I. A. 2. La quête des « vraies richesses »

On voit donc que le texte est d’une très grande variété, aussi bien sur le plan du contenu que sur celui de la forme. Des procédés d’énonciation divers et multiples sont également mis en oeuvre.

Certes, le texte dans son ensemble propose un « message » aux hommes concernant les « vraies richesses », mais dans les détails, il va plus loin que cet objectif. Certains aspects lui donnent un caractère plus complexe et plus riche. La quête des « vraies richesses » n’est pas, en effet, proposée ici sous forme d’une position théorique que l’auteur essaierait d’expliquer et de défendre par un discours argumentatif qui ferait valoir le bien-fondé de sa pensée, c’est d’abord, et surtout, un récit à la fois poétique et épique.

Dans les épisodes variés qui composent le texte on peut relever une structure constante reposant sur l’opposition entre les fausses et les vraies richesses, incarnées par deux espaces opposés : Paris et la campagne. Le narrateur parle de Paris comme d’une ville où la vie est « dénaturée » et où beaucoup d’habitants vivent en « esclaves », alors qu’il présente la campagne comme un endroit où l’on est libre.

Mais il ne s’agit pas seulement dans ce texte de présenter un état de fait ou de comparer deux situations opposées, il s’agit de raconter comment, à la campagne et à Paris, on peut parvenir différemment aux vraies richesses, Il s’agit pour le premier cas d’une quête (ou reconquête), et pour le deuxième cas d’une conquête.

En effet, à la campagne, l’épisode du pain ressuscité montre que cette richesse, même si elle existe naturellement au fond de chacun des habitants, elle est à retrouver et donc à reconquérir (nous verrons qu’à ce propos le rôle du « poète » est important car il consiste à rappeler cette vérité). Mais à la (recon)quête volontaire, pacifique et collective de la joie et des vraies richesses par les paysans eux-mêmes correspond la conquête violente et belliqueuse, celle-là imposée à Paris, car c’est dans un mouvement à la fois épique et allégorique qu’on voit la forêt marcher sur la ville et la détruire. C’est le combat épique contre les « monstres » et «les fausses richesses », combat de la ‘« civilisation naturelle de la sève et du sang »’ (VII, 244) contre la « froide inte l ligence » (Ibid.).

Dans un texte écrit en 1931 et intitulé justement « Destruction de Paris  »336, on trouve déjà exprimée l’idée de l’envahissement de la ville et de son anéantissement par la nature. Le narrateur s’adresse ainsi à un habitant de Paris :

‘[...] il n’y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la tour Eiffel; où devant les guichets du Louvre on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombent; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue. (I, 526) ’

Dans Les Vraies Richesses , la fabrication du pain à la campagne devient le symbole d’une résurrection plus vaste337 qui touche aux plans social et humain (possibilité pour les hommes de se libérer du système économique en place et surtout de recouvrer la joie). Par ailleurs, la destruction de la ville de Paris suppose, dans une deuxième étape, l’implantation des vraies valeurs et des « vraies richesses », c’est-à-dire la résurrection aussi d’un monde meilleur. Mais cette résurrection revêt un aspect tout particulier : c’est tout un univers végétal qui s’installe à la place des édifices bâtis par les hommes :

‘Une forêt plus belle et plus saine que celle qui emplit les vallons des plus secrètes montagnes jaillit de toi. Tes Louvres éclatent, tes cathédrales s’effondrent, tes cloches chavirent comme les mâts de navires crevés. Un bouillonnement de sève soulève tes murs et les écarte. Des frondaisons jaillissent de cette foule que tu tenais prisonnière.  (VII, 244)’

Autrement dit c’est la « nature » qui l’emporte sur ici la « culture ».

Giono oppose souvent nature et culture. Par exemple, dans Colline , elle prend la forme d’une lutte violente entre les habitants des Bastides qui veulent imposer leur volonté et la nature qui tente de les envahir : l’herbe pousse sur les murs et les portes, le sanglier vient juste devant les maisons comme pour les défier, les anciennes maisons des « seigneurs d’Aix », sont maintenant tombées en ruine ‘: « toutes leurs belles maisons sont retournées à la terre »’ (I, 130). Bien qu’il s’agisse encore de destruction dans Les Vraies richesses, la nature n’est plus présentée comme l’ennemie de l’homme. Elle n’a plus ce caractère de force panique qui la distingue dans Colline; le narrateur l’affirme déjà dans la « préface ». Au contraire, elle aide l’homme à retrouver et à rétablir les « vraies richesses ».

Ce qui est considéré comme naturel, c’est tout ce qui est capable de procurer la joie et de satisfaire les besoins vitaux : par exemple, le geste élémentaire de faire son propre pain, le fait de ne pas cultiver plus de blé qu’il n’en faut et de se débarrasser de l’excès des récoltes (le thème est surtout évoqué dans Que ma joie demeure ); la culture « inutile » est parfois recommandée (dans Que ma joie demeure, les paysans se mettent à cultiver des fleurs pour leur propre plaisir). En revanche, fait partie de la culture, tout ce qui est susceptible de tuer cette joie (surtout le système économique et politique en place). On a vu que le narrateur emploie plus précisément le terme « dénaturer » (aussi bien dans Les Vraies richesses que dans Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix). « Dénaturer » le blé c’est le soumettre aux lois du marché, c’est spéculer sur cette denrée. Il faudrait entendre aussi par culture tout ce qui est considéré, par le narrateur, comme « fausses richesses », y compris une certaine « intelligence » qui est au service de cette politique de « dénaturation ».

On peut noter, en outre, que la quête des « vraies richesses » se fait de deux manières différentes. A la campagne, cette action est assurée par les habitants eux-mêmes; elle est tout à fait spontanée (Mme Bertrand se met tout d’un coup à faire chez elle son propre pain, aussitôt suivie par les autres), alors qu’à Paris, il s’agit d’une action imposée de l’extérieur.

La conquête de Paris donne lieu à un tableau épique où l’auteur décrit le combat de géants et de « dieux », au cours duquel les « monstres » sont détrônés. En revanche, la reconquête des « vraies richesses » à la campagne (grâce au pain ressuscité) donne lieu, comme on l’a déjà remarqué, à une fête qui revêt un caractère mythologique, puisqu’il s’agit d’une fête en l’honneur de Dionysos et de Déméter (le nom figure bien dans le texte), avec aussi des traces de l’aspect « panique » qui se trouvait dans certaines oeuvres antérieures.

Voyons tout cela de plus près.

Dans la conquête de Paris, le combat revêt un caractère épique; il renvoie à une réalité, à la fois générale et particulière. Elle est générale parce que c’est encore le combat entre le bien et le mal. Entre ceux qui sont pour la vie et ceux qui cherchent la mort des autres :

‘Maintenant, les champs se lèvent pour le combat du peuple de la vie, contre la société des faiseurs de mort.  (VII, 238)’

Le narrateur, dans un discours métanarratif, attribue cette image de la « forêt en marche » à l’imaginaire populaire :

‘A toutes les grandes époques, quand il a fallu lutter contre les mauvaises forces, l’imagination paysanne a chaque fois inventé la forêt en marche. Elle est dans toutes nos légendes et dans toutes nos chansons de batailles.  (Ibid.)’

C’est aussi une réalité particulière à Giono qui, à un certain moment, a cru à une révolte paysanne, qui est en fait tout à fait imaginaire : ‘« dans des lettres et des textes de 1936 à 1938, note Pierre Citron, la hantise d’une révolte paysanne reparaît sans cesse. Totalement infondée : il n’y en aura pas le commencement. »’ 338. Nous y reviendrons plus loin.

Le caractère à la fois épique et mythologique apparaît dans la description de cette forêt. Par son étendue d’abord :

‘Elle descendait des monts de Norvège, des monts d’Ecosse, des mont d’Irlande; elle se gonflait dans les plaines russes, dans les plaines hongroises, dans les vallées d’Allemagne, les îles danoises, les montagnes suisses, les piémontaises, la sombre Auvergne, le Morvan, le long des vallées du Rhône, de la Loire, de la Garonne et de la Seine, avec ses biches noires, ses chiens noirs, ses chasseurs noirs, ses chevaux noirs, ses fanfares noires. » (Ibid.)’

Par la force destructrice que le narrateur souligne en s’adressant à Paris :

‘Tu es l’usine de notre mort. Nous ne venons pas pour te piller, nous venons pour te détruire.  (VII, 244)’

Par ailleurs, on a pu voir plus haut le caractère apocalyptique de cette destruction ébranlant les édifices qui « éclatent » et « s’effondrent ».

Le caractère mythologique se manifeste dans la description des « monstres » contre lesquels ce combat épique est mené :

‘Loin, commence à hurler la terreur des monstres. Il y en a d’éreintés, couchés sur la lande, haletants; pendant que la forêt verte suinte de partout, montant de tous les horizons, s’avance lentement, les cerne, s’approche, suinte comme l’eau d’un fleuve débordé; ils ferment leurs yeux rouges, éblouis par l’approche de leur mort. D’autres fuient, s’abattent, se relèvent, retombent. D’autres s’apprêtent à combattre, mais hérissés de terreur. On ne peut supporter la description de ces bêtes.  (VII, 239) ’

Ces monstres, comme tous les êtres fabuleux ou mythologiques, tiennent à la fois des hommes et des « dieux ». Ils sont maléfiques et dangereux malgré leur apparence séduisante et attirante :

‘Il y en a qui ressemblent à des hommes : parfois jolis. Avec de grandes barbes, presque nobles. On serait tenté de les aimer, car elles ont un air de sagesse et de force humaine. Elles ont un grand pouvoir de création comme si elles étaient des dieux. Si on les regarde bien, voilà ce qu’on voit : elles ont la peau toute boursouflée de pustules usines avec des cheminées qui vomissent du pus de charbon. Elles ont comme Vichnou sept, douze et cent bras extrêmement mobiles et très longs. Ces bras et leurs mains sont empoisonnés; l’ombre de ces bras et de ces mains est empoisonnée. Tout ce qui avoisine cette bête est pris d’hémorragie de toutes sortes : hémorragie du sens commun, de la sensibilité, de la fierté, du courage, de la liberté, de la joie.  (VII, 239-240)’

Ces monstres tiennent aussi de l’animal féroce et de l’oiseau de proie ‘: « à la fois un léopard et un oiseau [...] hérissé de pattes et griffes »’ (VII, 240).

Mais quelle que soit l’apparence qu’ils prennent, ils sont l’image de certains grands propriétaires terriens qui n’ont rien à voir avec les paysans :

‘Quelques uns de ces monstres ressemblent à des paysans. Mais ils ont de plus belles vestes. Ils sont enveloppés de champs mille fois plus grands que ceux que nous cultivons. On ne peut pas les mesurer par " journées " ou par "sacs " comme nous disons pour nos mesures de terre habituelles. Ils n’y a pas de "journées " d’hommes pour mesurer ces champs, ils sont de grandeurs inhumaines.  (VII, 240)’

Ils sont aussi l'image des grands industriels, de certains intellectuels qui ont ‘« tromp[é] la jeunesse des enfants avec de fausses mystiques »’ (VII, 244), et de ceux qui tiennent la « bourse » (VII, 241). Bref de tous ceux qui ont installé les « fausses richesses » et la « froide intell i gence ».

L’image de ces monstres est donc une image composite. Elle a des origines diverses : populaire, mythologique et biblique339. Elle a une origine littéraire340 aussi. Par exemple, il nous apparaît intéressant de noter, particulièrement, un thème qui rappelle sans doute, par bien de côtés, Germinal de Zola. Il s ’agit du thème de la « germination » : métaphore de la révolte qui couve et qui est prête à éclater. Dans Les Vraies Richesse on peut lire, en effet, à propos de la « forêt en marche » :

‘Elle n’était que la germination à peine hors de terre de la véritable forêt. Ce qu’elle semblait être n’était que parce que nous le disions. Les temps n’étaient pas révolus. Maintenant ils le sont : elle s’est dressée, elle marche, la voilà!  (VII, 238)’

Et trois pages loin :

‘[...] mais rien, sauf la loi du monde ne peut arrêter la germination des graines et la marche de la forêt.  (VII, 241)’
Notes
336.

Texte publié dans Solitude de la pitié, I, 124-126.

337.

Le thème de la terre qui ressuscite se trouve déjà dans Regain et dans Que ma joie d e meure .

338.

Pierre CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.247.

339.

A ce propos, voir Mireille SACOTTE, « Notice »sur Les Vraies Richesses , VII, p.970 et suiv.

340.

En ce qui concerne certaines sources littéraires dont Giono s’est inspiré pour l’image de la forêt en marche, notamment Macbeth de Shakespeare, voir également la « Notice » sur Les Vraies richesses de Mireille SACOTTE, Op. cit., p.986-987.