I. C. 2. L’image des paysans dans Lettre aux paysans

Dès le début, l’auteur parle de ses rapports avec les paysans. Il leur rappelle qu’ils se connaissent depuis longtemps :

‘Oh! Je vous entends! En recevant cette lettre, vous allez regarder l’écriture et quand vous reconnaîtrez la mienne , vous allez dire : Qu’est-ce qui lui prend de nous écrire? Il sait pourtant où nous trouver. Voilà l’époque de la moisson, nous ne pouvons être qu’à deux endroits, ou aux champs ou à l’aire. Il n’avait qu’à venir. A moins qu’il soit malade - ouvre donc - à moins qu’il soit fâché? Ou bien, est-ce qu’on lui aurait fait quelque chose? » (VII, 523)’

Apparemment, ce début de Lettre aux paysans crée une situation toute artificielle, car l’auteur parle de sa lettre comme d’une lettre manuscrite. Il évoque des paysans qu’il semble connaître personnellement et non la paysannerie en général à laquelle est censé s’adresser le « Message ». S’agit-il d’une relation réelle entre l’homme Giono et les paysans de sa région? Ou bien, s’agit-il des rapports, plus ou moins imaginaires, voire mythiques, que l’écrivain a toujours eus avec les personnages de ses livres? L’auteur tente de toute manière d’ancrer son texte dans l’actualité de 1938, puisqu’il mentionne la date (« 6 juillet 1938 ») au début de cette lettre. Dans la suite du texte, il sera question des « paysans français », mais la désignation est vague. Ces paysans sont toutefois dotés de grandes qualités - comme la générosité - qu’on trouve chez les paysans de ses romans.

La situation dont il parle dans ce début demeure plus ou moins fictive, du moins un peu artificielle, car comment ces paysans peuvent-ils « reconnaître » son « écriture »? A-t-il choisi ce moyen, somme toute simple, parce qu’il vise un public bien précis?

Après avoir souligné le caractère universel du « problème paysan », il dit que cette lettre va être traduite en plusieurs langues ( VII, 524). Mais l’auteur ne dit pas en quoi cette lettre adressée aux paysans français peut intéresser les paysans des autres pays.

Comme ce texte est censé s’adresser à une catégorie particulière, l’accent est mis sur les rapports entre le destinateur et le destinataire, plus particulièrement sur la réception du « message ». C’est pourquoi, comme on l’a vu, Giono a pensé à une meilleure diffusion dans ce public en publiant ce texte en petit format et à bon marché. C’est la seule fois peut-être où c’est le type de lecteur auquel s’adresse l’auteur qui détermine un peu l’oeuvre, aussi bien en ce qui concerne la forme du livre que le contenu et le style.

Les rapports de l’auteur avec les paysans sont également précisés dans ce texte, lorsque celui-ci explique les raisons pour lesquelles il leur écrit cette lettre :

‘J’ai préféré vous écrire à vous-même et vous dire tout ce que j’avais à vous dire, à mon aise et sans précaution. Je dis les vérités comme je les pense, même si elles vous sont désagréables; surtout si elles vous sont désagréables, car elles ont alors une bonne prise sur vos réflexions. (VII, 582)’

Giono a l’intention de dire quelque chose aux paysans mais aussi de leur apprendre certaines « vérités ». Le souci « didactique », voire « pédagogique », est donc important dans ce texte, comme le note Pierre Citron369. Cette dimension didactique qui est déjà présente dans Les Vraies Richesses (dans l’épisode où le narrateur donne des conseils aux paysans par exemple) acquiert ici un caractère plus important. Parmi les procédés qu’utilise Giono, et qui traduisent ce souci « pédagogique », nous remarquons, par exemple, les reprises de certaines idées, dans ce texte même, ou des idées des textes précédents (comme Les Vraies Richesses ou Le Poids du ciel ). Giono a également recours aux chiffres, non pas tellement à cause de leur exactitude, mais pour frapper l’imagination. Par exemple, en parlant des hommes que la technique moderne a rendus malheureux, il donne des pourcentages :

‘Ainsi, les hommes entraînés vers les 10 % de bonheurs extraordinaires promis par la technique industrielle portaient le poids de 90 % de malheurs nouveaux... (VII, 537)’

Autre exemple de l’utilisation de chiffres plus ou moins fantaisistes :

‘Dans ces vingt-cinq dernières années, les masses du monde entier, entre les mains des états, ont fait douze guerres et quatre révolutions et le sort de l’homme est de plus en plus triste. (VII, 574)’

Il rappelle aussi au paysans, ceux de son « âge », un souvenir commun, cherchant ainsi à établir un rapport intime avec eux :

‘Mais à cette époque, gens de mon âge, souvenez-vous des moissons et des récoltes, et de l’élevage des vers à soie, par exemple pour la vallée de la Durance; et des fêtes dont les champs étaient le théâtre (je peux, sans crainte d’être démenti, m’adresser à la paysannerie internationale : allemande, italienne, russe, suisse, norvégienne, américaine même : elles ont toutes les mêmes souvenirs). Souvenez-vous de la sorte de magie, de la poésie (c’est le mot; et je ne crains pas qu’on rigole; seuls les sociaux peuvent en rire et de ceux-là je m’en fous, mais, vous, vous comprendrez ce que je veux dire), qui habitait les champs. Le paysan savait être en fête. (VII, 547)’

Remarquons dans ce passage l’image idéale des paysans heureux qu’il a souvent présentée dans ses textes, aussi bien dans Les Vraies Richesses que dans des romans antérieurs.

Un autre procédé, « didactique », consiste à faire parler un paysan de sa vie et de ses problèmes, avant que l’auteur ne lui réponde et n’entre dans une conversation imaginaire avec lui (VII, 561-570).

Mais Giono se laisse très peu emporter par l’élan poétique, sauf peut-être dans le dernier paragraphe370.

Par ailleurs, bien que le texte soit un message adressé aux paysans, l’auteur ne peut s’empêcher de se mettre lui-même en scène. Par exemple, pour convaincre les paysans, il n’hésite pas à parler de lui-même et de sa famille. On a vu, par exemple, qu’il parle de son père. Celui-ci a su préserver sa liberté et son autonomie, contrairement à cet autre artisan qui est allé travailler chez « Bata », ou à celui qui a échoué parce qu’il a voulu étendre son activité. Son père, lui, s’est contenté de peu mais il est resté libre. Tout en illustrant ses idées par un exemple qu’il connaît bien, Giono montre, par la même occasion, son admiration pour son père. Il évoque aussi son expérience d’ancien soldat, pas pour témoigner de la guerre, cette fois, mais pour parler de la dévaluation du mark et montrer le rapport entre la valeur de l’argent et celle du blé :

‘En 1919, je finissais la guerre avec l’armée d’occupation du côté de Wissembourg-Bitche. J’allais souvent en Allemagne, à Sarrebruck. A la frontière, on me changeait mon argent français en marks allemands. Pour cinq francs français on commença par me donner deux cent mille marks. [...] Pour mes deux cent mille marks j’avais un sandwich, c’est-à-dire un petit morceau de pain de cinquante grammes, soit trente-neuf grammes de farine, soit la valeur d’un épi de blé!... (VII, 557)’

Giono évoque aussi sa famille pour illustrer l’idée qu’on a davantage besoin de nourriture que d’argent. La valeur de l’argent peut être nulle :

‘Le monde moderne est obligé de se servir de cette nullité; le paysan n’est pas obligé; il peut s’en passer; il peut vivre sans cet artifice; le monde moderne ne peut pas vivre sans cet artifice. Moi, par exemple, j’ai deux enfants et puis j’ai ma mère qui reste avec moi, enfin en tout sept personnes qui s’assoient à ma table. Il faut du pain, c’est-à-dire qu’il faut du blé, des pommes de terre, des légumes, de la viande, du vin sur cette table. Je sais que la vie n’est pas seulement faite de nourritures naturelles mais, malgré tout ce qu’on peut dire, celle-là est la première. (VII, 558)’

Ainsi, dans ce texte qui est supposé évoquer les problèmes des paysans, Giono met une grande part de lui-même, de sa propre vie et de ses sentiments, tout comme dans les autres essais.

La paysannerie qui occupe une place de choix dans ses premiers romans, devient dans ces essais une force importante qui joue un rôle considérable dans la concrétisation des idées pacifistes de l’auteur. Mais ce rôle varie d’un essai à l’autre.

Dans Lettre aux paysans, Giono donne un rôle précis aux paysans. De ce fait, ce texte est un peu différent des Vraies Richesses . En effet, l’auteur propose une sorte de programme d’action, en rapport avec une situation historique précise. Mais ce texte a aussi, comme Les Vraies Richesses, un lien avec Que ma joie demeure , puisqu’il y est question de la « joie ». Ici, c’est Giono lui-même qui, en quelque sorte, joue le rôle de Bobi. C’est lui qui montre aux paysans comment parvenir à la « joie ». En plus de ce rôle, Giono apparaît comme un économiste qui propose un système de gestion aux paysans et comme un politique qui cherche les moyens qui permettent d’éviter la guerre.

Toutefois, on peut dire aussi que dans ce texte l’image des paysans reste, dans l’ensemble, plus proche de la réalité qu’elle ne l’a été dans le texte précédent, Le Poids du ciel . En effet ce que l’auteur y dit à propos des paysans reprend un peu ce qu’il a dit auparavant, mais de façon plus simple, dans un style moins recherché et surtout sans cette dimension lyrique qui caractérise cet essai.

Par exemple, dans Le Poids du ciel , l’auteur définit la paysannerie non pas comme une classe mais comme une « race ». ‘« Toutes les races paysannes »’ (VII, 350), écrit-il, avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : ‘« c’est une race paysanne »’ (VII, 351). Puis il dira également : ‘« la paysannerie n’est pas une classe : c’est une race »’ (VII, 500), et ‘« Je remercie la race paysanne d’être restée elle-même... »’ (VII, 503).

Dans Le Poids du ciel , c’est peut-être parce que la paysannerie constitue une race qu’elle est imperméable aux doctrines, et qu’elle est « invincible ». Cette « race » ne pourra jamais être exterminée :

‘Et c’est pourquoi nous sommes les derniers tenants de la liberté, et que vos lois et vos doctrines vous êtes toujours là à essayer de nous les ajuster, mais tout le temps nous bougeons, et tout le temps vos harnais éclatent. Tout ça aussi, le paysan se le dit, [...] regardez-le, maintenant, immobile de nouveau et rêveur, au milieu de son champ, sans arme, et même sans outil, et dites-moi si vous oseriez aller l’attaquer ou même lui proposer votre doctrine. Car vous autres qui êtes, ce que j’ai déjà appelé ailleurs "de gros intelligents" (et je le répète, car ça dit bien ce que vous êtes), il vous reste quand même au fond assez d'instinct pour savoir que vous pouvez tuer celui-là de paysan, celui-là, et dix mille, dix mille et cent millions et tuer toutes les races paysannes du monde entier, mais qu'à la fin de toutes les batailles, ce qui restera debout, c'est une race paysanne : invincible, immortelle, imputrescible, parce que naturelle. (VII, 350-351)’

Le concept de « race » relève d’abord du discours emphatique et lyrique que l’auteur tient dans ce texte. Mais traduit aussi une position de principe de Giono. En effet, en rejetant le concept de « classe »371, l’auteur veut, d’une certaine façon, marquer son rejet du communisme. Mais en voulant s’écarter de l’idéologie marxiste, Giono établit, involontairement peut-être, sa propre idéologie. En effet, définir la paysannerie comme une « race » dénoterait, au fond, un désir d’imposer sa propre terminologie, et par conséquent sa propre « doctrine ». La « race » c’est peut-être à la fois la classe, la culture spécifique des paysans et leur histoire. Selon P. Citron, c’est depuis 1935, dans une lettre à Jean Guéhenno, que Giono parle de « race » ‘:  « Les paysans ne sont pas une classe : c’est une race »’ 372. Le 29 mai 1938, il écrit à Jean Paulhan ‘:  « La paysannerie n’est pas une classe; c’est une race »’ 373. Par ce terme, l’auteur veut peut-être souligner l’attachement du paysan à ses racines. L’enracinement374 du paysan dans sa terre est, par exemple, souligné dans Lettre aux paysans :

‘Il est exactement comparable à un arbre. Il est profondément enraciné dans un sol d’où il tire sa nourriture. (VII, 543)’

Dans cet essai, l’auteur utilise le terme « race » à deux reprises dans le même passage :

‘Par l’importance première du travail qu’elle exerce et par la multitude innombrable de ses hommes, la race paysanne est le monde. Le reste ne compte pas. Le reste ne compte que par sa virulence. Le reste dirige le monde et le sort du monde sans s’occuper de la race paysanne. (VII, 539)’

Mais quelques pages plus loin, l’auteur écarte aussi le concept de race; il définit différemment le paysan :

‘Il n’est ni une classe, ni une race; il est une subdivision du règne animal; il est l’homme. C’est lui qui a des rapports avec le monde. Il ne se classe pas dans la sociologie, il se classe dans la zoologie; il ne fait pas partie d’un système spirituel d’invention : il est un transformateur naturel de matière. Il n’invente pas, il collabore. Il ne produit pas; il se produit. (VII, 543)’

Comme il est question de « mesure » et de modération en toutes choses dans Lettre aux paysans, Giono rejette à la fois la notion de « classe » et de « race » pour retenir celle d’« homme ». L’image du paysan est « épurée » et « humanisée » par rapport à celle qu’on trouve dans Le Poids du ciel . Le terme « homme » est répété trois fois dans cette même page. Le paysan est placé dans la situation concrète de l’homme qui vit des problèmes économiques (la spécialisation, la mécanisation, la surproduction, la dévaluation de l’argent...), et politiques (la menace de la guerre qui pèse sur lui en premier lieu). Ecrire pour des lecteurs bien particuliers semble contraindre l’auteur à procéder de manière simple (plus simple que dans Le Poids du ciel). Cependant, il n’est pas rare de noter quelquefois une tendance poétique et lyrique dans ce texte.

Notes
369.

P. CITRON, « Notice » sur Lettres aux paysans, Op. Cit., p.1166. Voir également « Pacifisme,révolte paysanne, romanesque. Sur Giono de 1934 à1939 », Op. cit., note n°12.

370.

P. CITRON relève également le « vocabulaire plus simple que dans Le Poids du ciel  », la « fausse naïveté », le « ton familier », etc. « Notice  » sur Lettre aux paysans, Op. cit., 1116-1117.

371.

Voir P. CITRON,. « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque. sur Giono de 1934 à 1939 », Op. cit., p.26 et note n°5. Voir aussi Giono 1895-1970, Op. cit., p.290-291

372.

Ibid.

373.

Ibid.

374.

Tout cela fait penser à Maurice Barrès qui se fait l’apôtre du « racinement » (le mot est de lui).Dans Les D é racinés (1897), il exprime ses théories sur la fidélité à la terre natale et à ses racines. Mais il est très différent de Giono à propos de son nationalisme et son patriotisme.