IV. B. Suivisme et popularité

Cependant, à maintes reprises, Giono se refuse à l’idée de paraître comme guide ou comme quelqu’un qui dicte aux autres ce qu’ils doivent faire. Dans Refus d’obéissance , il affirme :

‘Ce que je dis n’engage que moi. Pour les actions dangereuses, je ne donne d’ordre qu’à moi seul. (VII, 262)’

Il s’agit ici de toute une théorie de l’action chez Giono. Celle-ci repose sur l’engagement individuel, mais cet engagement a une implication collective. D’autre part, si la parole peut entraîner une action collective, il est le seul à en assumer la responsabilité. Cette éthique repose donc sur les données suivantes : engagement individuel, responsabilité personnelle et refus du suivisme.

Sur cette idée du refus du suivisme, on peut également mentionner les exemple suivants.

A la fin du Poids du ciel , Giono affirme :

‘Et voilà l’endroit où je vais vous laisser pour qu’à partir de là vous fassiez vous-même votre espérance. Je ne fais effort ni pour qu’on m’aime ni pour qu’on me suive. Je déteste suivre, et je n’ai pas d’estime pour ceux qui suivent. J’écris pour que chacun fasse son compte. (VII, 520)’

Dans son Journal , en date du 7 décembre 1937, on retrouve les deux premières phrases de ce passage auxquelles l’auteur ajoute :

‘Je ne tiens pas à ce qu’on m’aime, personnellement, moi, ni qu’on ait une absolue confiance en moi. Il faut avoir l’honnêteté de le dire, dans ces temps où il y a partout des gens qui veulent se faire suivre, ayant chacun trouvé l’idéal et la mystique (je serais désespéré qu’on pût me confondre avec ceux-là), dans ce siècle où il y a tant de suiveurs tout prêt à suivre et à admirer sans prendre le temps de faire leur compte, je n’écris ni pour qu’on m’aime ni pour qu’on me suive. Mon rôle n’est que d’écrire des poèmes. Je désire seulement que chacun fasse son compte en soi-même. (VIII, 228-229)’

Giono semble répondre ici à ceux de ses amis qui veulent qu’il soit un « guide », voire un « saint », et, en même temps, à ceux qui l’accusent d’être un « gourou », notamment au sein du groupe du Contadour. Il ne veut pas paraître comme un porteur d’« idéal » ou de « mystique ». Il ne veut même pas d’une « confiance absolue ». C’est là, sans doute, un trait de sa modestie et de son « honnêteté ». Il rejette donc le suivisme, qui est un phénomène caractéristique de l’époque. L’expression ‘« que chacun fasse son compte »,’ qu’on trouve également dans le passage précédent, résume bien l’éthique sur laquelle repose son engagement, et qui en définitive consiste en ce que chacun dispose de la liberté de choisir sa propre voie.

Dans Lettres aux paysans, il affirme à peu près la même idée quand il s’adresse aux paysans :

‘Je ne cherche pas à me faire aimer; je cherche à éclaircir; c’est tout à fait autre chose. Je suis personnellement sans aucune importance. (VII, 582)’

Déjà, le 27 novembre 1936, il exprime cette même position : 

‘« Je ne cherche pas à me faire suivre. Je cherche à dire la vérité, et j’ai sûrement dit la vérité. » (VIII, 158) ’

Il affirme, le 20 avril 1938, dans une lettre à Louis Brun ‘: « Je serai chaque fois seul engagé mais entièrement engagé. »’ (VIII, 241). Il écrira le 8 septembre 1938 dans ce même Journal :

‘De toutes parts on me demande quoi faire? Visites, lettres. Je ne donne d'ordre à personne. Je n'ai aucun remède général. Je dis seulement ce que moi je ferai et en ce sens la déclaration que j'ai adressée hier est une réponse générale. (VIII, 263)’

De même, s’adressant aux jeunes des « Auberges de jeunesse », il dit dans Précisions :

‘Ne suivez personne. Marchez seuls. Que votre clarté vous suffise. (VII, 629)’

Dans le texte, publié en « Appendice », intitulé «Historique des événements personnels survenus pendant les huit jours qui vont du 5 septembre au 12 septembre 1938 », Giono donne un conseil à ses amis :

‘Je leur ai dit : "Vous avez une conscience, c'est elle seule qui vous commandera. N'obéissez qu'à votre conscience." 325 (VII, 1192)’

Cela n’empêche pas qu’il est conscient de sa popularité. Au moment où il rédige Les Vraies Richesses , Giono est persuadé que les jeunes l’écoutent partout. Il note ce sentiment dans son Journal , le 15 octobre 1935 :

‘« Et je continue à dresser des motifs d’ordre nouveau. Et la jeunesse les écoute et, de plus en plus, semble les entendre. Un peu partout les étudiants se groupent sous mon nom, à Aix, à Lyon, à Poitiers, à Grenoble, à Paris, à Nancy. Ce que j’écris maintenant va les coaguler définitivement. » (VIII, 63)’

Il sait que ses idées ont un impact important, comme le montre le passage suivant de son Journal où il relate la visite que viennent lui rendre les mineurs de Manosque. Il écrit, en effet, le 28 mai 1936 :

‘« Les ouvriers mineurs de Manosque sont venus et m'ont dit "Nous avons 20 à 25 mineurs qui sont nos fils et nos apprentis. Nous aimerions que tu leur expliques à eux - et nous écouterons nous aussi - ce que c'est que la musique, la littérature, la peinture. Veux-tu?" J'en avais bien entendu les larmes aux yeux et bien entendu j'ai accepté et j'ai commencé à tenir. Comme si on faisait entrer un fleuve dans les sables du désert! Une terre qui boirait le Mississippi, le Missouri et le Gange, et qui après fleurira formidablement de cet arrosage, je pense. Intérêt comme les premiers chrétiens quand ils écoutaient l'évangile. Nous avons bien fait de vivre jusqu'à maintenant. Donc, fondé tout de suite une sorte de Maison du peuple culturelle à Manosque. Ont demandé à venir quand ils l'ont su les ouvriers de l'usine de Ste-Tulle, des mines de Bois d'Asson. Dans deux mois nous serons plus de cinq cents inscrits. Touché au-delà du possible par ces désirs si profondément raisonnés. Et de servir véritablement à quelque chose. » (VIII, 124-125)’

Il apparaît ici que son rôle est semblable à celui qu’il attribue au « poète » dans certains de ses textes (notamment dans Triomphe de la vie ) ou à celui qu’il joue lui-même au sein du Contadour. C’est d’abord un rôle qui est en rapport avec l’art et la littérature, plutôt qu’un rôle politique. La « Maison du peuple » qu’il fonde avec ces ouvriers à Manosque est de caractère « culturel ». L’important pour lui est de « servir à quelque chose ». Cette idée de responsabilité de l’intellectuel est importante dans la conception même de l’engagement. Il la partage avec d’autres, comme Gide, Malraux ou Sartre. Si dans un autre passage du Journal , il se donne le titre de « professeur d’espérance », c’est qu’il met là une nuance, et en même temps une limite à ce rôle. C’est par la parole qu’il entend contribuer à aider ses contemporains. En effet, commentant Batailles dans la montagne , il écrit le 15 mai 1937 (à Hélène Laguerre):

‘« Mon rôle, dites-vous, est pénible si je dois assumer un renom d’écrabouilleur avant d’avoir droit au nom de professeur d’espérance. Je vous réponds d’abord que, très probablement, très peu de gens s’y tromperont et qu’on trouvera dans Batailles de fortes raisons d’espérer. » (VIII, 195)’

‘« Le poète doit être un professeur d’espérance »’ 326, affirmait déjà l’auteur en 1933, dans « Aux sources mêmes de l’espérance  », texte de L’Eau vive. Tel est son rôle. ‘« Il est obligé de voir plus loin, il est obligé de pressentir »’ 327. Ainsi, le poète est visionnaire. Mais ici, l’auteur parle peut-être davantage d’un rôle littéraire (qu’il attribue d’ailleurs à certains de ses personnages) que d’un rôle politique.

Une autre anecdote, que raconte Giono dans son Journal en date du 27 juin 1936, montre sa grande popularité :

‘« Lundi soir à Marseille, Fernand m’a traîné le soir à une représentation de films soviétiques à Alcazar. La salle était pleine : 4500 personnes. Usant de mon nom il a réussi à me faire placer. Un camarade m’a cédé sa place aux premiers rangs des balcons. Un peu après la lumière s’est allumée et quelqu’un est venu sur la scène et a dit "Camarades, une bonne nouvelle, Giono est avec nous ce soir." Alors toute la salle entière s'est dressée, s'est tournée vers moi en saluant du poing et en chantant La Ma r seillaise et il a fallu que je me dresse et que je dise quelques mots de remerciements. Alors ç'a été des hourrah sans fin, tout le monde debout et criant "Vive Giono" sans arrêt, sans arrêt. J'ai des devoirs, j'ai le devoir d'écrire... » (VIII, 129)’

Le mot « camarade » dénote le bon rapport qu’il entretenait alors avec les communistes. Ce sont d’ailleurs de « films soviétiques » qu’il est venu voir.

Le 30 novembre 1936, il souligne l’impact de ses idées sur les étudiants, les ouvriers et les paysans et parle d’associations qui se forment en son nom :

‘« Les étudiants de Nice d’accord avec moi contre le stalinisme. La maison de la culture à Marseille, en partie d’accord avec moi contre le stalinisme. A Besançon, étudiants et ouvriers d’imprimerie d’accord avec moi. A Alger, création d’un groupe intitulé "Refus d’obéissance ". Bientôt je vais avoir un groupe de paysans, région de Vachères, Banon, Reillane, qui sera également intitulé "Refus d'obéissance". Et il faudra compter avec ces noyaux. » (VII, 159)’

Giono croit au rôle primordial qu’il joue sur la scène politique. Il pense même que ce rôle sera plus important à l’avenir. C’est ce qu’il écrit le 13 mars 1937 dans son Journal :

‘ « Je suis sans démarrer à ma table, tout ébloui par tout ce qui va venir derrière ce que je fais maintenant. D’ici cinq ans, je veux qu’on ne puisse plus rien faire sans qu’on soit obligé de prévoir et de compter avec mes réactions. Alors, un grand pas sera fait. » (VIII, 178)’

En outre, il insère dans son Journal des lettres envoyées par des lecteurs convaincus par ses idées. Par exemple, on peut notamment lire dans l’une d’entre elles, écrite par Pierre Châtelain-Tailhade en date du 20 avril 1937 : ‘« Vous êtes l’aîné et le "drapeau" dans l'affaire. Je suis prêt à tout ce que vous jugerez bon. » ’(VIII, 188). Dans une autre, datée du 10 avril de la même année, « un groupe de soldats » (le fait que les expéditeurs soient des soldats est en soi assez significatif) lui écrit, en reprenant presque mot à mot des phrases de Refus d’Obéissance ‘:  « Avec vous nous refusons d’obéir à la guerre, nous ne voulons pas connaître une énième compagnie remplie cent fois et cent fois d’hommes. Nous voulons vivre, vivre sans essayer d’oublier sans porter la marque, sans subir jusqu’à la fin.»’ (VIII, 189). Dans la suite de cette même lettre (?), son auteur, qui dit désormais « je », écrit :

‘« Croyez-moi, dans les milieux de petits fonctionnaires où je vis votre nom se lève comme un drapeau. Vous êtes l’espérance de ceux qui ne veulent pas être des moutons. » (VIII, 191).’

Les mots « drapeau » et « espérance » témoignent de l’importance du rôle que ces lecteurs donnent à l’auteur. C’est un homme autour duquel se regroupent des jeunes avides de paix mais aussi de valeurs que l’auteur exprime dans des textes comme Que ma joie d e meure , Les Vraies Richesses et Refus d’obéissance .

Toutes ces lettres que l’auteur dit recevoir des admirateurs et des adeptes, les différentes associations qui se forment en son nom, les sollicitations dont il est l’objet (dont la plus importante, peut-être, est celle qui concerne son projet de rencontrer Hitler) semblent le conforter dans le rôle qu’il se voit jouer. Tout cela dissipe en lui la crainte d’être seul.

Même si Giono prône un engagement individuel, il ne peut empêcher que ses idées aient un impact notamment sur les jeunes. Mais comment expliquer alors la solitude dont il parle dans Recherche de la pureté , le dernier de ses essais pacifistes? Il se rend compte peut-être, en ce moment, que certaines de ses idées étaient «utopiques » (comme la croyance en une révolte paysanne). En plus, sa persistance dans le refus de la guerre n’est pas partagée par tous les intellectuels, surtout par les communistes.

Durant ces années de 1934 à 1939, Giono doit faire face à une situation qui devient de plus en plus grave à cause de la montée du fascisme et le développement des logiques de guerre. Son action s’inscrit d’une part dans la lignée des autres intellectuels engagés, mais en tant qu’écrivain à Manosque, loin des véritables affrontements des idées à Paris. D’autre part, en tant que pacifiste convaincu et intransigeant, il va élaborer sa propre stratégie de lutte. Dans cette stratégie, il va certes tenir compte des mouvements et des idées sur la scène politique et intellectuelle. Il va même emprunter des éléments à certaines idéologies ou pensées, en particulier à Gide, son ami depuis 1929, mais aussi à Aragon, au début, à Malraux et à Alain, c’est-à-dire les « les compagnons de route » des communistes. Mais, il va aussi choisir une voie qui lui est propre. Sa « résistance » à la guerre, il va l’exprimer quelquefois par l’action (coller des affiches, etc.), mais surtout par la rédaction de ces essais. Ce qui infléchit et réduit même son activité de romancier pendant cette période, comme on le verra dans le chapitre suivant.

Pour lui, le mot et l’acte font une seule chose. Ce qui fait que lorsqu’il parle de l’action qu’il mène, son discours n’est pas, parfois, dépourvu d’une certaine exagération. Pour porter, le mot doit être une force. Toutefois, Giono est sincère dans son engagement. Engagement individuel mais qui nécessite une « organisation » collective, comme on vient de le voir dans ces exemples où il parle des jeunes, des ouvriers ou de tous ceux qui l’assurent de leur soutien. De toute façon, avec les moyens dont il dispose, il tente de faire face à une situation qui est réellement désespérée. Il est comme les personnages de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, il voit parfaitement la tragédie arriver et tente par ses moyen de l’empêcher328.

Notes
325.

Rappelons que le mot « conscience » est un mot-clef de Malraux dans L’Espoir (il s’agit de transformer l’« expérience » en « conscience »).

326.

III, 203.

327.

Ibid.

328.

Selon P. CITRON, Giono a rencontré J. Giraudoux lors de son voyage à Berlin en 1931, Giono 1895-1970, Op. cit., p. 165. Par ailleurs, Citron fait un rapprochement entre cette oeuvre de Giraudoux et la « Préface » à L’Iliade (publiée dans De Homère à Machiavel ), que Giono a écrite en 1949, Op. cit., p.434.