I. B. 1. La révolte des paysans dans Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix

Dans Lettre aux paysans (1938), on retrouve également ce thème de la révolte des paysans. Mais dans son ensemble, ce texte est différent des Vraies Richesses . En effet, cette révolte qui est plus ou moins souhaitée par l’auteur, et à laquelle il croit apparemment encore, revêt dans cet essai un caractère un peu différent de celui qu’on a vu dans Les Vraies Richesses ou dans le projet de Fêtes de la mort . D’une part la violence y est bannie et l’auteur conseille aux paysans de ne pas faire usage de la violence car celle-ci risque de se retourner contre eux. D’autre part, cette révolte se réduit à un mot d’ordre bien précis : refuser de participer à l’effort de guerre et, au cas où celle-ci viendrait à éclater, prendre les mesures nécessaires pour y faire face.

Comme dans Les Vraies Richesses , cette révolte n’est pas manifeste chez les paysans. Elle couve, en attendant le jour de son éclosion. L’auteur dit connaître ce qui se passe au fond de ces paysans et leurs secrets les plus enfouis. Il emploie, comme dans le texte précédent, la métaphore (zolienne) de la « germination » pour parler de cette révolte :

‘Vos désirs les plus secrets, je les connais. Vos projets les plus profondément enfoncés en vous-mêmes, je les connais. Vous en avez de tellement enfouis profond que maintenant vous êtes comme si vous ne projetiez rien; et pourtant vous allez peut-être d’ici peu brusquement agir, tous ensemble. Toute cette grande révolte paysanne qui vous alourdit le coeur quand vous êtes penchés sur vos champs solitaires, je la connais, je l’approuve, je la trouve juste. Mais je voudrais que vous soyez les premiers à accomplir une révolution d’hommes. Je voudrais qu’après elle le mot paysan signifie honneur; que, par la suite, on ne puisse plus perdre confiance dans l’homme, grâce à vous; que, pour la première fois, on voie, engagés contre tous les régimes actuels, la noblesse et l’honneur vaincre la lâcheté générale. C’est bien ce que vous projetez de faire, je le sais; et j’entends, depuis quelque temps, germer en vous des graines qui vont bientôt éclater et vous grandir comme des arbres au-dessus des autres hommes. Mais vous voulez la faire par la violence. Je sais que vous avez toutes les excuses de penser à la violence : elle ne fait pas partie de votre nature, on vous l’a apprise, et c’est logique - au fond - que vous vous mettiez soudain à vous en servir contre ceux qui vous ont obligés à l’apprendre. Ce que j’en dis n’est pas pour les protéger; je les déteste plus que vous. C’est pour que leur défaite soit éternelle; c’est pour que votre victoire soit éternelle, qu’elle abolisse totalement les temps présents et qu’on ne puisse plus penser à y revenir. (VII, 533)’

Ce passage montre que l’auteur continue à croire à une prochaine révolte paysanne. Cette conviction vient, selon lui, de sa parfaite connaissance de cette catégorie sociale. Il définit même la nature de cette révolte (qui deviendra « révolution »362), son but (pour l’«honneur » et contre la « lâcheté ») et la manière (la « violence ») dont elle se fera. Mais tout en comprenant la violence, il la redoute :

‘Vous voulez reprendre ce droit de vivre; cette liberté. Vous avez de grands courroux solitaires. Il n’y a plus ni chants ni fêtes. Vos sombres assemblées préparent des vendanges d’hommes dont vous serez les grands vignerons. [...] Tous les partis politiques, c’est-à-dire tous les propriétaires de journaux et de meetings, toutes ces grosses entreprises de traites d’esclaves n’ont pas, ces dernières années, impunément proclamé la sainteté des guerres défensives. Quand il est déjà si difficile de distinguer entre la défense et l’offense. Je sais que vous êtes en train de préparer un stupéfiant effondrement de cette alternative qui entraînera le monde dans une géniale aventure guerrière. Que les états soient broyés ne fait aucun doute. Qu’ils y soient impitoyablement broyés jusqu’à la fine poussière de la pâture du vent, il n’y a qu’à regarder vos lèvres plates et vos yeux froids, et toute cette insensibilité d’armure qui couvre vos visages, pour en être certains. (VII, 583)’

Il y a ici comme un écho de Fêtes de la mort sur ce soulèvement violent et destructeur qui est sur le point de se déclencher.

Cependant cette violence ne semble pas être en contradiction avec le caractère pacifiste que l’auteur prête aux paysans : ‘« Vous êtes la paix »’ (VII, 533), leur dit-il. Toutefois, il reconnaît qu’ils sont capables de « cruauté » :

‘Je connais votre pacifisme paysan. Je sais que c’est le plus sincère. Je sais que vous êtes décidés à l’imposer au monde avec, s’il le faut, la plus grande des cruautés. Je sais que vous en êtes capables. (VII, 585-586)’

Même si, en apparence, l’auteur admet cette « cruauté » ‘: « Alors, vous comprenez bien que j’approuve votre révolte; avec toutes ses cruautés »’ 363 (VII, 538), lorsque celle-ci est un moyen de libération des lois qui les enchaînent : ‘« les lois qui régissent votre vie, les lois qui enchaînent au gouvernement de l’état, à leur gouvernement l’exercice de votre vie et la décision de votre mort »’ (Ibid.), il semble que cette approbation fasse simplement partie d’un procédé classique d’organisation d’un discours argumentatif qui consiste à admettre, d’abord, l’attitude de son interlocuteur, et à la réfuter par la suite. En effet, comme dans Les Vraies Richesses , la « joie de vivre » (VII, 542) reste le but ultime de la quête des paysans dans cet essai. Mais pour y parvenir, on peut, selon l’auteur, envisager d’autres moyens que la violence car ‘«la violence ne donne pas de victoires éternelles »’ (Ibid.). Elle est même contraire à la nature des paysans et à la nature tout court :

‘En quoi vous aura-t-elle transformés pendant tout le temps de la bataille? Le jour où vous serez les maîtres, serez-vous toujours dignes d’être les maîtres? Dès qu’on perd sa nature, on perd ses qualités naturelles. Vous avez une longue habitude du contraire de la violence. (Ibid.)’

D’autant plus que cette révolte se fait, d’une certaine manière, contre d’autres paysans qui ont « dégénéré » :

‘Vos adversaires ne sont que des paysans qui ont perdu vos qualités naturelles. Par une sorte de malice philosophique, en vous révoltant contre l’état de la société moderne, vous vous révoltez contre votre double dégénéré. Ce ne sera jamais une victoire que de vous dégénérer vous-même, par quelque détour que ce soit. (Ibid.)’

Il y a donc, dans Lettre aux paysans, un changement par rapport à l’idée de la révolte violente des paysans dans Les Vraies Richesses et dans le projet de Fêtes de la mort .

L’auteur fait dire à un paysan que la violence à laquelle il pense avec les autres est un état vers lequel on les pousse malgré eux. C’est une réaction spontanée et naturelle qui les fait agir ainsi :

‘" [...] Alors, quand dans une sorte d’éclair, notre coeur se révolte, nous ne pouvons plus penser qu’à la violence parce que c’est un moyen simple qui ne demande pas beaucoup de réflexion et parce que, tout de suite, il contente notre corps. Nous n’avons pas le temps de nous demander si c’est un remède qui guérit ou s’il n’apporte qu’un soulagement passager. C’est un remède rapide, les nerfs se dénouent et les poings se desserrent, rien qu’à imaginer dans un éclair la vendange du massacre. " (VII, 570)’

En outre, cette révolution revêt ici un caractère moral et individuel, « C’est une révol u tion d’âme » (VII, 588). Chacun la fait d’abord en lui-même. Et si la cruauté est légitimée, c’est parce qu’elle ne peut être que symbolique et qu ’elle est menée contre soi-même :

‘Car c’est la grande révolution. Et vous pouvez y employer sans remords tous vos désirs de violence et de cruauté. Ils sont ici légitimes; ils n’ont à s’exercer que contre vous-mêmes. C’est la grande révolution de la noblesse et de l’honneur. (Ibid.)’

En outre, par opposition à l’aspect destructeur et anarchique de la marche des paysans dans Les Vraies Richesses , la révolte (qui devient ici révolution) a un but bien précis : se libérer du système économique en place. Elle est en fait dirigée ‘contre « les deux grands systèmes sociaux modernes : le capitalisme et le communisme »’ (VII, 553), car ces deux systèmes sont :

 des systèmes de démesure. Ils détruisent tous les deux la petite propriété paysanne. Le paysan ne peut accepter ni l’un ni l’autre sans devenir d’un côté un capitaliste et de l’autre côté un ouvrier. Dans les deux cas il cesse d’être un paysan. (Ibid.)’

Contrairement aussi à la révolte des paysans des Vraies Richesses , qui revêt un caractère plutôt fantastique, irréel et excessif, celle des paysans dans ce texte est plus « réaliste » et plus modérée. Elle se caractérise par la « mesure » (la « démesure » étant le caractère de l’action des adversaires des paysans). Une mesure qui doit accompagner leur travail, leur production et leur désir de posséder, mais doit marquer aussi leur révolte.

Ainsi, même, s’il se caractérise parfois par sa tendance à inciter à la violence, le discours est ici un discours relativement modéré. Par exemple, l’auteur reprend le thème de la « destruction », traité dans Les Vraies Richesses ou dans « Présentation de Pan  », mais sur un ton tout à fait différent. Car il ne s’agit plus, dans Lettre aux paysans, de destruction « effective » des édifices de Paris par les paysans, il s’agit d’une destruction symbolique, accomplie par la pratique d’une bonne gestion de leur vie et de leurs affaires qui leur permet l’autonomie :

‘Ces monstrueuses constructions de métal machiné, ces vertigineuses cimentations de science qui s’élancent dans ce que la myopie des masses considère comme les hauteurs du ciel, ces magnifiques ratières politiques qui de tous les côtés encasernent des hommes, tout peut être facilement détruit par la paysannerie qui décide de se contenter de peu. Pour le faire, elle n’a pas besoin de se plier aux règles d’une sainteté; elle n’a qu’à paisiblement travailler à produire de vrais avantages. Réduire l’exploitation des terres à ce que l’hommes peut cultiver dans le cycle immuable des quatre saisons sans dépenser un sou, sans l’aide d’aucun étranger à sa famille... (VII, 591)’

On voit comment l’action des paysans revêt ici un caractère de sagesse et de bon sens.

Contrairement aux textes précédents, les paysans sont présentés comme des hommes qui ont une mission qui dépasse le cadre de leur classe, puisque le combat qu’ils mènent vise à libérer tous les hommes :

‘Cette fois-ci vous n’avez pas seulement à combattre désespérément pour sauver votre vie, pour sauver la vie à la paysannerie, vous avez à combattre pour sauver la vie de tous les hommes. (VII, 542)’

En acceptant ‘« de vivre dans la mesure de l’homme »’ (VII, 587) - et non en ayant recours à la violence -, les paysans peuvent ‘« délivr[er] le monde sans batailles »’ (Ibid.), c’est ce qu’affirme l’auteur, qui ajoute :

‘Vous aurez changé tout le sens de l’humanité, vous lui aurez donné plus de liberté, plus de joie, plus de vérité, que n’ont jamais pu lui donner toutes les révolutions de tous les temps mises ensemble. (Ibid.)’

Pourquoi alors le ton s’atténue-t-il dans Lettre aux paysans? Giono, qui s’adresse aux paysans, craint-il d’attiser un sentiment qu’il croit naturellement exister en eux? Ou ne croit-il plus à l’efficacité d’une révolte comme celle des paysans de Fêtes de la mort ? Ou alors, par cette modération, répond-il à la suggestion de son ami Paulhan (lettre du 23 mai 1938) qui lui propose d’écrire des textes pour la N.R.F., grâce auxquels il pourra atténuer cet élan qu’il croit déceler chez les paysans, et donc d’en être la « voix »? Paulhan écrit en effet :

‘« Cette raison paysanne, je l’éprouve, je la sens juste et (si je peux dire) immédiate, urgente. Mais elle n’a pas de voix. Pourquoi ne vous dévouez-vous pas à elle? je m’assure qu’une simple note de 2 pages de vous dans chaque nrf suffirait peut-être je ne dis pas seulement à éviter des catastrophes mais à donner à la voix humaine une raison qu’elle n’a jamais eue. »364

Giono se serait ainsi plié aux conseils de son ami en écrivant ce texte où son intention de calmer les esprits est évidente.

Mais la paysannerie n’est pas seulement une force qui est sur le point de se révolter, c’est aussi, aux yeux de Giono, une force qu’il convient de préparer et d’orienter dans le but de construire une société meilleure et surtout dans le but de lui faire jouer un rôle positif dans la lutte contre la guerre. C’est ce que nous essayerons de voir dans l’analyse de Lettre aux paysans.

Notes
362.

Cf. La « Révolution nationale » (Vichy) ou « révolution conservatrice ».

363.

Selon P. CITRON, Giono « sent en lui une cruauté virtuelle ». Mais cette cruauté qu’il fait voir chez les paysans, vient surtout des interférences avec les textes de fiction, comme Fêtes de la mort : « Le roman en gestation se mêle ainsi, sans que Giono en soit conscient, aux écrits d’action, pour mettre en oeuvre cette cruauté déjà signalée par plusieurs gionistes. » Citron note également la présence de ce thème dans les deux romans écrits à cette époque : Batailles dans la montagne et Deux Cavaliers de l’orage ., dans « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque. Sur Giono de 1934 à 1939 », Op. cit., p.33.

364.

Lettre reproduite par P. CITRON dans Giono 1895-1970, Op. cit., p.290-291.