L’action de Giono repose sur une éthique qu’il ne cesse de rappeler tout au long de ces années.
Giono ne se contente pas de dénoncer dans ses écrits l’esprit de guerre que certains essaient de propager parmi les jeunes, il invite parfois ses amis pacifistes à l’action. Pour dénoncer les idées contenues dans le télégramme adressé par Romain Rolland à Daladier et à Chamberlain, Alain écrit un autre télégramme et y met le nom de Giono à côté du sien et de Margueritte312. Il écrit à Giono pour le lui faire savoir313. Celui-ci lui répond en l’assurant de son accord sur cette initiative. Mais il écrit surtout :
‘Le temps est passé des manifestes qui n’engagent pas. Désormais, les mots qu’on écrit pour la paix ne doivent être que le symbole des actes et non plus de simples mots. Il faut que les innombrables pacifistes qui m’assiègent de lettres et de visites sachent que nous sommes décidés à agir. La résistance se cristallisera. Désormais tous les manifestes doivent être de modèle unique : si vous gouvernement vous faites ça, voilà ce que je ferai, moi. Et courir son risque. Je vous ai dit que j’étais prêt à tout sacrifier, je vous le redis maintenant où il faut passer à l’action : je suis prêt à tout sacrifier pour empêcher la guerre. Tout est préparé depuis longtemps et je ne [sic] suis sûr d’agir avec le plus grand calme sans jamais perdre mon sang froid. Je me suis soigneusement entraîné dans ce sens. / Hélène Laguerre qui [...] a le téléphone a reçu de moi jeudi en même temps que la mission d’aller vous voir, le plan d’une action très simple que nous devrions mener. Il n’y a pas besoin d’autres hommes que vous - et j’ai dit aussi Gide - et moi. A nous trois nous pourrons arrêter cet enchantement qui faisait délirer les trains de réservistes lundi soir. Soyez assez bon cher Alain pour examiner le projet d’action que vous proposera H. Laguerre et je vous en supplie combattons ensemble le grand combat. / Je suis ici sur la frontière et très fidèlement entouré de complicités fidèles dans les postes et les Etats-majors qui me renseignent heure par heure et me transmettent les doubles des télégrammes officiels. Pour le moment nous avons encore tout le temps d’agir. ET ON NOUS CRAINT. / Merci, cher Alain / Jean Giono314.’Dans cette lettre, on remarque tout d’abord que Giono s’attribue un rôle important : il est sollicité par de ‘« nombreux pacifistes »’ qui ‘l’ « assiègent de lettres et de visites ».’ Le poste qu’il occupe est, au plan stratégique, très important : ‘« Je suis ici sur la frontière »,’ affirme-t-il. Son action, qui est présentée comme une réponse à cette sollicitation populaire, se révèle comme une action bien organisée. L’auteur dit, en effet, qu’il a préparé un ‘« plan d’une action »’ qu’il a envoyé à son amie H. Laguerre qu’il a chargée d’une « mission ». En outre, cette action a été possible grâce à des espions. Ceux-ci sont des ‘« complicités fidèles dans les postes et les Etats-majors ».’ Le climat dont il entoure cette action est comme celui d’une franc-maçonnerie. Il fait penser aussi à celui qui régnera dans Le bonheur fou, et que vivra Angelo dans son combat pour la liberté de l’Italie.
Mais dans cette lettre, Giono précise également certains faits importants. Il explique, par exemple, ce qu’il entend par « engagement ». Pour lui, à cette période qui précède la guerre, l’engagement n’est plus celui des manifestes, mais celui de l’action. Il ne dissocie pas la parole de l’action, mais il précise désormais les sens et la portée des mots. Il ‘« ne doivent être que le symbole des actes et non plus de simples mots ».’ C’est là une nuance importante qu’il apporte au discours engagé. Certains termes, comme « résistance », « organisation », « risque », « sacrifier » appartiennent au lexique de l’engagement qu’on trouve en effet chez certains contemporains de Giono. Il y a de ce fait un certain rapprochement avec eux. Mais l’engagement chez Giono est différent.
On sait que l’engagement de Gide, par exemple, repose sur les prises de position dans des textes écrits. Tandis que pour Malraux, l’action (proprement dite, sur le terrain) est menée en même temps que l’écriture engagée : pendant qu’il participe à la guerre d’Espagne, il écrit L’Espoir qui est un roman sur cette guerre. Giono, lui, n’est pas un homme de terrain, parce qu’il est contre toutes les guerres. Pourtant, d’après cette lettre, l’action qu’il entend mener n’est pas moins obstinée. Elle doit être pratique et efficace et suivre de près l’actualité. Elle repose, en outre, sur la « résistance », autrement dit sur un refus catégorique de la guerre. D’autre part, cette action peut mener à des « sacrifices », mais tout différents de ceux que réclament les apologistes de la guerre. Car il sait qu’il court des « risques », en évitant tout genre de compromis. Risques qui peuvent venir même de ses anciens amis. Mais il est conscient que c’est le prix à payer.
Dans cette lettre, Giono montre, en outre, qu’il est capable de mener une résistance « organisée », qu’il est entouré d’amis fidèles et qu’il sait ce qu’il doit faire. Le concept d’organisation s’inspire peut-être de l’action collective menée par des groupes de résistance (telle qu’elle est décrite dans L’Espoir). Mais elle n’est pas sans contradiction avec l’engagement individuel qu’il prône en général.
Ainsi, chez Giono, il n’ y a souvent pas de distinction entre la parole et l’action. Celle-ci peut prendre une ampleur excessive parce que l’auteur se laisse emporter par l’élan de son discours. C’est pourquoi, à notre avis, on peut déceler certaines contradictions. A force de vouloir montrer l’importance du rôle qu’il joue dans l’actualité, Giono est amené souvent à gonfler les faits. C’est dans ce cadre qu’on peut parler par exemple du projet de sa rencontre avec Hitler, qui l’a occupé entre 1938 et 1939315. A ce propos, Giono écrit le 24 novembre 1938 à Yves Farge (c’est souligné dans le texte) :
Son ami Alfred Campozet rapporte, de son côté, ce que Giono lui a dit, à lui et à Lucien Jacques, à propos de cette rencontre :
‘« Je crois devoir accepter, nous dit-il. On ne sait pas ce qui peut en sortir. Tout doit être tenté. Mais j’y mets deux conditions. La première, c’est que la rencontre ait lieu en France, en pleins champs. Je serais mal à l’aise dans un bureau. Je veux avoir auprès de moi des arbres, des près, des collines, mon monde à moi, le monde vrai, en somme. La seconde, c’est que nous ne soyons accompagnés que de nos seuls interprètes, le sien et le mien qui, j’y tiens essentiellement, sera juif. »316 ’Après différentes tractations, cette rencontre n’a pas eu lieu. Les conditions que Giono avait posées pour rencontrer Hitler auraient contribué à la faire échouer. Giono aurait peut-être cherché à s’y dérober.
Selon P. Citron, Giono ‘« aurait [même] dit à certains qu’il avait rencontré Hitler qui lui aurait promis le maintien de la paix »’ 317.
L’engagement n’est donc pas, quelquefois, suivi de faits. Par exemple, on a vu plus haut comment il évoque dans son Journal en date du 1er mai 1935 des ‘« embêtements de pied et d’angine » ’qui l’ont empêché de se rendre en Allemagne pour tenter d’intervenir en faveur des communistes menacés d’exécution. Un autre fait est, à notre avis, également significatif : Giono aurait proposé, à la veille de la guerre, des solutions permettant à ses amis de s’enfuir318. Il propose trois idées. Il s’agit d’abord d’un « bateau » qui emmènerait vers un refuge lointain « quarante ou cinquante personnes ». Puis, selon A. Campozet319, de ‘« retraites secrètes avec souterrains et réserves de vivres »,’ où ses amis pourraient se cacher. Enfin d’un « exil » vers la Suisse que Giono a effectivement ‘« commencé à [...] organiser [...] en fin août ou début septembre 1939 »’ 320. Il promet de les y rejoindre. P. Citron commente ainsi ces faits :
‘« certains l’auraient pris au mot, et il ne les aurait pas rejoints. Il aurait ainsi, sans le vouloir, risqué de les jeter dans une aventure sérieuse. S’est-il fié à sa réputation de fabulateur? Il savait que ses proches - sa famille, L. Jacques, A. Campozet, etc. - ne le croyaient qu’avec réserve, et traitaient souvent ses récits comme des romans. S’imaginait-il que personne n’attachait d’importance, dans l’ordre des faits matériels, à ce qu’il disait? Je crois plutôt à une explication que j’ai donnée ailleurs : homme fondamentalement de langage, il avait le sentiment (un peu extravagant, ou délirant, si l’on veut, mais c’est ainsi) que tout ce qui avait été fait par des mots pouvait être défait par d’autres mots, et n’avait donc jamais la consistance de l’irréversible. Et, à ce moment précis, sa fabulation était favorisée par le fait que nombre de pacifistes en plein désarroi l’interrogeaient pendant ces jours dramatiques, et le pressaient naïvement de fournir une solution à leur problème. Et les solutions, c’est toujours dans son imagination qu’il les trouvait. »321 ’Il y a donc quelquefois décalage entre l’engagement (par la parole) et la mise en pratique de cet engagement. Giono ne semble pas, au moment où il s’engage, mesurer ni les difficultés ni les conséquences, sur lui et sur les autres, de ce qu’il promet de faire.
Si l’action qu’il veut entreprendre ne dépasse pas parfois le niveau du discours qu’il tient, c’est parce que, pour lui, « dire » (oralement ou par écrit) est une façon d’agir. C’est pourquoi, il peut inventer des situations ou des faits qui n’ont apparemment pas de rapport avec la situation concrète, alors que pour lui ces faits tiennent lieu de la réalité. Les projets qu’il rêve de réaliser sont si clairs dans son esprit qu’il ne doute peut-être plus de leur existence effective. Il en parle avec précision et détails. C’est une manière pour lui de les vivre. Il lui arrive ainsi de confondre le « réel » et l’écriture du « réel ‘». « L’importance de l’écrit comme compensation ou substitution à l’acte réel ne sera jamais assez soulignée chez lui comme chez tant d’autres écrivains »’, remarque très justement Pierre Citron322. Il transforme les faits historiques comme il le fait pour le « réel » en général, aussi bien dans ses textes autobiographiques que dans ses romans. Il crée des situations imaginaires, « à côté » de celles qui existent, comme il l’explique, par exemple, en 1951 dans ses Entretiens avec Amrouche :
‘Je ne pourrais jamais être un journaliste, décrire un fait divers qui s’est passé sous mes yeux. J’ai essayé : j’en suis totalement incapable. Quand je veux, dans mon journal personnel, marquer un événement qui vient de se passer dans ma vie, essayer de serrer au plus près, je vois toujours l’endroit où je triche. (Ent., 71)’Le terme « triche » fait bien sûr penser aux Grands Chemins . Dans ce romans, on verra que le thème de la « tricherie » est important parce qu’il y est lié à la problématique de la création. Ici, l’auteur soulève un problème très particulier : comment, en tant que romancier, continuer à écrire à propos du pacifisme et de son engagement en restant attaché à la réalité. En effet, il est d’une part lié à une situation politique et sociale, et de ce fait il doit écrire des textes dans un style clair, à la limite du style journalistique (comme il tente de le faire dans Précisions ), pour que sa parole porte vraiment et atteigne tous les lecteurs auxquels sont destinés les « essais pacifistes » en général et les « Messages » en particulier. D’autre part, parce qu’il n’est pas journaliste mais romancier, il est toujours tenté de donner à ce qu’il écrit une portée autre que le texte engagé est censé avoir. C’est tout le problème de l’écriture dans les « Essais pacifistes ». Giono « triche » non seulement dans son Journal , comme il le dit, mais aussi dans ces essais. Il s’aperçoit donc qu’il a tendance à écrire comme un romancier. C’est de cette manière que s’explique cette part d’exagération, voire quelquefois d’affabulation, dans ces textes.
Dans une lettre, Giono parle d’étudiants allemands qui connaissent ses oeuvres et ses idées et qui l’admirent. C’est ce que lui confirme un journaliste qui est, écrit-il, ‘« en train de faire une longue enquête en Allemagne. Il me dit que tous les étudiants sont fous de mes livres et qu’ils n’ignorent pas du tout ma position en face du national-socialisme et de la paix »’ 323.
De son côté, un ami, Jean Josipovici, publie, en mai 1939, une Lettre à Jean Giono, dans laquelle il invite ce dernier à devenir un saint 324.
Poussé, et grisé, sans doute par la confiance qu’on lui fait, Giono est de plus en plus emporté par son enthousiasme. Il fait des déclarations de plus en plus fracassantes.
Voir Précisions , VII, 602-603.
Rapporté par P. CITRON dans sa « Notice » sur Précisions , Op. cit., p.1184.
Ibid.
Sur cette question, voir le Journal , p.287-289, p.292 et p.299. Voir aussi P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.296-297 et « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque. Sur Giono de 1934 à 1939 », Op. cit., p.37-39.
Témoignage rapporté par P. CITRON, « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque. Sur Giono de 1934 à 1939 », Op. cit., p.39.
Op. cit., p.37.
Op. cit., p.41.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Op. cit., p.40.
Rapporté par P. CITRON dans « Notes et variantes » sur le Journal (1935-1939), note n°3 de la p.292.
Op. cit., note n°3 de la p.290.