire la guerre (VII, 603). Il se montre si violent dans sa critique qu’il accuse Rolland de mensonge (VII, 604-605). Cette critique tourne même à la polémique personnelle dans cette phrase brève qui, à elle seule constitue le passage 3 : ‘« Feu Romain Rolland »’ (VII, 605)308.

Giono n’épargne pas non plus le cosignataire du télégramme de Rolland, Langevin. Il lui reproche de se contredire dans ses déclarations sur la guerre.

Selon Giono, ces hommes font passer l'intérêt de leur parti avant toute chose. Dans ce passage, il évoque également Hitler, en utilisant la formule ‘« Je n'oublie pas Hitler »’ (606), la même qu'il utilise pour parler de Daladier, comme s'il voulait mettre les deux hommes sur le même plan.

Dans le texte 6 (VII, 606-611), il s’adresse à Daladier, et évoque les réactions négatives à l’ordre de mobilisation qu’il a donné : ‘« il y avait une insurmontable répugnance à partir pour obéir à vos ordres »’ (VII, 607). Et l’auteur de donner des exemples de gens qui se sont mutilés pour éviter la mobilisation :

‘Un imprimeur s’est coupé les doigts avec son massicot; un boucher s’est coupé les doigts avec son couteau; un de mes amis s’est tiré un coup de revolver dans la main pendant que j’en ai encore le temps et le droit, m’a-t-il écrit. (VII, 607-608)’

Giono accuse alors Daladier, le gouvernement et les partis de mensonge (onze occurrences du mot « mensonge » sur deux pages, en plus de deux emplois du verbe « mentir »). C’est dire combien le ton qu’utilise Giono est virulent. Il se présente ensuite comme ancien soldat qui, en connaissance de cause, parle de la « gravité » qu’on remarque sur le visage des soldats; celle-ci n’a pas de rapport avec le « patriotisme », comme on le croit, mais avec la « peur ». Il rappelle alors la mutinerie de 1917 à laquelle il a participé. Selon lui, ce jour-là, la gravité qu’on voit sur les visages avait un autre sens : c’est la peur d’être fusillé309.

Le texte 9 (VII, 612-616) reproduit le « manifeste des ajistes lyonnais ». C’est une « lettre ouverte au président Daladier ». Dans ce passage, Giono loue l’action des syndicats des instituteurs et des P.T.T. Il loue aussi celle des « Ajistes ». Il rappelle qu’il en était ‘« la moitié du président d’honneur du 1er Congrès des auberges de la jeunesse à Toulouse »’ (VII, 613). Il explique ce qu’est un acte révolutionnaire, qui ne peut être, selon lui, qu’un acte individuel (VII, 615-616).

Dans le texte 11 (VII, 617-621), il exprime l’espoir de voir la guerre évitée. Il reconnaît, en outre le rôle des ouvriers dans la lutte contre la guerre. Il dit qu’il a été, dans Lettre aux paysans, injuste à leur égard.

Dans le texte 14 (VII, 622-624), Giono imagine une ‘« déclaration de franchise »’ (VII, 623), sous forme d’une lettre adressée au « ministre de la guerre » par un artisan, un ouvrier ou un paysan, dans laquelle celui-ci expliquerait son incapacité à faire ‘« le métier de la guerre ».’

Dans le texte 15 (VII, 624-625), Giono dit espérer, après les accords de Munich, un ‘« désarmement général »’. Il dit avoir pris des initiatives personnelles dans ce sens, en écrivant à un ami et en adressant un télégramme à Daladier.

Dans le texte 16 (VII, 625-631), il commence par ‘« donner des précisions sur [s]es actes personnels du 24 au 29 septembre 38 ».’ Il explique la nécessité de ce compte rendu par le fait que les autres pacifistes, qui sont « dispersés », ont ‘« besoin de savoir ce que les autres font »’ (VII, 625). Il rappelle, notamment sous le titre « Certitude », son refus d’obéissance, bien qu’il soit « mobilisable ». Il insiste sur cette même position dans ‘« Déclaration du 7 septembre 1938 »’ (VII, 629-630). Il dit aussi qu’il n’est pas allé à Paris parce qu’il est plus utile dans sa région. Son rôle est si important que son téléphone et son courrier sont continuellement surveillés. Le passage intitulé « Message à l’occasion de l’inauguration d’une auberge de la jeunesse, septembre 1937 » est un appel en faveur de la liberté, du travail artisanal et de la paix. Appel aussi pour la destruction de l’armée. Giono affirme également qu’ ‘« il n’y a pas plus de frontières idéologiques qu’il n’y a de frontières territoriales à défendre »’ (VII, 628). Dans « Message d’entrée au 1 er Congrès des auberges de jeunesse, Toulouse, 1938 », il s’adresse aux jeunes et leur dit de se méfier des hommes plus âgés qu’eux, qui cherchent à leur ‘« donner une conscience de masse pour détruire cette conscience individuelle qui fait [leur] propre beauté »’ (VII, 628). Il compare les jeunes d’aujourd’hui à ceux de sa génération qui ont ‘« écouté les poètes, les écrivains, les hommes en place de la génération hors jeu »’ (VII, 629). Il leur dit enfin : ‘« Ne suivez personne. Marchez seuls. Que votre clarté vous suffise»’ (VII, 629). Dans « Déclaration du 15 septembre » (VII, 630), il affirme que le gouvernement se trompe en croyant que les Français sont pour la guerre. Selon lui, ceux-ci ‘« sont résolus à ne pas faire la guerre quelle qu’elle soit, et quels que soit les ordres qui leur seront donnés. »’ (VII, 630). Dans « Les seules vérités », il rappelle ce qu’il pense des héros et de l’héroïsme.

Le texte 17 (VII, 631) semble ne pas avoir beaucoup de rapports avec les textes précédents. Le contenu et le ton changent. L’auteur y parle de l’abondance de « la récolte de raisins », de la paix qui règne. Les trois dernières phrases, qui ont valu à Giono pas mal de critiques, soulignent encore son engagement pacifiste :

C’est la paix.
Je n’ai honte d’aucune paix.
J’ai honte de toutes les guerres. (VII, 631)

Les thèmes qu’on trouve dans Précisions sont, comme on l’a vu, multiples et variés. Ils reflètent une fois encore l’engagement de l’auteur. Mais cet engagement prend ici différentes formes. Il se manifeste par des actions concrètes, par des manifestes, des déclarations, des télégrammes... Le rôle que veut jouer Giono sur la scène politique est particulièrement souligné. En effet, l’auteur manifeste sa présence sur cette scène en s’adressant directement aux hommes politiques. Il montre qu’il a son mot à dire sur les questions de l’actualité. Mais ce qu’il dit va parfois un peu loin, au point que cet essai apparaît comme un règlement de compte personnel avec tous ceux qui, à ses yeux, mettent la paix en péril. On l’a vu, l’auteur s’en prend aussi bien aux dirigeants politiques et syndicaux qu’à des personnalités, qu’il accuse tous de mensonge. Il s’attaque en particulier aux communistes qu’il met au même niveau que les nazis :

‘Non, il n’y avait pas de sang froid devant la guerre, il y avait une horreur sans nom de ce qui se préparait dans l’indifférence des lâches, dans la hâblerie vantarde des communistes et des nazis. (VII, 608)’

Dans cet essai, à plusieurs reprises, l’auteur mentionne les noms des principaux acteurs de la scène politique internationale. En plus de Daladier, on trouve le nom d’Hitler (pas moins de 7 fois) de Mussolini (2 fois) et de Chamberlain (2 fois). Ce qui donne encore de l’importance au rôle que se donne l’auteur sur cette scène.

Contrairement aux autres essais où, en général, il peut avoir recours à l’allusion, aux critiques plus ou moins voilées des personnes, ici il est plus direct. Par exemple, dans Refus d’obéissance , on a vu que, s’il s’en prend à l’Etat capitaliste, c’est en tant qu’institution et système; dans Précisions , en revanche, il s’en prend aux individus eux-mêmes. Le ton est plus ferme. Même le recours à l’usage des images et des métaphores qui caractérisent les autres essais, est presque inexistant ici. Giono ne cherche plus à épargner ses adversaires.

D’autre part, on peut dire que dans ces essais, et dans Précisions , en particulier, Giono exprime une vision manichéenne du monde, qui consiste à séparer le monde politique en deux clans totalement opposés : d’une part il y a tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont pour la guerre, et d’autre part, il y a ceux qui sont pour la paix. Il y a donc ceux qui incarnent le mal et ceux qui incarnent le bien.

Le fait que Giono rappelle son engagement passé et qu’il insiste sur son action actuelle, est non seulement une manière de montrer que son caractère est inflexible (contrairement à ceux qui ont abandonné le pacifisme) et que son action est d’une transparence irréprochable, mais aussi une manière de prouver que son rôle est important et qu’il est en mesure d’influer sur le cours des événements. En parlant de sa détermination à oeuvrer, par tous les moyens, contre la guerre, il se place parmi ceux-là mêmes qui font les événements.

Mais, tout en cherchant à être en rapport étroit avec l’actualité, Giono ne s’empêche pas, toutefois, d’inventer. Il invente, par exemple, dans l’épisode où il veut montrer à Daladier comment les gens refusent l’ordre de mobilisation. Certains d’entre eux s’infligent des mutilations pour éviter d’être appelés (VII, 607-608)310.

Ce qui différencie Précisions des autres essais, c’est peut-être aussi sa forme. On a vu que cet essai est très composite. Giono y place des textes très divers. Mais il a aussi joué sur la diversité typographique, et la variété même des caractères, car ‘« il a voulu frapper visuellement le lecteur pour le convaincre plus sûrement »’ 311. C’est à notre connaissance la seule fois où il a recours à ce jeu sur la forme, bien que d’autres essais contiennent, eux aussi, des passages appartenant à des genres différents (comme Le Poids du ciel ).

Mais, au-delà des années qui séparent leur rédaction respective, cet essai et Refus d’obéissance sont très proches, dans la mesure où Giono, en 1938, renouvelle son engagement de 1934, lorsqu’il écrivait le chapitre « Je ne peux pas oublier ». Il fait lui-même le rapprochement entre les deux textes :

‘D’autre part, mon action générale s’exprime par les déclarations suivantes. (Sans parler de Refus d’obéissance qu’on n’écrit pas si l’on a l’intention secrète d’obéir.) (VII, 626)’

comme pour montrer que, au-delà des années et des changements survenus, il conserve, lui, ses opinions parce qu’il les croit justes et toujours d’actualité.

Précisions est donc un essai qui présente divers aspects d’une lutte pacifiste de plus en plus intense. L’importance que l’auteur donne à son action et à son image d’homme pacifiste ne réside pas, comme dans d’autres essais, dans l’emploi des images, dans le style poétique ou dans la dimension romanesque qu’il donne à certains événements, elle réside, au contraire, dans le style dépouillé, dans le ton direct et parfois violent qu’il utilise en s’adressant à ses adversaires et dans la brièveté et la variété des documents qu’il insère dans l’essai.

Peut-être Giono, un peu débordé par les événements, ne prend-il plus le temps d’écrire à son aise (il rédige le texte entre le 6 et le 14 octobre 1938) et de donner à l’essai la dimension littéraire qu’il donne habituellement à ses textes. Mais cette hypothèse n’est pas valable pour Recherche de la pureté qui vient après celui-ci, et où l’on retrouve un Giono soucieux du style et des images poétiques. Il s’agirait alors, très probablement, d’un choix délibéré de l’auteur qui, pour mieux frapper ses lecteurs, présente ce texte sous cette forme bien particulière. D’ailleurs, malgré les points communs, tous ces essais pacifistes diffèrent les uns des autres.

Comme pour l’autre « Message », Lettre aux paysans, Précisions n’a pas eu le succès escompté. Leur publication a suscité des polémiques : par exemple celle avec R. Arcos à propos de R. Rolland.

Notes
307.

Essai écrit entre le 6 et le 14 octobre 1938 et publié la même année.

308.

Malgré le ton assez violent qu’adopte l’auteur dans cet essai, Denis LABOURET pense que « l’écriture polémique de Giono paraît presque retenue : elle évite les débordements d’Aragon et de Céline ou les outrances de la presse engagée », « L’écriture polémique de Giono », in Giono l’enchanteur, Op. cit., p.32.

309.

Nous reviendrons plus longuement sur cette mutinerie en parlant de Recherche de la pureté où il est question encore de cet événement.

310.

P. CITRON souligne le caractère fictif de certains de ces faits que rapporte Giono, « Notes et variantes » sur Précisions , note n°1 de la p. 608.

311.

P. CITRON, Op. cit., p.1188