II. B. « Pureté » et « impureté » : deux récits significatifs de la guerre de 14

Le texte est construit sur l’opposition « pureté » / « impureté ». L’ « impureté » est liée à la guerre et à ses atrocités. Pour illustrer ce thème, l’auteur raconte des épisodes de la première guerre auxquels il a pris part. La « pureté », elle, est un but que tout homme raisonnable se doit d’atteindre. La « recherche de la pureté » devient une action urgente à la veille de la seconde guerre mondiale. Mais pour parler d’ «impureté », l’auteur évoque des souvenirs personnels de la première guerre. Le premier est le récit d’un épisode de la vie sur le front. Giono y raconte le drame même de la vie humaine : lui et huit de ses camarades ont connu la plus atroce des situations. Jamais, à notre connaissance, dans les différents textes consacrés à la guerre, Giono n’a décrit de façon aussi lyrique et aussi touchante une situation aussi répugnante et aussi humiliante pour la dignité humaine sur le front. Il raconte comment, pour survivre, ses huit camarades et lui étaient obligés de ramper pour prendre leur ration de pain aux camarades tués. Mais ‘« le pain est mou. Il faut seulement couper le morceau qui touchait le corps »’ (VII, 639). Et ‘« cela dure depuis vingt-cinq jours »’ (VII, 640), jusqu’au moment où il n’y a plus de tués et donc plus de pain. Giono le dit avec humour noir : ‘«Depuis longtemps il n’y a plus de ces cadavres garde-manger. »’ (Ibid.). Mais, la mort frappe de nouveau, des soldats viennent de mourir :

‘On a une occasion pour demain : une mitrailleuse qui arrivait tout à l’heure en renfort a été écrabouillée avec ses quatre servants à vingt mètres en arrière de nous. (Ibid.)’

Paradoxalement, la mort devient une source de nourriture.

Giono tourne aussi en dérision l’idée d’héroïsme. Car la préoccupation de ces soldats n’est pas de se battre mais trouver le moyen de faire leurs besoins :

‘C’est la grande bataille de Verdun. Le monde entier a les yeux fixés sur nous. Nous avons de terribles soucis. Vaincre? résister? tenir? faire notre devoir? Non. Faire nos besoins. (Ibid.)’

Et Giono de raconter comment ces neuf soldats, entassés dans un trou, font leurs besoins :

‘Plus rien au monde ne nous fera sortir de là. Mais ce que nous avons mangé, ce que nous mangeons se réveille plusieurs fois par jour dans notre ventre. Il faut que nous fassions nos besoins. Le premier de nous que ça a pris est sorti; depuis deux jours il est là, à trois mètres devant nous, mort déculotté. Nous faisons dans du papier et nous le jetons là devant. Nous avons fait dans de vielles lettres que nous gardions. Nous sommes neuf dans un espace où normalement on pourrait tenir à peine trois serrés. Nous sommes un peu plus serrés. Nos jambes et nos bras sont emmêlés. Quand un veut seulement plier son genou nous sommes tous obligés de faire les gestes qui le lui permettront. [...] Il y a cinq jours que nous sommes là-dedans sans bouger. Nous n’avons plus de papier ni les uns ni les autres. Nous faisons dans nos musettes et nous les jetons dehors. Il faut démêler ses bras des autres bras, et se déculotter, et faire dans une musette qui est appuyée sur le ventre d’un copain. Quand on a fini on passe la saleté à celui de devant, qui la passe à l’autre qui la jette dehors. Septième jour. La bataille de Verdun continue. De plus en plus héros. Nous ne sortons toujours pas de notre trou. Nous ne sommes plus que huit. Celui qui était devant la porte a été tué par un gros éclat qui est arrivé en plein dedans, lui a coupé la gorge et l’a saigné. Nous avons essayé de boucher la porte avec son corps. (VII, 640-641)’

Il continue à raconter comment ils essaient de survivre :

‘J’ai oublié de dire que depuis plus de dix jours aucun de nous n’a de fusil, ni de cartouches, ni de couteau, ni de baillonnette. Mais nous avons de plus en plus ce terrible besoin qui ne cesse pas, qui nous déchire. Surtout depuis que nous avons essayé d’avaler de petites boulettes de terre pour calmer la faim, et aussi parce que cette nuit il a plu et, comme nous n’avions pas bu depuis quatre jours, nous avons léché l’eau de la pluie qui ruisselait à travers les rondins et aussi celle qui venait de dehors et qui coulait chez nous par dessous le cadavre qui bouche la porte. Nous faisons dans notre main. C’est une dysenterie qui coule entre nos doigts. On ne peut même pas arriver à jeter ça dehors. Ceux qui sont au fond essuient leurs mains dans la terre à côté d’eux. Les trois qui sont près de la porte s’essuient dans les vêtements du mort. C’est de cette façon que nous nous apercevons que nous faisons du sang. Du sang épais, mais absolument vermeil. [...] Dans le courant de ce jour-là nous nous apercevons tous à tour de rôle que nous faisons du sang. Alors, nous faisons carrément sur place, là, sous nous. J’ai dit que nous n’avons plus d’armes depuis longtemps; mais nous avons tous notre quart passé dans une courroie de notre équipement, car nous sommes à tous moments dévorés par une soif de feu, et de temps en temps nous buvons notre urine. C’est l’admirable bataille de Verdun. (VII, 641-642)’

Drôle de bataille où le sang qui coule des soldats n’est pas, comme le remarque P. Citron380, dû aux blessures mais à la dysenterie. Giono souligne à quel point la dignité de l’homme peut être rabaissée. Ces hommes, qui n’ont plus le statut de soldats, puisqu’ils n’ont plus d’armes et ne se battent plus, connaissent la pire des humiliations qui puisse arriver à un homme : ils vivent dans la souillure et l’impureté (sang, excréments et urines sont les éléments qui composent leur vie). Il ne parle jamais des « ennemis » d’en face, car ils ne sont pas, aux yeux de Giono, responsables de cet état. Il parle, avec ironie, de la bataille de Verdun, donc de la guerre en général. Cet épisode vient donc illustrer l’idée que la guerre est tout le contraire de l’image valorisée par les discours officiels. Sa fonction dans l’économie générale de cet essai est semblable à celle de l’épisode des « Chapitres inédits du Grand Troupeau  » dans Refus d’Obéissance : réfuter toute idée d’héroïsme ou de patriotisme. Le souvenir personnel vient ici pour appuyer et éclairer les idées pacifistes de l’auteur. Il importe peu que ces événements se soient réellement passés de cette manière (par exemple on comprendrait difficilement comment Giono soit le seul survivant de cette aventure, comme il l’affirmera - sans aucune explication - juste après ce passage); l’essentiel est que l’auteur parvienne à toucher ses lecteurs. Pour cela, il a recours, cette fois, non pas au discours argumentatif mais à son talent de conteur et de romancier.

Le deuxième souvenir, que l’auteur évoque juste après celui-ci, concerne une mutinerie de soldats en 1917, et à la quelle il dit avoir participé. C’est un passage qui est relativement long (p.642-648) dans cet essai qui est relativement court, ce qui indique l’importance de cet épisode. La raison de cette mutinerie, il l’évoque dès le début :

Deux ans plus tard, au Chemin des Dames, nous nous révolterons (à ce moment-là je survivais seul de ces huit derniers) pour semblables ignominies. Pas du tout pour de grands motifs, pas du tout contre la guerre, pas du tout pour donner la paix à la terre, pas du tout pour de grands mots d’ordre, simplement parce que nous en avons assez de faire dans notre main et de boire notre urine. Simplement parce qu’au fond de l’armée, l’individu a touché l’immonde.
Quatre bataillons se révoltent, officiers compris. (VII, 642)

Mais la révolte échoue. Les soldats sont arrêtés et on commence à exécuter certains d’entre eux.

La chronologie « fluctuante », comme le remarque P. Citron381, montre que l’essentiel ne réside pas peut-être dans la véracité382 ou non des faits racontés, mais dans la signification que donne Giono à cette histoire. En effet, comme pour l’histoire précédente, celle-ci sert à illustrer l’idée de l’arbitraire de la guerre, de l’inutilité de la mort (les soldats mutinés sont tués par leurs propres camarades) et surtout l’idée que les soldats font la guerre malgré eux. Il dit, quelques pages avant, que les soldats à Verdun sont surveillés par les gendarmes:

‘Sous le fer de Verdun les soldats tiennent. Pour un endroit que je connais, nous tenons parce que les gendarmes nous empêchent de partir. (VII, 638)’

Et que les déserteurs sont exécutés :

‘Tous les jours, à la batterie de l’hôpital, entre deux rangées de sacs à terre, on exécute sans jugement au revolver ceux qu’on appelle les déserteurs sur place. (VII, 639)’

C’est déjà dans Précisions que Giono évoque, mais plus brièvement qu’ici, cette mutinerie. Il s’adresse à Daladier et lui dit :

‘C’est un ancien soldat qui vous parle et cette gravité, monsieur le président, c’est la deuxième fois que je la vois sur des visages de soldats. La première fois je l’ai vue sur les visages des soldats de 1917. Je n’ai pas besoin de vous apprendre ce qu’elle signifie. C’est l’esprit sombre et rageur de 1917 qui était dans les coeurs de ces hommes. J’ai fait partie des mutinés de cette époque, humblement. Je sais ce que c’est que d’être aligné devant un adjudant qui compte : "1, 2, 3, 4, le 4 sortez", et ainsi de suite, et tous les "n° 4" sont fusillés le lendemain à l'aube, sans jugement. (VII, 609)’

Dans Recherche de la pureté , Giono développe donc ce souvenir. Il ne parle plus de « mutinés » mais de « révoltés ». Comme d’habitude, il a tendance à amplifier. Par exemple, il dit qu’il s’agit de ‘« quatre bataillons [...], officiers compris »’ pour souligner l’importance de l’élan pacifiste chez les soldats. En outre, l’exécution est faite au hasard : sur ‘« trois mille hommes », «  on fusille sans jugement trois cents hommes pris au hasard le lendemain à 6 heures du matin. »’ (VII, 643). La version est un peu différente dans Précisions où il dit ‘que « "tous les n° 4" sont fusillés »’. Mais dans les deux essais, il s’agit de mettre l’accent sur l’arbitraire de ces exécutions. C’est une sorte de jeu de hasard auquel est soumise la vie des hommes. Ce qui accentue le caractère tragique que Giono veut particulièrement souligner. Et en se plaçant parmi les révoltés, il se place lui-même au coeur de ce tragique.

En ce qui concerne les raisons de cette révolte, outre celles qu’il évoque dans le passage cité plus haut, Giono en donne d'autres. En effet, en plus du fait que ces soldats ne se sont pas révoltés pour de « grands motifs », mais contre les « ignominies » et contre l’« immonde », l’auteur ajoute :

‘Ce n’est pas une révolte contre quelqu’un, c’est une révolte contre l’ignoble; ce n’est pas une révolte pour une idée, c’est une révolte pour le noble, c’est-à-dire, ici, le naturel et la vie. C’est la vie qui se révolte... (VII, 642)’

Ce qui a poussé ces soldats à se révolter, ce sont des raisons humaines et naturelles, puisqu’il s’agit de chercher à vivre à tout prix.

Mais certaines raisons évoquées par la suite traduisent davantage des préoccupations personnelles de Giono lui-même. Ces soldats, au lieu de « marcher sur Paris », ont préféré rester dans la forêt :

‘On décide à moitié de marcher sur Paris, ou tout au moins d’aller à Paris. [...] Il faut aller à Paris. Pour quoi faire? Rien. [...] on n’ira pas à Paris puisque le sort a voulu que cette révolte se fasse dans une forêt. Nous restons dans la forêt. Quatre bataillons, officiers compris, vivent pendant deux jours sous les feuillages. Nous ne sommes pas allés à Paris parce que nous avons trouvé tout de suite dans la forêt ce qui nous manquait; ce pourquoi nous nous étions révoltés, ce que nous avions tous très naturellement préféré à notre soi-disant devoir; ce pourquoi nous avions refusé de monter en ligne : la forêt, la vie, l’arbre, l’herbe, l’ombre. (Ibid.)’

Giono met ainsi l’accent sur l’importance de la forêt comme un lieu de rassemblement des révoltés. Mais, même si ‘« le sort a voulu que cette révolte se fasse dans une forêt »’ (tout comme celle des paysans), cette révolte n’aboutit pas à une « marche sur Paris ». Giono semble abandonner ce rêve qu’il avait quelques années auparavant et qu’il a exprimé, comme on l’a vu, dans Les Vraies Richesses et dans le projet de Fêtes de la mort . Ces soldats mutinés ne rentrent pas chez eux et ne marchent pas sur Paris, parce qu’ils trouvent ‘« tout de suite dans la forêt ce qui [leur] manquait »,’ c’est-à-dire ‘« la forêt, la vie, l’arbre, l’herbe, l’ombre.»’ Ce sont là des motifs qui traduisent le penchant de Giono lui-même. Se mêler au monde naturel dont on peut tirer joie et plaisir est l’une de ses idées maîtresses. Giono semble vouloir donner aux soldats avilis par la guerre un moyen naturel de purification. Purification qui ne peut être recherchée à Paris, car elle n’est possible que dans la forêt.

Les autorités évoquent le « refus d’obéissance » (expression répétée deux fois à la page 643 et à la page 645) comme explication à cette révolte. Giono se réfère probablement ici davantage à la situation de 1939 qu’à celle de 1917. Car c’est dans ces années qui précèdent la deuxième guerre qu’il est vraiment préoccupé par cette question. Il s’agirait donc, comme dans Virgile , d’une transposition de problèmes actuels dans une situation passée.

Notes
380.

P. CITRON, « Notice » sur Recherche de la pureté , VII, p.1208.

381.

P. CITRON, « Notes et variantes » sur Recherche de la pureté , note n°1 de la p.642.

382.

Il s’agit peut-être d’un épisode inventé par Giono. P. CITRON dit avoir fait des recherches dans les « Archives de la guerre » mais qu’il n’a trouvé aucune trace de cette mutinerie de 1917 dans l’unité de Giono. Voir « Notice » sur Recherche de la pureté , Op. cit., VII, 1208-1209.