I. C. 1. « Pauvreté », « richesse », « joie » et « liberté »

Le but ultime de Giono semble d’initier les paysans à la « joie de vivre », du moins à leur montrer comment ils peuvent être heureux en acceptant une certaine « pauvreté ». Sur ce point, ce texte est dans la lignée de Que ma joie demeure et des Vraies Richesses . L’auteur essaie de convaincre les paysans de l’idée que la « joie » n’est pas une affaire de richesse matérielle, mais une affaire de « pauvreté ».

La notion de « joie » se trouve déjà dans Que ma joie demeure . Bobi tente d’apporter la « joie » aux paysans du plateau Grémone‘. « J’essaye de leur donner de la joie »’ (II, 603), dit-il. Car selon lui, ‘« personne ne peut vivre sans joie. La vie c’est la joie »’ (II, 605). En plus du titre, on trouve dans ce roman plus de dix-huit occurrences de ce terme. Mais le sens n’est pas vraiment défini. Il s’agit d’une joie morale qui vient du fait qu’on redonne à ses sens le plaisir de vivre pleinement et en harmonie avec soi-même et avec la nature. Mais c’est aussi une joie qui vient du fait qu’on se débarrasse de l’utile. Bobi convie ses amis à s’adonner à des cultures qui ne rapportent pas mais qui procurent la joie. Jourdan donne le surplus de son blé aux oiseaux. Il en est ivre de joie ‘: « Il était ivre. Il venait de perdre le sens pauvrement humain de l’utile »’ (II, 466). Dans ce roman, l’argent est présenté comme « une lèpre » dont il faut guérir (II, 479). En outre, à propos de la richesse, Bobi a une idée bien à lui. Il dit à Jourdan :

‘« Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi, je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai, moi, regardez-moi. » (II, 557)’

Ainsi, on peut s’apercevoir que Que ma joie demeure est un roman qui contient des idées que Giono reprend dans les essais. Comme il le fait ici dans Lettre aux paysans.

Dans ce dernier, il commence par admettre que tout le monde a une tendance légitime à devenir riche (VII, 526-527), mais il précise ce qu’il entend par richesse (thème qu’il a développé déjà dans Les Vraies Richesses ). Celle-ci est, selon lui, liée à la nature même du paysan :

‘Aucune de vos ambitions n’est, au départ, dirigée vers une richesse métallique destinée à satisfaire l’appétit de calcul d’une intelligence séparée de ses problèmes naturels; mais toutes vos ambitions désirent simplement l’abondance d’une richesse comestible destinée à satisfaire l’appétit de tous vos sens (c’est de cette richesse-là que je parlais au début de ma lettre). (VII, 544)’

Il explique la différence entre la richesse qu’ils risquent de perdre et celle qu’on leur promet :

‘Tout est une affaire de vrai et d’artificiel. L’abondance que vous recherchez, l’aisance que vous promettent vos mystiques politiques sont des aisances et des abondances artificielles; celle que vous avez perdues étaient bonnement et simplement de vraies aisances et une vraie abondance matérielle. (VII, 548)’

Comme le titre de la lettre le laisse prévoir, il s’agit pour l’auteur de préconiser un état de pauvreté. Celle-ci est liée à la « mesure » en toute chose :

‘Je vous écris cette lettre surtout pour mettre vos tourments en face des délices de la pauvreté. Il y a une mesure de l’homme à laquelle il faut constamment répondre. (VII, 586)’

Et il précise : « La pauvreté c’est l’état de mesure » (VII, 587), et ajoute :

‘Ce que le social appelle la pauvreté est pour vous la mesure. Vous êtes les derniers actuellement à pouvoir vivre noblement avec elle. (VII, 587)’

Par opposition à la « démesure »366 qui caractérise toute action monstrueuse qui vise à posséder plus que ce dont on a besoin, la « mesure », elle, remet l’homme à sa place d’homme. La « démesure » est aussi source de désespoir et de misère, lorsqu’elle est liée à l’esprit guerrier :

‘Je parle de cette pauvreté qui est la mesure, quand vous avez poursuivi la richesse qui est la démesure et qu’elle vous a désespérés dans une misère qui détruit les hommes et les pousse naturellement et raisonnablement à se détruire; quand vous n’osez plus parler de paix et que vous désirez la paix. Je parle de cette pauvreté qui est la mesure et la paix. Je parle de cette pauvreté qui est la richesse légitime et naturelle : la gloire de l’homme. Vous n’avez pas besoin des militants modernes et de ces exhortations à l’union qui ne sont que les préludes à la constitution des troupeaux d’hommes. (VII, 588)’

La richesse n’est donc pas proportionnelle à la quantité d’argent qu’on possède :

‘Il s’agit de savoir si vous considérez toujours qu’être riche c’est avoir beaucoup de ces petits morceaux de papier sur lesquels on imprime des chiffres; et si vous continuez à dire qu’il est pauvre celui qui, sans argent, a une cave pleine de bon vin, un grenier plein de blé, une resserre pleine de légumes, une étable pleine de moutons, une basse-cour pleines de poules, un clapier plein de lapins, le monde autour de lui et le temps libre dans ses deux mains. (VII, 560) ’

Cette horreur de l’argent et du système financier lui vient-elle des années qu’il a passées, pendant sa jeunesse, à la banque? En tout cas, il pense que c’est une duperie. Il exprime encore cette attitude envers l’argent dans son Journal , le 3 décembre 1937 :

‘Je suis sans pitié pour l’argent. Il n’ y a qu’une chose contre laquelle je sois sans pitié. C’est l’argent. A voir la façon dont je traite l’argent on imagine que je suis riche, car c’est la désinvolture que j’aurais si j’étais riche. Et je suis pauvre. Mais j’ai contre l’argent toute ma liberté, car j’ai employé à me battre contre l’argent tout l’effort que couramment on emploie à se battre pour lui. (VIII, 225)’

En outre, la « joie » ne réside pas dans le « progrès » que certains paysans cherchent en abandonnant leur terre :

‘Il ne faut pas remonter loin à travers leurs pères pour retrouver celui qui a abandonné la charrue et qui est parti vers ce qu’il considérait comme le progrès. Au fond de son coeur, ce qu’il entendait se dire par ce mot entièrement dépouillé de sens, c’était la joie, la joie de vivre. Il s’en allait vers la joie de vivre. Le progrès pour lui c’était la joie de vivre. Et quel progrès peut exister s’il n’est pas la joie de vivre? Ce qu’il est devenu, lui, quand il croyait aller au-devant de la vraie vie, n’en parlons pas... (VII, 539)’

Le « progrès » ne peut procurer la « joie » :

‘La joie, nous n’y croyons plus, mais nous croyons au progrès. Nous ne pensons plus à la joie; nous pensons au progrès. Déjà, personne ne vous promet plus que le progrès vous donnera la joie. On ne vous pousse plus à la poursuivre. On vous pousse à poursuivre je ne sais quelle artificielle grandeur. (VII, 589-590) ’

L’homme moderne, produit de la « technique industrielle » est incapable de connaître la « joie » :

‘Ils ont produit cette génération actuelle dont l’incapacité à la joie est si évidente et qui cherche des remèdes à son désespoir dans les ordures. Voilà donc ce que la technique industrielle peut faire d’un paysan et d’une génération de paysan. (VII, 540)’

Mais la joie est une « affaire intérieure » qui ne peut être donnée :

‘Je ne dis pas que vous soyez joyeux; c’est une affaire intérieure et nul n’y peut rien, sauf vous même; mais jamais les conditions de la joie ne vous appartiendront plus complètement; aucun régime social ne pourra jamais vous placer dans de meilleures conditions de joie. (VII, 540-541)’

Giono insiste sur l’idée que ‘« le but de l’état moderne n’est pas de donner la joie »’ (VII, 574). C’est une quête personnelle (comme dans Les Vraies Richesses ), voire une « conquête » : ‘« Il s’agit de conquérir, de conquérir et de construire définitivement la joie de vivre. »’ (VII, 542)

Selon l’auteur, les paysans doivent lutter contre l’Etat et les partis pour garder leur liberté et leur indépendance. Ils doivent rester eux-mêmes et éviter de devenir une « génération technique », qui a perdu aussi bien les connaissances élémentaires utiles à leur vie que la manière de jouir du monde :

‘Cette génération technique qui gémit sous vos yeux dans son terrible désespoir, ces hommes faux qui ne savent plus nouer une corde ni dénouer généreusement les cordes, ces êtres vivants incapables de vivre, c’est-à-dire incapables de connaître le monde et d’en jouir, ces terribles malades insensibles, ce sont d’anciens paysans. (VII, 539)’

Contrairement au travail « industriel » assujettissant, le travail du paysan est un travail d’homme libre :

‘ Vous êtes là, vous et votre famille, dans la liberté la plus totale. Ici, rien ni personne ne peut vous commander, vous êtes au commandement. (VII, 540)’

La liberté est ce qui distingue, par exemple, les paysans des ouvriers. Dans ces essais, Giono n’accorde pas à ces derniers de rôle important à jouer dans la lutte pour la liberté ou dans la lutte contre la guerre. Il pense, comme on l’a vu dans Les Vraies Richesses , qu’ils appartiennent à une catégorie de gens qui sont habitués à vivre en « esclavage ». Il est vrai, comme on l’a vu dans Précisions , qu’il reconnaîtra son erreur de jugement à leur égard. Toutefois, il ne leur consacre pas de place comparable à celle des paysans.

La liberté pour le paysan consiste également à ne pas rattacher le blé à l’argent :

‘Quel besoin avez-vous de transformer votre blé en argent puisqu’à la fin du compte votre nécessité de vivre vous obligera toujours à retransformer cet argent en blé? Faites passer directement le blé dans votre vie. Vous êtes hors du social. Vous pouvez, du jour au lendemain, sans efforts, être libres et autonomes. (VII, 560)’

Cette autonomie que préconise Giono, et qui place les paysans « hors du social », risque, en fait, de mette ces derniers en circuit économique fermé. C’est une vue qui relève d’une certaine absence de réalisme chez l’auteur367.

Ce qui permet également aux paysans d’avoir une autonomie c’est d’éviter de se spécialiser dans une seule culture. La spécialisation crée la dépendance par rapport aux autres, à l’argent et au gouvernement. C’est ce qu’il fait dire à l’un des paysans :

‘"Moi qui ai du blé, je n'ai pas de pêche. Celui qui a des pêches n'a pas de blé. Je n'ai ni oignons, ni asperges et mon frère qui en a n'a pas de blé. Celui qui fait de la vigne achète son pain. Moi qui ai du blé, j'achète mon vin. J'achète le fourrage de mon cheval. [...] Au bout de mon champ mon pouvoir s'arrête; il me faut demander ce que je n'ai pas fait pousser dans mon champ et l'acheter. A ce moment-là, pour simplement manger - j'ai un besoin absolu de monnaie. Autant que tout le monde. Je ne suis pas le maître de ceux qui me gouvernent; et, s'ils me tuent, c'est sans ma permission, je ne peux pas les en empêcher, car ils me fournissent cette matière de première nécessité qui est la monnaie." (VII, 569)’

Le caractère « individuel » de leur travail permet aux paysans de préserver leur liberté. Les régimes politiques, mêmes dictatoriaux, ont échoué dans leur tentative pour abolir cette individualité :

‘Restaient les paysans; la grande majorité des hommes. Individuels chez lesquels on peut mesurer toute la puissance de l’individu. Il a été facile d’agglomérer les artisans en masse, grâce au travail de la machine, et tout de suite on a fait d’eux ce qu’on a voulu. La machine n’a pas pu faire perdre son individualité au paysan. Il est resté jusqu’à ces derniers temps directeur de lui-même. Et on n’a jamais essayé de l’attaquer en face. On le craint. Mussolini se déguise en moissonneur et vient faire le beau devant lui. Staline se déjuge, lui rend son isba, sa vache, sa petite terre, pour avoir avec lui la paix à tout prix. De tous les côtés ce ne sont que sourires. Manifestement cet individu est le plus fort. (VII, 577)’

Pour lui, l’Etat ne peut exercer des pressions sur l’individu :

‘L’état ne peut rien contre l’individu. Il ne peut ni le saisir, ni l’obliger. L’individu est libre de tout préparer en lui-même, de choisir le moment de son action et de l’exercer irrésistiblement à l’instant précis de ses désirs; l’état ne peut assujettir aucun contrôle sur lui. (VII, 574) ’

Il y aurait là manifestement des éléments d’une pensée anarchiste chez Giono. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard, peut-être, qu’une page plus loin, il donne l’exemple de son père artisan (aux idées anarchistes), qui a su préserver sa liberté :

‘Il est évident que l’état ne pouvait rien faire d’un artisan comme mon père. Il ne pouvait pas servir à une autre chose qu’à créer des souliers et à être heureux en les créant. Si on avait voulu l’en détourner, il aurait échappé à toutes les mains comme de l’eau glacée. Sa vie était de créer joyeusement et librement ce qu’il savait créer. Créer est une oeuvre individuelle. Les créations fascistes ne sont que l’oeuvre d’un homme multiplié. (VII, 575)’

Le cas de son père est semblable à celui des paysans :

‘De même que l’état ne pouvait rien faire de l’artisan mon père, maître de sa joie et de sa vie, l’état ne pouvait rien faire de vous quand vous étiez des paysans maîtres de votre joie et de votre vie. (VII, 576)’

D’après l’auteur, on ne peut faire que son bonheur personnel :

‘On croit qu’il est glorieux de faire le bonheur de tous. Il n’ y a pas de pire égoïste que celui qui veut faire par force le bonheur de tous. Il semble se sacrifier aux autres; en vérité il sacrifie impitoyablement les autres à ses propres besoins. (VII, 577)’

Si l’on excepte l’expression « par force » qui donne une certaine nuance à l’idée exprimée par Giono, on peut dire que le reste de ce passage, qui est sous forme de sentence, est un peu en contradiction avec le projet de Bobi dans Que ma joie demeure . Celui-ci a voulu faire le bonheur d’une communauté paysanne. On peut alors se demander, à la lumière de ce que dit Giono ici, si ce personnage ne cherche pas au fond sa propre joie, et si l’action qu’il entreprend n’est pas en fait une action destinée à satisfaire un sentiment égoïste.

Tous les personnages des romans de Giono qui agissent dans l’intérêt de la communauté le font peut-être non par une totale abnégation, mais par intérêt personnel, plus ou moins conscient. Saint Jean, ne cherche-t-il pas, à travers son action, de se faire aimer par Sarah? Langlois, en débarrassant le village du loup et de M.V., ne cherche-t-il pas à trouver un remède à son ennui?

A travers l’idée exprimée dans ce passage, Giono annonce peut-être l’attitude qu’il adoptera après la guerre. Déçu, il va renoncer à son engagement des années précédentes et abandonnera ses « messages ». A trois reprises, il dit déjà à peu près la même chose dans Le poids du ciel 368. La première, en parlant des partis qui n’ont jamais pu apporter le bonheur aux hommes, mais qui au contraire, ont entraîné ceux-ci vers la mort :

‘Ces partis, soit pour la patrie, pour le pain, pour la grandeur, le bonheur ou la libération et même tout l’et coetera, ont fait tuer depuis l’époque de, mettons Clovis, mettons même la première révolution communiste égyptienne de la neuvième dynastie, ces partis ont fait tuer de nombreux milliards d’hommes. Tous tués pour des buts respectables, mais tués... (VII, 415)’

La deuxième, en faisant parler un délégué syndical qui s’adresse ainsi à des ouvriers :

‘Nous sommes en train de construire le bonheur de la classe ouvrière et de toute l’humanité. [...] Car, camarades, il faut bien se rendre compte, ce que nous voulons c’est le bonheur de l’humanité. Ça n’est pas le bonheur d’un seul, c’est le bonheur de toute l’humanité... (VII, 439)’

Et la troisième, c’est le narrateur lui-même qui remarque que :

‘Le bonheur d’un seul ne les intéresse pas. Ils veulent faire le bonheur de tous. Ils veulent faire le bonheur de tous à la fois. (VII, 422)’

Dans ces passages du Poids du ciel , Giono veut surtout s’opposer à la conception que les communistes ont du bonheur. Pour lui, le bonheur est individuel.

Mais une remarque s’impose : en écrivant cette « lettre » aux paysans, c’est à une masse, à une classe ( ou encore une « race » comme il préfère les nommer dans Le Poids du ciel ), qu’il s’adresse. C’est leur intérêt qu’il cherche et aussi leur « joie ». Ne fait-il pas alors ce qu’il critique chez les autres?

Le deuxième volet de cet essai concerne le rapport des paysans avec la guerre.

On a vu que Giono a longtemps cru que les paysans pouvaient empêcher la guerre. C’est ce que justifie en partie cette lettre qu’il leur adresse. Il leur propose deux manières d’agir. La première consiste à préserver leur autonomie par rapport à l’argent, à la technologie et au système économique moderne. Ils éviteraient ainsi d’être dépendants de l’Etat. Celui-ci ne pourrait alors exercer sur eux aucun pouvoir. La deuxième est plus pratique. Dans le chapitre intitulé « Les paysans peuvent arrêter toutes les guerres », l’auteur tire d’abord la leçon des expériences passée : les paysans sont les premiers à subir les conséquences de la guerre. Ce sont eux aussi qui, sans le savoir, contribuent à la guerre, en permettant au gouvernement de constituer des stocks de blé. Lorsque la guerre éclate, il n’a donc plus besoin d’eux et il les envoie sur le front. Et si les stocks viennent à s’épuiser ce sont les femmes et les enfants de ces paysans qui les remplacent dans le travail des champs :

‘Comment est-il possible que vous, les hommes essentiels, on puisse faire si bon marché de votre vie et vous massacrer ainsi largement sans crainte? D’abord, parce que, du temps où vous faites six cent mille kilos de blé quand il ne vous en faut que douze cents, l’état constitue des réserves de guerre qui lui permettent pendant un certain temps de se passer totalement de vos services paysans. En suite parce que, dès que les réserves sont épuisées, les paysannes, vos femmes, vos mères, vos soeurs, et les jeunes enfants paysans - qui sont des hommes à treize ans - labourent, sèment, font du blé aussi facilement, aussi largement que vous-mêmes. (VII, 596-597)’

Il revient alors aux paysannes de prendre des mesures. ‘Chacune « peut empêcher la guerre si elle veut »’ (VII, 595). En cas de guerre, elle doit détruire les réserves et se contenter de cultiver ce qui est nécessaire à leur subsistance :

‘Dès le début de la guerre elle [la paysanne] doit détruire ses stocks de blé et ne garder strictement que ce qui est nécessaire à sa vie à elle et à la vie des enfants qui sont avec elle. (VII, 597)’

Ce qui obligerait le gouvernement à renvoyer les maris chez eux.

Par certains côtés, et à cause de la présence de certains thèmes, cet essai rejoint Les Vraies Richesses : comme la révolte des paysans, leur situation économique, la situation de l’artisan et de l’ouvrier, la liberté, la « joie de vivre », etc. Par d’autres côtés, il rejoint les positions pacifistes que l’auteur exprime dans Refus d’obéissance et dans Précisions . On y trouve également d’autres thèmes, qui d’ailleurs apparaissent dans tous les essais, comme les notions de l’« héroïsme », du « patriotisme », etc.

Mais ce qui distingue cet essai, c’est qu’il s’agit d’une lettre adressée aux paysans. La situation qu’il y décrit n’est peut-être pas celle qui existe réellement, c’est surtout celle qu’il croit - et souhaite - voir chez les paysans. Par exemple, en ce qui concerne la richesse qui satisferait « l’appétit des sens » (VII, 544) et que l’auteur attribue aux paysans, n’est-elle pas, en fait, l’expression d’un désir personnel de Giono, qu’on voit d’ailleurs apparaître dans le caractère de certains paysans imaginaires de ses romans? Se contenter d’une culture qui ne vise que la satisfaction des sens, c’est ce qui caractérise, par exemple, les paysans de Que ma joie demeure . En ce qui concerne le pacifisme, également, Giono semble partir de l’idée que les paysans sont prêts à réagir contre la guerre, du fait qu’il les connaît bien ( à plusieurs reprises, il dit qu’il les connaît bien). Il ne doute donc pas de leur réaction (on a vu comment il a longtemps cru à un soulèvement de leur part). C’est donc sur l’hypothèse que les paysans réagiront positivement à son attente, qu’il rédige ce « message » à leur intention. D’ailleurs, en ce qui concerne l’action des paysans en cas de guerre, on voit que l’initiative n’est pas laissée aux paysans eux-mêmes, c’est l’auteur qui leur indique ce qu’il faudrait faire. Il s’agit d’une solution que, lui, il souhaite voir mettre en oeuvre par les paysans. Le rôle que lui-même joue dans cette affaire prime sur celui qu’il attribue à ces paysans.

L’important réside dans le type de rapports qui existe entre Giono et les paysans et dans sa façon de tenter de les convaincre de ses idées. C’est ce que nous tenterons de voir dans l’analyse de ce texte.

Notes
366.

Nous verrons, en revanche, que la « démesure » occupe une place importante dans l’imaginaire poétique de l’auteur. Mais dans Lettre aux paysans (comme le montrent les deux passages qui suivent), Giono semble reprendre, en lui donnant une dimension historique, un des thèmes les plus rebattus de la sagesse et de la philosophie gréco-latine (stoïcisme, épicurisme). La notion de « mesure » (grec : metriotès; latin : mediocritas) est opposée à la notion de « démesure » (hybris).

367.

P. CITRON remarque à ce propos : « Mais si ces critiques sont en un sens justifiées, les conséquences qu’il en tire sont largement contestables : comme l’ont fait aussitôt remarquer les critiques, elles ramèneraient l’humanité à une civilisation de troc. », Giono 1895-1970, Op. cit., p.292.

368.

C’est P. CITRON qui fait le rapprochement avec les deux premiers passages du Poids du ciel , « Notes et variantes » sur Lettre aux pa y sans, Op. cit., note n°1 de la p. 577.