IV. C. L’incertitude

Les « Essais pacifistes » ne reflètent pas seulement les idées et les positions politiques de l’auteur, ils sont aussi l’expression de ses sentiments divers et parfois contradictoires. Nous avons vu, par exemple, comment Giono accorde une grande importance à la « joie » mais aussi à la « peur ». Deux sentiments qui caractérisent les personnages mais qui accompagnent également l’auteur lui-même pendant ces années. Ils sont liés à deux autres sentiments, qui changent au gré des événements politiques : l’espoir et le désespoir.

Nous venons de voir que Giono donne de lui-même l’image d’un homme sûr de lui-même, du rôle qu’il joue dans les événements et aussi de sa popularité. Cette image ne va pas, pour autant, sans une autre, qui lui est tout à fait opposée et qui reflète chez lui l’incertitude, l’hésitation et le doute. C’est surtout vers 1938 qu’on peut noter chez lui cette sorte de fléchissement. Bien qu’il conserve intact son pacifisme, il redoute de plus en plus la guerre et surtout se voit de plus en plus seul dans la lutte qu’il mène.

Mais lutter seul est d’abord le signe d’un mérite. Giono n’a cessé de montrer qu’il veut toujours conserver son indépendance et sa liberté de penser. Mais dans Recherche de la p u reté , s’il montre qu’être seul est la qualité qui distingue le pacifiste, il montre aussi que c’est un drame que de se sentir seul devant le poteau d’exécution.

En effet, malgré les attaques franches et directes contre ses adversaires, on peut déceler chez Giono, à cette époque, la coexistence de deux sentiments : l’espoir et le désespoir. D’une part, l’espoir de voir la guerre évitée, et d’autre part le désespoir qui vient du sentiment que son action a été sans utilité. C’est ce qu’il dit dans Précisions , en qualifiant Le t tres aux paysans de « lettre désespérée » :

‘Nous sommes à deux doigts de tuer la guerre. Elle est blessée; elle n’est pas morte. Ne la regardons pas agoniser (et peut-être elle va guérir) maintenant qu’elle est par terre, sans pitié il faut lui écraser la tête à coups de talon. En juillet dernier, j’écrivais une lettre désespérée aux paysans sur la pauvreté et la paix. (VII, 617)’

Dans son Journal , le 14 septembre 1938, il exprime un sentiment d’espoir, même si, selon lui, le danger existe toujours sous une autre forme :

‘« [...] Le danger n’est plus dans la guerre depuis 3 jours. Il est dans la création d’une autarcie militaire française. Je sais ce que je dis. Il n’y aura pas la guerre. » (VIII, 268)’

Le désespoir est probablement né chez lui quand il s’est senti seul à vouloir aller jusqu’au bout. Son enthousiasme est en effet un peu bridé par le refus de ses amis, Martin du Gard, Gide puis Alain329, de signer ses manifestes. Chacun d’eux donne ses raisons à ce refus. Dans une lettre du 20 septembre 1938, Martin du Gard lui écrit notamment330 :

« [...] En ce qui me concerne (puisque vous me demandez ce que je pense) je crois que le plus impérieux des devoirs immédiats, en ces heures obscures, c’est de me répéter que je ne sais rien, que je n’ai aucun élément sûr qui m’autorise à juger et à donner ingénument mon avis. J’estime, en outre, que ce n’est pas au moment où le bateau est bousculé par la tempête et risque à toute minute d’être englouti, qu’il convient de tirer sur les pilotes, sur ceux, bons ou mauvais, que la majorité a mis au gouvernail, et dont le moins qu’on puisse dire pour leur faire momentanément confiance, est qu’ils sont les seuls actuellement à avoir des cartes et des boussoles entre les mains...
[...] En tout cas, plus que jamais je redoute de participer à ces appels collectifs que le monde intellectuel croit devoir multiplier. Si sympathiques, si généreux et bien intentionnés, si courageux qu’ils soient, si sensés même qu’ils me paraissent souvent, je les crois parfaitement inefficaces pour l’instant... » (VIII, 270-271).

Quant à Gide, il écrit notamment :

‘« [...] Mais la situation n’est plus la même aujourd’hui; si accru que soit le péril, il me paraît que le risque est trop grand, de faire échouer les pacifiques négociations en cours et d’affaiblir le peu d’autorité que notre voix peut encore espérer d’avoir, par le manifeste que vous me demandez de contresigner... » (VIII, 271-272).’

Alain, lui, répond ainsi à l’appel de Giono pour un « désarmement universel » :

‘« [...] Des amis communs ont désiré que je misse mon nom à côté du vôtre au-dessous de télégrammes sommaires, réclamant dès maintenant le désarmement universel. J’ai refusé d’après une résolution générale de ne rien improviser en ces temps extraordinaires. Je suis persuadé qu’il faut cinq ans de méditation politique toute à neuf avant de former une opinion sur l’Europe, sur la Paix, etc. » (VIII, 1186).’

Ces réponses ne peuvent que décevoir Giono, bien que dans sa réponse à Alain il exprime sa confiance en son ami (VII, 1187). C’est dans son Journal , le 13 octobre 1938, et sur un ton acerbe, qu’il critique cette attitude des « vieillards » qui ne bougent pas. Il écrit, en effet :

‘« Confirmation de toutes les craintes que j’avais pendant la crise. Démission totale des grands vieillards331. Pas un ne veut prendre ses responsabilités. Pourtant ils en ont. Pas un ne peut prendre ses responsabilités. Ils n’en ont plus la force intime. La France va vers une dictature à mystique militaire et patriotique. Mais les grands vieillards n’ont plus de force à consacrer au sauvetage des autres. Ils ont besoin de toutes leurs forces pour vieillir (durer) individuellement. » (VIII, 277)’

On peut noter dans ce passage une exacte prophétie à propos de l’avenir du pays et surtout à propos de ce que sera le régime de Pétain.

Avec d’autres, comme Chamson et Guéhenno la rupture s’est produite à cause de leur obéissance aux « ordres de Moscou ». A ce propos, il écrira le 11 avril 1944 dans le Jou r nal de l’Occupation :

‘Si en 1932 Guéhenno et lui [Chamson] sont pacifistes sans retour c’est que Moscou a besoin du pacifisme pour sa politique (je m’y suis laissé prendre) et si en 1939 et maintenant ils sont guerriers (mais soigneusement abrités) c’est que Moscou a besoin de l’héroïsme. (Moi je continue à être pacifiste, honni des uns et des autres.) Ils seront ministres et je serai fusillé. (VIII, 422)’

Une fois encore Giono a raison. La lucidité de ses vues en ce qui concerne la situation politique est frappante. Il constate que ses anciens amis ne sont plus libres de leur choix, du moment qu’ils changent de position au gré de la politique de Moscou.

Giono s’est d’ailleurs, depuis 1935, méfié des intellectuels, et a cherché à se séparer de certains d’entre eux, au risque d’« être seul » et « suspect ». C’est ce qu’il écrit le 13 juillet dans son Journal :

‘C’est le moment d’aller plus profond dans ce qu’on doit exiger des gauches. C’est le moment de me séparer de la foule pour de plus en plus réclamer de la netteté, de la pureté et de l’action. C’est de plus en plus le moment de me dresser contre le bavardage et les bavards. Je vais être seul sans doute et sans doute suspect. J’aurai pour moi mon estime et, le crible ayant passé à travers mes amis, l’estime de ceux qui resteront. [...] Je me méfie de l’intelligence de Gide et de Malraux, de la partialité mystique de Barbusse, du bon garçonnisme de Chamson, de cette sorte d’écroulement majestueux de Romain Rolland. (VIII, 31)’

Dans Le Poids du ciel également, il critique certains de ses anciens amis qui confondent esthétique et ambition politique:

‘[...] Presque tous mes camarades - je dois dire mes anciens camarades - se sont découverts des aptitudes à la direction des hommes. Je suis sûr que quelques uns - et je pense plus particulièrement à quelques uns - ne se sont plus endormis depuis deux ans sans rêver qu’ils sont à la tête d’innombrables bataillons d’hommes, qu’ils entrent dans la France, dans le monde, pourquoi pas? sur un cheval noir332, au son des cloches de Notre-Dame. Alors, voilà des hommes qui d’abord ont dit : "Je suis un artiste, c’est-à-dire un créateur avec tout ce que ça comporte de responsabilités magnifiques; je suis romancier, je suis poète, je suis essayiste, etc." (en réalité, ils faisaient une carrière) et brusquement, les temps y poussant, se sont dit et ont clamé : "Non, non, erreur profonde (nous le savions), je suis conducteur de peuple, moi, moi, voyez, je monte sur les estrades, j’ai la vérité dans ma bouche, je conférencie sur ma mystique, je guéris tout, je conduis les armées du peuple, je suis général et cantinière, tout, je suis tout, je parle, écoutez." Et quelques uns parlent fort intelligemment. Oh! il y a une extrême volupté à parler devant un immense auditoire de partisans déjà obéissants, qui ont cent rafales d'applaudissements prêtes dans les mains... (VII, 417)’

Dans ce passage, Giono essaie encore d’élaborer une éthique de l’écrivain engagé. Il souligne, par exemple l’incompatibilité entre le rôle de l’« artiste » et celui du « conducteur du peuple ». Si l’écrivain réussit à avoir une notoriété, il ne doit pas pour autant se mettre dans le rôle de chef ou de guide. Son vrai travail consiste à « créer des oeuvres d’art » et non à s’occuper de politique. C’est l’idée qu’il exprime dans le Journal le 28 février 1938 (c’est Giono qui souligne) :

‘Ma lutte pacifiste. En réalité, mon coeur me pousse (je pousse mon coeur) à lutter contre la guerre, pour l’homme, pour l’humanité, mais en vérité cette humanité et son bonheur sont parfaitement indifférents à ma joie personnelle et à mon corps. Je n’ai besoin que de créer des oeuvres d’art. C’est ma jouissance. Je jouis d’elles comme d’un corps. (VIII, 235)’

La position esthétique est en soi une position éthique. Même si dans un moment de désespoir il lui arrive de penser à abandonner la lutte (le « social » comme il appelle cela), et à se consacrer à son travail de romancier, il a toujours le sentiment d’avoir fait honnêtement son devoir et de s’être plié à une éthique. C’est à peu près l’idée qu’il exprime le 13 octobre 1938 dans son Journal :

‘« Fini aujourd’hui Précisions sur les événements du mois passé. Quel que sera le bruit que cela fera, ni attaques, ni rien ne m’empêcheront de laisser désormais tout ce social de côté. Hâte de me sortir de là. Mais enfin, c’était honnête. » (VIII, 278)’
Notes
329.

La lettre de Martin du GARD et celle de GIDE figurent dans le Journal , respectivement p.270-271 et p.271-272. Toutes les deux sont adressées à Hélène Laguerre. Quant à la lettre d’Alain, elle est citée par P. CITRON dans sa « Notice » sur Précisions , VII, p.1186-1187.

330.

Concernant cet « abandon » de la part de ses amis, voir P. CITRON « Notice » sur Précisions , VII, p.1185 et suiv.

331.

Dans ses « Notes et variantes » sur le Journal , P. CITRON remarque qu’il s’agit bien de Roger Martin du Gard, d’Alain et de Gide « avec qui Giono cessera toute correspondance jusqu’en novembre 1939 », note n°7 de la p.277.

332.

L’image du « cheval noir » est empruntée, semble-til à une anecdote de la vie de l’auteur. A ce sujet, P. CITRON écrit : « au témoignage d’Alfred Campozet, il est arrivé à un Contadourien de dire à Giono qu’il devait prendre la tête d’une croisade pour la paix et faire son entrée dans Paris sur un cheval blanc. Mais le propos peut être postérieur à la publication du Poids du ciel , et avoir été provoqué par ce passage . » « Notes et variantes sur Le Poids du ciel, note n°2 de la p.417. Rappellons, par ailleurs, que la première apparition d’Angelo dans Noé sera celle d’un chevalier qui est comme « un épi d’or sur un cheval noir».