II. A. Désespoir et solitude du pacifiste

A partir de 1937, la méfiance de la gauche, surtout des communistes, s’accroît à l’égard de Giono. Elle prendra la forme d’une hostilité déclarée par la suite. Cette gauche voit en lui un obstacle à la résistance contre la montée de l’hitlérisme. De son côté, la droite l’attaque parce qu’elle voit en lui un déserteur et un traître. P. Citron note un fait révélateur de la mise à l’écart de Giono à cette époque, même si celui-ci conserve des relations amicales : « On ne voit plus son nom au bas des pétitions; dans le courrier qu’il reçoit, il n’ y a plus guère d’adjurations à signer des manifestes. Il n’est pas tout à fait redevenu un solitaire. Il reçoit des visites, comme celles, fréquentes, de Pierre Pellegrin [...] Les pacifistes intégraux le comptent toujours parmi les leurs; mais ils sont une infime minorité. Il n’est plus de la masse importante de la gauche au pouvoir à ce moment-là. Il n’est évidemment pas passé à l’opposition. Mais il est en marge, et ne s’en trouve pas mécontent »377.

Le thème de la solitude du pacifiste est un thème important dans cet essai. On le retrouve au début et à la fin. Voici d’abord ce début :

‘Quand on n’a pas assez de courage pour être pacifiste, on est guerrier. Le pacifiste est toujours seul. Il n’est pas dans l’abri d’un rang, dans une troupe; il est seul. S’il parle, s’il emploie le pluriel, s’il dit "nous ", il dit "nous sommes seuls ". Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de défilé de pacifistes de n’importe quelle Bastille à n’importe quel Panthéon; il ne court pas les rues. (VII, 635)’

L’auteur commence ce texte par une sorte d’aphorisme dans lequel il définit le pacifiste par rapport au guerrier ‘:  « Quand on n’a pas assez de courage pour être pacifiste, on est guerrier »’. Dans cette phrase, l’auteur met en valeur une idée qui va à l’encontre des idées reçues. Le courage est, ici, une qualité du pacifiste et non du guerrier. Cette idée est déjà évoquée dans Précisions (VII, 624) comme on l’a déjà vu. En plus, Giono présente seulement deux alternatives : ou être pacifiste, ce qui demande du courage, ou, le cas échéant, être guerrier. Ensuite, il parle de la solitude du pacifiste. Celui-ci est seul parce qu’il n’est pas protégé. Mais si cette solitude dénote, implicitement, un sentiment de déception chez Giono, elle souligne aussi une certaine fierté. Etre seul, à revendiquer son pacifisme, envers et contre tout, relève d’un courage évident. L’auteur le confirme dans la phrase « nous sommes seuls ».

Dans la suite, il montre comment la société protège le guerrier, lui fait les honneurs et cache tous ses défauts. Mais ce guerrier ne connaît sa vérité que le jour où il est blessé. Alors, à ce moment-là, ‘« il est obligé d’être seul »’ (VII, 636) - ‘« comme un pacifiste’ » (Ibid.) -, face à lui-même, à ses blessures et à sa mort :

‘Brusquement, au milieu de la bataille, voilà son drame particulier. Ne pas vouloir l’affronter tout seul tout de suite, c’est le trouver brusquement un jour comme lui. Alors, qu’il la crie ou qu’il la voie en fulgurantes images, dans sa tête qui se vide comme un bassin, à ce moment-là il connaît la vérité. Mais cela n’a plus d’importance pour le jeu; cet homme ne peut plus faire marche arrière. Il est déjà sur des bords d’où l’on ne revient pas; le jeu s’est joué. (VII, 636-637)’

Du combat avec la mort, on peut donner des interprétations différentes‘, «On peut faire de ça une chanson de Roland avec la plus grande facilité »’ (VII, 638). Alors ‘que « la vérité est ailleurs  »’ :

‘La vérité est dans les très petits sentiments. Au milieu de ce glorieux tumulte, la vérité est dans de petites choses sales et basses. Vous ne tarderez pas à comprendre que ces petites choses matérielles sales et basses ont beaucoup plus d’importance pour vous que tout l’esprit supérieur du combat. Brusquement, au milieu d’une bataille qui semblait se dérouler pour des besoins spirituels légitimes, vous sentez qu’en réalité on vous a illégalement imposé un simple débat entre vous-même et la douleur, vous-même et la nécessité de vivre, vous-même et le désir de vivre, que tout est là; que si simplement vous mourez, il n’y a plus ni bataille, ni patrie, ni droit, ni raison, ni victoire, ni défaite et qu’ainsi on vous fait tout simplement vous efforcer douloureusement vers le néant. Il n’y a pas d’épopée si glorieuse soit-elle qui puisse faire passer le respect de sa gloire avant les nécessités d’un tube digestif. Celui qui construit l’épopée avec la souffrance de son corps sait que dans ces moments dits de gloire, en vérité, la bassesse occupe le ciel. (VII, 638)’

Pour illustrer l’idée que la vérité se trouve dans ‘« de petites choses sales et basses »,’ l’auteur évoque le souvenir d’un épisode de la guerre.

Dans le début de la dernière section de ce texte, l’auteur parle de la « pureté », comme pour donner un contrepoids à la souillure et à l’avilissement de la guerre dont il est question auparavant :

‘Ah! quel besoin de pureté! Plus violente encore que la vie : la pureté. Quelle joie quand nous disons l’air pur, l’eau pure; plus que l’air lui-même et que l’eau, c’est cette pureté qui déchaîne en nous le désir. Désir de vivre au milieu de ce vent sévère. Désir de connaître les valeurs véritables et les vrais rapports de valeurs. Non plus le monde qu’on nous fait, mais le monde que nous faisons. Cette admirable discipline de la pureté qui est la seule grande entreprise valable de l’homme. Ce travail qui se fait sur soi-même; et le seul qui serve à tous. Connaître les grandes choses simples, et savoir qu’il est facile d’être grand. Se libérer des glus; se laver et toucher les objets du monde avec une peau entièrement nette. Ne rien se permettre d’autre que la pureté, et finalement entendre l’épanouissement harmonieux de soi-même, qui s’ouvre de chaque côté du corps comme des ailes au moment où l’élan emporte vers les grands chemins. Oh! pas du tout des choses spirituelles, mais, sur l’humble terre, les chemins purs du pain, du vin, et de l’amour qui n’est pas du tout cette cochonnerie désespérante, mais la seule raison d’être. (VII, 654) ’

Notons vers la fin de ce passage, d’une part l’expression les « grands chemins » qui sera le titre d’un roman que l’auteur écrira plus tard, et d’autre part l’appel vers ‘« les chemins purs du pain, du vin, et de l’amour »’ qui rappelle un peu les éléments de la vie dans la société paysanne décrite dans Les Vraies Richesses . Giono se réfère assez souvent - plus ou moins explicitement - à la « réalité » fictive qu’on trouve dans ses livres qu’à la réalité quotidienne.

Mais ce désir de pureté n’empêche pas le pacifiste de se trouver condamné :

‘Ainsi, quand au terme de son effort on apporte au pacifique378 le poteau, la corde et le bandeau pour les yeux, il est seul. (VII, 654-655)’

L’image du pacifiste devant un poteau d’exécution constitue un leitmotiv dans ce texte. Elle traduit peut-être une sorte d’obsession qui hante l’auteur. Outre les passages déjà cités, on peut lire en effet ‘:  « Un poteau, une corde, et un bandeau pour les yeux : les éléments de la terreur du guerrier sont simples »’ (VII, 648), et deux pages plus loin ‘: « Et quand elle vous présente le poteau, la corde et le bandeau pour les yeux... »’ (VII, 651). C’est peut-être cette hantise qui a, parmi d’autres facteurs, poussé Giono à se présenter à la mobilisation379.

Les militaristes tuent le pacifique parce qu’il « leur fait peur » ( VII, 655), lui, qui n’a pourtant pas tué et qui n’avait pas d’arme. Si on attache tant de soin à son exécution c’est qu’il a de l’importance :

‘ici douze hommes avec des fusils; en face un homme seul, les mains attachées. Est-il donc si fort qu’on n’ose pas le faire fusiller par un seul homme? On s’occupe de lui comme d’une chose extrêmement importante et grave. Et ça se sent tout de suite que c’est en effet important et grave, car, ainsi, immobile, attaché, et peut-être même déjà les yeux cachés, il est effrayant; et les soldats de métier se rendent bien compte tout de suite par un instinct militaire qu’il n’y a pas d’ennemis plus dangereux pour eux que cet homme seul, prisonnier et muet. (VII, 655)’

Malgré le déséquilibre des forces, c’est lui qui semble pourtant le plus fort parce qu’ « il est naturel » (Ibid.). Giono semble rappeler, ainsi, une vérité première : le pacifisme est l’attitude naturelle de l’homme, alors que l’esprit guerrier est un état anti-naturel et contraire à la nature humaine. En effet, le tort du pacifiste est de rechercher la « pureté » ‘: « Lui, c’est seulement la pureté qu’il a cherchée » (’Ibid.), tout en sachant qu’il est seul à mener ce combat ‘: « Il sait qu’il ne peut pas ne pas être seul. Son entreprise est essentiellement individuelle. »’ (Ibid.). Le texte s’achève sur l’image du pacifique devant le peloton d’exécution :

Réveil au petit jour; l’aube; les mains liées derrière le dos; attaché au poteau; forcé de s’agenouiller; les yeux bandés. Le pacifique est devant les fusils. Il ne lui reste plus qu’un temps infinitésimal. Il est seul
Mais il est contre. (VII, 656)

Cette image ne traduit-elle pas, au fond, le désespoir de Giono à cette époque? Ne pressent-il pas ainsi l’arrivée inéluctable de la guerre et l’échec de sa propre lutte? Mais la dernière phrase montre qu’il maintient, malgré tout, sa croyance aux principes qu’il a toujours défendus.

D’autre part, cette image fait écho à celle des soldats condamnés pour mutinerie, dont il vient de raconter l’histoire. La situation de 1939 est ainsi le reflet de celle de 1917. Au-delà des années qui séparent les deux dates, Giono reste pacifiste. En 1939, il est menacé, comme il l’a été en 1917. Les deux passages-limites (le début et la fin) mettent le texte dans le cadre de cette thématique essentielle : le pacifiste, non pas victorieux et triomphant (le ton polémique et pamphlétaire n’est plus aussi véhément et aussi passionné que dans Préc i sions ), mais seul devant le poteau d ’exécution.

Notes
377.

P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p. 268-269.

378.

Notons, avec P.CITRON, que dans cette phrase, Giono utilise le mot « pacifique » et non « pacifiste », car celui-ci « implique une doctrine », Giono 1895-1970, Op. cit., p.309.

379.

Sur ce sujet, voir P. CITRON, « Préface » au t. VII, Récit et Essais, Op. cit., p. XVII.