I. C. 3. L’image du paysan dans Le Poids du ciel

Dans Le Poids du ciel , on peut distinguer deux portraits différents du paysan. Dans le chapitre I, « Danse des âmes modernes », l’auteur fait un portrait mythique du paysan, qui s’étend sur plusieurs pages (VII, 347-352). Il lui donne des dimensions imaginaires, tandis que dans le chapitre III, « Beauté de l’individu », le portrait qu’il en fait est celui d’un homme ordinaire, semblable à celui qu’on trouvera dans Lettre aux pa y sans.

Dans le chapitre I, Giono attribue au paysan un caractère presque surhumain, qui tient du « saint », du « végétal » et de « l’archange » et même de « dieu ». C’est ce qu’on peut noter, par exemple, dans les passages suivants. D’abord :

‘Lui, là-bas, avec sa douce odeur de réséda, c’est un paysan qu’on a obligé à la sainteté; c’est un homme entièrement naturel. On le voit bien maintenant, car il y a une sacrément belle lumière, là-bas, à cause de ce champ plein de fleurs. On voit cet homme pur : il est comme une de ces anciennes cartes de géographie où on ne se contentait pas de mettre le nom forêt, ou rivière, ou champ, mais où on dessinait la forêt avec tous ses arbres, la rivière avec tous ses poissons, et le champ avec tous ses artisans de la terre. Il est là-bas comme un entassement d’épisodes de vie paysanne, de décors de vie paysanne, de richesses paysannes. Il est comme un immense capital de gloires qui ne valent pas deux sous, mais sont éternelles. (VII, 347)’

Ce paysan a des rapports organiques avec la nature. C’est un « homme-forêt » :

‘Il est revêtu de forêts qui lui recouvrent les cuisses, les hanches, montent le long de sa poitrine, recouvrent son épaule comme une peau d’ours; avec toutes les fumées de camps de bûcherons... (Ibid.)’

Cette image revient, à deux reprises comme un refrain, une page plus loin :

‘Il est donc revêtu de ces forêts habitées, et toutes ces essences d’arbres si diverses, charruées par en dessous par cette activité d’homme bouleversant et renversant leurs feuillages comme la mère quand le vent du matin la creuse de sa force fraîche. (VII, 348)’

Et :

‘Il est donc revêtu de ces forêts et il est revêtu de toute la vie paysanne. Il est un archange-animal qui est la vie paysanne même. (Ibid.)’

Notons que l’image de « l’homme-forêt » se trouve déjà, comme on l’a vu, dans l’épisode de  la forêt en marche sur Paris des Vraies Richesses .

Tout comme le vieux Janet de Colline , le paysan participe du monde végétal et animal :

‘Toutes les bêtes sont en lui, elles se réveillent et se gonflent, de leur peau déroulant et éparpillant ces tortillons de laine vivante en forme de cheval, renard, boeuf, pie, serpent, aigle, vautour, et depuis le plus petit insecte qui vit dans les dernières hauteurs de l’atmosphère jusqu’au plus aplati des poissons des fosses les plus profondes de l’océan; et tous les arbres embranchent leurs branches et soulèvent leurs ondes de feuilles dans le corps de cet homme qui contient le monde : le hêtre, le frêne, le chêne, le saule, le pin, le mélèze, l’arolle, le mûrier, le pommier, l’alisier; contenant toutes les formes de bêtes et de plantes, ayant toutes les formes, toutes les forces, toutes les sèves, tous les sangs, toutes les herbes en lui, étant le monde, l’enfant toujours mûri, l’homme pur vivant au chaud tout roulé dans la mère des formes et des forces : étant la paysannerie! (VII, 352)’

Dans Le Poids du ciel , le paysan se caractérise aussi par sa connaissance du monde naturel :

‘Pas une herbe dont il ne sache toute l’histoire, depuis le plus imperceptible craquement de la graine quand le tégument s’élance, jusqu’à la fleur, jusqu’au gonflement du fruit, jusqu’à l’épi, jusqu’à la grange, jusqu’au cuveau; et même cette herbe-là qui est soi-disant inutile et fleurit toute seule le long du chemin... (VII, 348-349)’

Cette connaissance est intuitive; elle se traduit :

‘par sa démarche et sa façon qu’il a de goûter l’eau des fontaines au creux de sa main et de mâcher après comme si c’était un bon morceau, et il sait alors d’où vient cette eau (si son oeil n’est pas assez puissant pour voir à travers la montagne, ses sens sont d’une puissance presque divine). (VII, 349)’

Sa connaissance peut égaler celle des savants, mais le paysan utilise une autre démarche différente de la leur :

‘[...] il pénètre jusque dans les ténèbres du mystère, avec cette puissance de sens presque divine, qu’il voit clairement devant lui les racines les plus profondes, tout le réseau, toute la dentelle, le filet de racines le plus profondément caché de toute chose (avec des sens si divins que les savants ne font qu’arriver aux mêmes résultats par de plus grands détours) -, confrontant les forces du monde à sa force; se rendant compte qu’il est de la même taille que les plus grands objets de l’univers. (VII, 349-350)’

Son métier lui permet de connaître le monde, mais aussi de le maîtriser, comme un « dieu » :

‘Il connaît l’histoire de tout le monde végétal, étant donné que c’est son métier [...] Car son métier, c’est de comprendre la logique de ce monde et d’en être le maître après dieu. Ça n’est pas un métier fabriqué, et qui fabrique. C’est un métier qui aide la nature, qui la pousse gentiment de ce côté plutôt que de celui-là, c’est la force cordiale de l’homme qui taille librement sa part dans les vergers de dieu. (VII, 349)’

Déjà dans Colline , Janet connaît tous les secrets de la nature, même s’il refuse de les apprendre aux autres. Mais, on ne trouve plus ici le conflit entre l’homme et la nature qui caractérisait Colline; au contraire, le paysan « aide la nature », « gentiment », avec « une force cordiale ».

Si dans Le Poids du ciel , le paysan prend des proportions démesurées, c’est parce que, dans ce texte, tout semble prendre des proportions « cosmiques ». Le travail qu’il fait le place non plus dans la « condition humaine » mais dans une « condition universelle » :

‘Travailler la terre, comme on travaille le fer ou le bois; mais en fer ou en bois, ce sont toujours de petits morceaux, même s’ils sont dix fois plus gros que des cathédrales; tandis que travailler la terre, c’est quand même une oeuvre cosmique pour laquelle essentiellement nous sommes faits; et le faisant, nous accomplissons notre rôle qui est du même ordre que l’érosion des eaux ou l’effondrement des crevasses du soleil. Ça n’est quand même plus votre petite condition humaine si facilement esclave de vos lois, c’est véritablement une condition universelle. (VII, 350)’

Par son corps même, le paysan participe de cet univers cosmique :

‘[...] il est ancré par des conduites de chair jusque dans les gouffres voluptueux des aurores boréales. Les artères de l’univers l’irriguent sans changer de ruisseau. Les lois cosmiques, il ne les connaît pas par l’ouï-dire d’une cervelle en papier mâché, elles coulent directement dans sa chair, ordonnant sa vie, sa force, sa paix et sa raison. (VII, 351)’

L’image du paysan, telle qu’elle apparaît dans les « Essais pacifistes », prolonge, en fait, celle qui existait dans les romans depuis Colline . Même si dans chaque essai, cette image varie, elle a, à chaque fois, un rapport avec cette représentation mythique du paysan. Même s’il est de la région que connaît Giono, il est souvent présenté en dehors du temps et de l’espace réels. D’une part, Giono cherche à conférer aux paysans un rôle déterminant dans les événements de cette époque, et d’autre part, il ne peut s’empêcher de leur attribuer une dimension mythique qui les éloigne de toute réalité. En outre, les paysans, tels qu’ils sont décrits dans les romans - mais aussi tels qu’ils sont présentés dans les essais - se distinguent par leur individualité (leurs qualités sont des qualités individuelles, c’est sur quoi insiste l’auteur), et non par l’appartenance à une « classe » sociale. Or Giono veut leur faire entreprendre une action qui ne peut être faite que par un groupe bien soudé, mais aussi bien encadré. Certes c’est Giono qu’on voit jouer ce rôle d’encadreur, mais les résultats négatifs auxquels il est parvenu, montrent qu’il s’est, ou bien trompé en misant sur les paysans, ou il s’y est mal pris lui-même. En effet, l’initiative n’est pas laissée aux paysans eux-mêmes de s’organiser et d’agir, c’est lui qui propose les modalités de cette action.

Par ailleurs, la révolte des paysans, comme leur refus de la guerre et la manière qu’ils emploieraient pour s’y opposer, ne sont pas des réactions que Giono a déduites à partir de faits ou d’observations objectives de la réalité, ce sont des réactions que lui-même prête aux paysans. Ce sont les produits de son propre rêve. Il n’agit pas comme un historien (ou un homme politique) qui a une vision globale de la situation, et qui part d’observations concrètes de la réalité pour tirer les conclusions qui s’imposent sur le déroulement des événements. Il projette sur la réalité sa propre vision des choses. Il rêve d’une société paysanne idéale qui constituerait une sorte de contrepoids à la société telle qu’il la voit à l’époque. Mais cette société est utopique parce qu’elle n’a pas de fondement politique, social ou économique solide. Giono semble, au fond de lui même, conscient qu’elle n’est pas réalisable, parce qu’il est le seul à vouloir la faire. D’ailleurs sa désillusion vient du fait même de la non traduction en d’autres langues de sa Lettre aux paysans, alors qu’il a prévu et annoncé cette traduction. Le texte n’a pas non plus suscité la réaction attendue de la part des paysans375. D’ailleurs, plus jamais, à notre connaissance, il ne parlera de cette société paysanne idéale. Dans Triomphe de la vie (1941), il s’agira surtout de mettre l’accent sur le travail des artisans et non sur celui des paysans. La description de la vie de quelques paysans sur une terre aride et sèche montre, peut-être, à quel point l’idéal du bonheur paysan est en train de s’estomper chez Giono. Nous sommes bien loin de Que ma joie d e meure .

Sur un autre plan, l’idée du retour à la terre qui a séduit tant de jeunes après la publication de Que ma joie demeure et à la suite des premières expériences du Contadour, sera par la suite récupérée et exploitée par l’idéologie vichyste. Certes Giono n’est pas responsable de l’interprétation qu’on fera de ses idées, mais cela a contribué à ternir son image. Ses détracteurs, ainsi que les opposants au régime de Vichy, y trouveront l’occasion de l’attaquer et l’accuser de collaboration.

D’autre part, l’emploi du concept de « race » dans Le Poids du ciel et dans Lettre aux paysans n’est pas non plus sans conséquence, même si Giono ne pense pas aux connotations que ce terme a dans l’idéologie nazie.

Dans Lettre aux paysans, Giono rejette l’argent, en tant que système d’échange économique. Ce qui provoque la réaction des critiques qui l’accusent de vouloir retourner aux système, anachronique, du troc.

D’autre part, certains trouvent dans le l’idée de cultiver l’individualisme (par exemple le souci de s’occuper de sa joie personnelle) l’expression d’une attitude bourgeoise qui peut paraître en contradiction avec le changement qu’il espère imposer à la société.

Ainsi, si les idées de Giono ont une certaine influence sur les jeunes ou sur une partie de l’opinion publique ou politique, ces idées sont, en partie, elles-mêmes des échos d’autres idées ou idéologies. De ce fait elles ne sont pas dépourvues de contradictions. En effet, sans adhérer à aucun parti, Giono est quelquefois très proche de l’idéologie de ces partis. C’est la raison pour laquelle la pensée qu’il exprime dans les « Essais pacifistes » est parfois sujette à caution. Car on y trouve non seulement les échos contradictoires d’autres idéologies, mais aussi une part importante de mythe.

Notes
375.

Voir P. CITRON « Notice » sur Lettre aux paysans, Op. cit., VII, 1168.