I. B. La jacquerie

Il est important de s’interroger sur l’intérêt que porte Giono à cette révolte des paysans et de voir sa place dans son oeuvre. Cette révolte n’aurait peut-être pas eu un aussi grand intérêt si Giono l’avait seulement évoquée dans un épisode des Vraies Richesses . Giono avait été, en effet, pendant des années préoccupé par cette question.

Trois éléments permettent de souligner l’importance particulière que l’auteur a, à une certaine époque, accordée à la révolte paysanne. Tout d’abord, il s'agit bien sûr de cet épisode des Vraies Richesses qu’on vient de voir; ensuite le témoignage de certains amis de l’auteur et l’échange de lettres avec quelques uns d’entre eux (comme Jean Paulhan), où l’auteur exprime ses idées sur cette question; enfin, le projet avorté d’une oeuvre consacrée à cette jacquerie, intitulée Fêtes de la mort .

Selon Pierre Citron, l’idée d’un « danger paysan » remonte à 1935. Giono s’était confié dans une lettre (rédigée vers le 12-15 septembre 1935) à son ami Guéhenno sur cette question341, où il écrit notamment : ‘« Vous vivez dans l’ignorance des temps terribles qui approchent, auprès desquels la guerre d’Espagne n’est plus que du jeu de douces vierges. »’ A Jean Paulhan, il écrit le 21 mai 1938 :

‘« Un mouvement de très grande envergure (comme on n’en a jamais vu) se prépare chez les paysans. [...] Je me tiens le plus près possible d’eux (les paysans) et parfois je suis épouvanté. Comment pouvez-vous, à Paris, être si aveugles. [...] J’ai des documents personnels sur 62 départements paysans et les paysans normands des syndicats paysans de Caen m’ont nommé président de leur syndicat. J’ai naturellement refusé, ne voulant pas m’en mêler, mais je vous cite le fait comme preuve de l’étendue de la conscience paysanne. Il est hors de doute que moi-même serai [sic] emporté dans le massacre général. »342

En outre, il a écrit, en novembre 1936, à Pierre Scize (journaliste de gauche dans l’hebdomadaire satirique Le Merle blanc) en lui disant qu’il ‘redoutait « une terrible révolte paysanne organisée »,’ une guerre ‘« terre contre usine »’. Il ‘souhaitait « que le danger paysan soit révélé au public »’ et il chargeait Scize ‘« d’être son porte-parole».’ En effet, Scize publie le 19 décembre 1936 dans Le Merle blanc un article intitulé « Jacquou le Croquant vous parle » dans lequel il présente les idées de Giono. Mais l’article n’a pas eu l’effet attendu parce que, selon P. Citron le nom de Giono n’y figurait pas et que le périodique avait une audience assez limitée343.

Le projet de Fêtes de la mort a continué, lui, à occuper Giono pendant environ deux ans (entre novembre 1936 et octobre 1938)344. Il s’agit pour lui d’écrire un roman qui raconte l’envahissement des villes par une armée de paysans, commandée par un chef aveugle qui est violent mais passionné de musique. Cette armée finit par conquérir Paris345. Parmi les titres initiaux conçus par Giono pour ce texte, il y avait Terre et Liberté, Cavaliers de l’Orage, Les Grands Paysans, L’Orage. Mais le tout premier titre donné en novembre 1936 est à notre avis assez significatif puisqu’il s’agit de La Révolte des paysans. Giono a donc bien rêvé d’une jacquerie. Il a cherché à établir un rapport entre la fiction qu’il est en train de préparer et les événements de l’époque, tout en étant convaincu d’anticiper sur ce qui va se passer. Robert Ricatte souligne bien ce rapport fort étroit : ‘« et tandis qu’il accumule des notes en vue de son futur roman, il est de plus en plus persuadé que celui-ci ne fait qu’anticiper sur une réalité de plus en plus prochaine »’ 346. Giono avait donc le sentiment d’écrire un livre en rapport avec les événements ‘: « par moments, faire un peu "manuel d'histoire"»,’ note-t-il dans son Journal 347 , et les événements qu’il comptait raconter seraient bien confirmés. Il croyait ‘«faire déjà couler sa fiction dans le lit tout prêt des événements prochains »,’ remarque R. Ricatte348.

Mais malgré cette grande conviction de l’auteur, cette oeuvre ne verra pas le jour. Pourquoi ce renoncement après tant d’enthousiasme? S’agit-il d’une déception due au fait que cette révolte paysanne tardait à venir? S’agit-il d’une remise en question de certaines idées sur les paysans? Ou s’agit-il d’une contrainte d’ordre politique, en rapport avec les circonstances de l’époque? Giono dit tout simplement dans son Journal : ‘« [...] il n’est peut-être plus possible d’écrire Les Fêtes de la mort  »’ 349. Selon R. Ricatte ce renoncement aurait été dicté par l’évolution de la situation politique en 1938 :

‘« L’histoire, après une crise violente, semble prendre un cours bien différent de celui que prévoyait la fiction des Fêtes; Giono veut croire aux chances de paix qu’offre à ses yeux l’ébauche de règlement international intervenu à Munich; ces chances, c’eût été peut-être les compromettre ou du moins c’eût été enlever de l’autorité à la propagande pacifiste que de lancer dans le public le brûlant récit d’une guerre civile que le narrateur semblait appeler de ses voeux. »350. ’

Mais, d’après R. Ricatte aussi, le renoncement de Giono à cette histoire n’est que provisoire, puisque le projet semble revenir, en 1940, ‘« sous une nouvelle forme et transmettre certaines de ses perspectives au récit inachevé de Chute de Constantinople »’ 351.

Le contexte historique était donc propice à la naissance chez Giono de l’idée d’une révolte paysanne. L’une des raisons qui ont favorisé cette idée était sa rupture avec les communistes qu’il ‘« accus[ait] de vouloir une dictature de gauche, il report[ait] son espoir sur la force cachée des campagnes »’ 352. Mais l’histoire authentique dont il se serait inspiré, c’est celle d’un Allemand, Ernest Putz, qui a tenté de résister au régime d’Hitler, en appelant, en 1933, dans ses Lettres au village, les paysans à se révolter353.

Il est donc intéressant de noter ce rapport assez particulier entre le contexte historique et l’oeuvre. Il y a, d’une part, l’existence d’une réalité historique : la menace de la guerre, contre laquelle Giono essaie, par différents moyens, d’agir, et d’autre part, une autre réalité, qui n’est pas moins vraie pour lui (l’imminence d’un soulèvement paysan) et qui sert d’inspiration et de sujet, au moins à trois oeuvres : au projet de Fêtes de la mort , à l’épisode de la marche des paysans sur Paris dans Les Vraies richesses et, un peu moins, à Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix.

Supposant que la jacquerie est une réalité historique, l’auteur en raconte l’histoire, comme par anticipation. L’oeuvre est conçue ainsi, non comme un reflet de l’histoire, mais comme une prédiction des événements qui, aux yeux de l’auteur, arriveront inéluctablement. L’auteur a donc un rôle prophétique, puisqu’il s’agit pour lui d’anticiper sur les événements. Le ton prophétique, on le trouve par exemple dans le Journal du 26 novembre 1936, quand il s’adresse à ceux de « Paris », « fascistes de droite et de ga u che »:

« Bientôt, sans que vous vous en soyez douté une seule seconde, vous allez vous trouver en face de votre véritable adversaire, vous fascistes de droite et de gauche. Et les jeux espagnols seront du sucre de pomme à côté de ce qui vous attend. Non. Et ils le savent bien, et s’ils ne déclenchent rien, les uns et les autres, c’est parce qu’ils savent qu’une grande partie du peuple : les Paysans, ne sont pas avec eux. Voilà les vrais anti-fascistes. Et je sais maintenant ce qu’ils sont : des anarchistes comme moi, des individualistes avec lesquels on ne peut pas faire un faisceau, quel qu’il soit.
Bientôt vous verrez que j’ai été encore meilleur prophète que ce qu’on croyait. Les Vraies richesses en entier sont des pages prophétiques. C’est idiot de le dire, voilà tout. » (VIII, 158-159)

On voit donc bien que l’auteur lui-même souligne le caractère prophétique de ce qu’il dit et notamment des Vraies richesses.

Mais comment admettre que Giono s’était trompé354 si longtemps, et persisté dans son erreur, alors que la situation de l’époque ne laissait point prévoir une telle révolte? La réponse est peut-être à chercher dans le rapport entre cette conviction et sa création littéraire. En effet, la jacquerie se présentait certes comme une riposte à la menace de la guerre, mais c’était aussi un sujet fascinant pour la création d’une oeuvre d’ampleur épique considérable (comme le laissent voir le carnet de préparation de Fêtes de la mort , sur lequel s’est appuyé R. Ricatte dans sa « note », ainsi que les notes dans le Journal relatives à ce projet) . Le fait que l’idée l’a occupé pendant longtemps, et qu’elle a été partiellement concrétisée dans Les Vraies richesses, montre l’importance littéraire que l’auteur accordait au sujet. C’est cette importance d’ordre littéraire qui expliquerait peut-être la croyance en une révolte paysanne. En effet, que Giono y ait cru justement pendant la période où, notamment, il écrivait Les Vraies richesses et préparait Fêtes de la mort, et qu’il ait cessé de le faire au moment où il abandonnait son projet, montre que cette croyance a pu être dictée, du moins en partie, par des préoccupations d’ordre littéraire.

Certes, la situation politique de 1938 aurait contraint l’auteur, comme l’a bien montré R. Ricatte, à abandonner son projet de Fêtes de la mort , mais cela n’empêche pas, à notre avis, que c’est le renoncement à cette oeuvre qui a pu accompagner l’abandon de la croyance à une jacquerie.

Cela montre, encore une fois, à quel point la vie de l’auteur, ses idées et son oeuvre sont liées. Giono a ainsi, encore une fois, créé une sorte de mythe, pour lui-même et pour les autres. Un mythe qui, des années durant, n’a cessé de prendre, pour lui, la forme d’une réalité. L’oeuvre qu’il a voulu écrire autour de ce mythe, et dont nous avons un aperçu dans l’épisode des Vraies richesses, n’aurait fait que le consolider. Giono a toujours été en ‘« perpétuelle invention dans sa vie comme dans son oeuvre »’ 355.

En outre, cette tendance à croire à une révolte paysanne, que pourtant rien ne laissait prévoir, montre à quel point Giono est en mesure de donner forme, dans son oeuvre, à une idée qui ne peut voir le jour dans la réalité356. A défaut de se produire effectivement, la jacquerie se concrétise dans Les Vraies richesses et dans l’oeuvre demeurée à l’état de projet.

Prévoir un tel déroulement, contre toute prévision, c’est faire preuve d’une certaine originalité que seul le sens poétique profond, que l’auteur a toujours eu, peut sans doute expliquer et justifier. Sa vision est celle d’un « poète » et non celle d’un historien. D’ailleurs tous les écrits de cette époque, et on va le voir d’abord dans Les Vraies richesses, malgré leur rapport avec les événements de l’époque, développent, à des degrés divers, une dimension poétique et romanesque importante. En tout cas, on voit bien, ici, que Giono construit les événements à sa façon, même s’il y a chez lui une conscience assez juste des mouvements sociaux qu’agitent son époque. Pour que cette vision soit crédible, il lui a fallu mettre tout son poids de créateur et de romancier et son talent de fabulateur.

C’est d’abord lui-même qui y croit, à en juger, comme on l’a vu, par ses lettres, ses notes dans son Journal et ses écrits. Une croyance sincère, car c’est peut-être pour lui une façon de réagir contre la guerre que de penser que la solution peut venir d’une catégorie sociale qu’il connaît bien, puisque beaucoup de ses oeuvres ont pour sujet la vie des paysans.

Mais cette action attendue des paysans, telle qu’elle est décrite dans l’épisode des Vraies richesses et les notes qui préparent Fêtes de la mort , revêt toutefois un caractère violent; ce qui est en contradiction avec les convictions pacifistes de l’auteur. C’est R. Ricatte qui souligne cette contradiction, tout en cherchant à la comprendre :

‘« [...] il y avait une secrète contradiction entre l’idéal avoué du pacifiste Giono et les rêves de violence qui cherchaient aliment dans ce pacifisme même. C’est cette valeur d’aveu et de défoulement qui fait d’ailleurs l’intérêt de ce long projet avorté où, en même temps, tentait de se donner libre cours, sous sa forme la plus directe, combattante et collective, l’élan épique du romancier. »357

Certes, comme le pense Ricatte, il ne doit pas y avoir confusion entre la réalité et l’univers romanesque, mais cet élan de violence qui ne peut exister que dans la fiction (et qui peut être compris comme l’expression d’un « défoulement » ou celle de « l’élan épique du romancier ») est un peu contredit par cette déclaration que Giono aurait faite à André Chamson, au cours d’une conversation entre les deux hommes et que celui-ci a rapportée à P. Citron :

‘« Tu réunis autour de toi les gens qui t’aiment bien dans ton pays, et tu descends sur la vallée du Rhône. Je fais la même chose en Provence, nous nous rejoignons, nous montons sur Paris et nous faisons couler des flots de sang! - Des flots de sang! Comme tu y vas! - Bah! Des Parisiens ... »358.’

Si cette déclaration est authentique359, on verra là le signe d’une réelle obsession chez l’auteur, celle qui consiste à imaginer la possibilité d’une marche sur Paris. Le rêve devient presque réalité.

En ce qui concerne cette révolte paysanne et les différents aspects que cette idée a pris dans la vie et dans l’oeuvre, on peut donc dire que l’auteur était soumis à une double tension : d’une part le besoin de maintenir sa position de pacifiste qu’il a toujours défendue face à une guerre qui se fait de plus en plus menaçante, et d’autre part la tentation de se laisser librement aller au gré de son élan créateur et de ses rêves. La recherche d’un équilibre, impossible, entre les deux, et surtout entre les contraintes de l’histoire et la liberté de création, fait qu’une oeuvre comme Fêtes de la mort échoue. Giono semble s’être vraiment « heurté à l’histoire »360 pour avoir ainsi accepté de renoncer non seulement à une oeuvre mais aussi à un rêve.

Cependant Giono ne renonce pas tout à fait à cette idée, puisque, en 1938, il écrit dans Le Poids du ciel un passage où l’allusion à cette révolte prochaine est à peine voilée :

‘J’entends s’approcher l’heure d’un règlement de comptes général et ce n’est pas celui auquel nos politiques s’attendent. Les cavaliers du prochain orage font paître leurs chevaux dans les champs 361. (VII, 487-488)’

Cette révolte va constituer encore, en partie, le sujet de Lettre aux paysans, mais elle prendra un autre aspect.

Notes
341.

P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.247. voir également p. 290.

342.

Cité par P. CITRON,Op. cit., p.290.

343.

Op. cit., p.264-265.

344.

Pour l’étude de cette questions nous nous appuyons essentiellement sur R. RICATTE : « Note sur un projet de Giono : Les Fêtes de la mort  » (III, 1266-1276), sur P. CITRON : Giono 1895-1970, Op.cit., et sur le Journal de Giono (VIII, La Pléiade, 1995).

345.

Voir GIONO, Journal du 4 décembre 1936, Op. cit., p.161, Ainsi que Pierre CITRON, Op. cit., p.264-268.

346.

R. RICATTE, Op. cit., p.1267.

347.

J; GIONO, Journal du 18 novembre 1937, cité par R. RICATTE, Op. cit., p.1269. Toutefois ce texte ne figure pas à cette date dans le Journal édité dans la Pléiade.

348.

R. RICATTE, Op. cit., p.1269.

349.

Journal du 19 oct. 1938, cité par R. RICATTE, Op. cit., p.1275. Cette citation se trouve dans le Journal en date du 12 oct. 1938 (VIII, 277).

350.

R. RICATTE, Op. cit., p.1275.

351.

R. RICATTE, Op. cit., p.1266. En effet, du texte initial Chute de Constantinople, seuls deux fragments subsistent : « Promenade de la mort et départ de l’oiseau bagué le 4 septembre 1939 » et « Description de Marseille le 16 septembre 1939 », publiés tous les deux dans L’Eau vive (III, p.289-379 et p.380-402).

352.

R. RICATTE, Op. cit., p.1267.

353.

Ibid.

354.

Ce point est discutable : car le pétinisme peut être défini comme une volonté de promotion des paysans et de la paysannerie. On assiste sous l’Occupation à un véritable « retour à la terre ». même si Giono s’est trompé sur l’événement, il ne s’est pas trompé sur une lame de fond bien réelle dans la population française.

355.

P. CITRON, « Préface » à J. Giono, Récits et Essais, Op. cit., p. XVII.

356.

Pourtant, une fois encore Giono semble anticiper sur des événements bien réels qui se produiront sous le régime de Vichy : la « révolte » des paysans sera une réalité observable, même s’il ne sagira pas de révolte armée mais d’une sorte de prise de pouvoir sans volence.

357.

R. RICATTE, « Note sur un projet de Giono », Op.cit., p.1276. Cette contradiction est celle-là même qu’on trouve à Vichy : pour la paix, même si cette paix recèle des phénomènes assez violents de répression (la Milice contre la Résistance).

358.

P. CITRON, « Notes et variantes » sur le Journal (1935-1939),VIII, note n°1 de la p.250.

359.

Nous ne pouvons en fait que partager la réserve que semble exprimer P.Citron qui remarque : « mais on ne sait où ni quand exactement situer cette rencontre » (Ibid.). Par ailleurs, Citron remarque à propos de cette réaction de Giono qu’il s’agit d’un « type d’humour », familier à Giono. P. CITRON , Giono 1895-1970, Op. cit., p. 273.

360.

Expression de P. CITRON dans Giono 1895-1970, Op. cit., p.267.

361.

Remarquons le ressemblance de cette phrase avec celle de la lettre de Giono à J. Guéhenno du 15 sept. 1935 que nous avons déjà citée en partie.