II. C. Leçons du passé et discours polémique

Comme dans les autres essais, surtout lorsqu’il est question des jeunes, le discours de Giono se caractérise souvent par une tendance didactique. Par exemple, à propos de leur besoin d’aventure, il reconnaît que ce besoin est naturel et légitime, car il dénote chez eux le ‘« goût de la liberté et de l’espace »’ (VII, 648). Mais les jeunes croient que la guerre est la forme d’aventure qu’il leur faut, et ‘« c’est pourquoi, parmi les garçons aux yeux farouchement bleus, la guerre marche comme un rêve acceptable »’ (Ibid.). Ils se trompent. Giono parle en connaissance de cause. En évoquant ces  garçons ‘« aux yeux farouchement bleus »,’ l’auteur semble, en effet, parler de lui-même lors de la première guerre. Ces jeunes se trompent, comme il s’est autrefois trompé lui-même - ou plutôt on l’a trompé, comme il l’affirme dans Refus d’Obéissance -. Selon lui‘, « l’aventure de la paix est plus grande que l’aventure de la guerre » ’(VII, 649). En outre, contrairement aux idées reçues, la guerre n’est pas non plus une occasion de montrer sa virilité :

‘Mais se croire viril parce qu’on porte une arme est un aveu d’impuissance. Il n’y a de virilité qu’en soi-même; essayer de la trouver hors de soi-même c’est avouer qu’on n’en a pas. Et il faut bien ne pas en avoir pour faire la guerre. La guerre est l’entreprise humaine qui a le moins besoin de virilité. Elle est basée sur l’obéissance passive, absolue et infinie, aux ordres et aux contre-ordres des chefs. (VII, 649)’

Du coup, l’auteur trouve une bonne transition pour s’attaquer à ses adversaires militaristes sur ce point particulier : leur virilité. Selon lui ces militaristes sont des « vieillards » qui ont perdu leur virilité et qui essaient de compenser ce manque par les ordres qu’ils donnent aux jeunes; c’est une façon pour eux de « jouir » (c’est l’auteur qui souligne) :

‘La guerre est toujours conçue, préparée et déclenchée par des vieillards, des financiers et des politiciens, c’est-à-dire précisément par des hommes qui regrettent leur virilité perdue. Tous les autres motifs soi-disant nobles donnés à la guerre sont accessoires. Le vrai motif c’est jouir. Jouir d’une puissance de commandement, de domination totale, sans contrôle, allant jusqu’à l’absurde jouissance terrible du vieillard qui a perdu ses forces et qui peut manier toutes les forces de la nation et qui les a à son service sous lui; jouir du jeu de finances, puissance du standing, écraser, vaincre; et si tant est que l’on puisse employer le mot "honorable" pour des politiques, pour les politiques les plus honorables, jouir de l'idée maîtresse. (Ibid)’

A notre connaissance, c'est la seule fois où Giono avance une telle « théorie » pour expliquer la guerre. En donnant au comportement de ces « vieillards » des raisons d’ordre sexuel, il a recours à une vague idée peut-être empruntée à la psychanalyse, chose qu’il ne fait pas d’habitude. Mais, à notre avis, ce qui importe le plus ce n’est pas tellement l’analyse elle-même, c’est l’effet humoristique et satirique qui en découle. En effet, Giono ne se fait pas moins violent et moins mordant ici que dans Précisions où il s’attaque directement, en les nommant, à ses adversaires. Il choisit, dans ce passage, une autre manière d’attaque, en faisant de la satire à propos d’un point sensible chez ses adversaires, qui est la sexualité.

Argumentation

Dans Recherche de la pureté , Giono a recours à un procédé qu’il a déjà utilisé dans les autres essais, et qu’on peut qualifier de dialectique. Il consiste à évoquer le point de vue de ses adversaires puis à le réfuter en montrant la non validité de leurs arguments. Par exemple, ceux qui embrigadent les jeunes leur disent que la guerre mène à la liberté :

‘Aimer, vivre, oui, bien sûr, mais après; d’abord la guerre. Etre libre, être jeune, être noble, être fort, oui, bien sûr, mais après; d’abord la guerre. Vous ne pourrez être librement jeune et librement homme qu’après la guerre. [...] la sujétion dans laquelle vous êtes, la guerre vous en délivrera. La guerre protège la paix, construit la paix, construit votre liberté, construit votre jeunesse. Courir l’aventure de la guerre c’est préparer l’aventure de la paix. Tout vous attend au-delà. (VII, 650)’

Giono répond alors en soulignant le caractère démagogique de ce discours :

‘Rien ne vous attend au-delà. Il n’y a rien au-delà. Vous allez tout simplement servir. La guerre ne protège que la guerre. La guerre ne crée que la guerre. La vérité est extrêmement simple. Le désarroi des esprits se mesure à la nécessité de redire les vérités les plus simples. La guerre est tout simplement le contraire de la paix. C’est la destruction de la paix. Une destruction ne protège ni ne construit ce qu’elle détruit. Vous défendez votre liberté par la guerre? La guerre est immédiatement la perte totale de votre liberté. Comment la perte totale de la liberté peut-elle protéger la liberté? (Ibid.)’

Une sorte de dialogue imaginaire s’engage alors entre lui et les jeunes, où c’est lui qui rapporte ce que ces derniers sont supposés lui avoir dit. Il utilise des formules telles que : ‘« Vous me dites soumission momentanée jusqu’à la victoire... »’ (Ibid.), ‘« Vous me dites momentanée, mais qui fera cesser ce momentané? »’ (Ibid.). Enfin, l’auteur arrive à leur faire reconnaître leur tort : ‘« vous convenez donc que votre liberté est sujette de vos chefs »’ (VII, 651). Et il conclut alors le débat ‘: « Donc la guerre ne peut pas défendre la liberté ... »’ (Ibid.).

Ce débat imaginaire donne une allure plus vivante aux idées qu’il défend. Dans ces essais, on ne voit presque jamais Giono faire un développement sans y intercaler ou un récit ou un dialogue.

L’autre procédé consiste à utiliser des aphorismes, qui permettent de donner à certaines positions le caractère d’une vérité générale. Cet essai est particulièrement riche de ce genre de phrases. En plus de la phrase inaugurale de ce texte que nous avons déjà citée, en voici quelques autres exemples pris seulement à la page 651 :

‘ Se servir de la guerre pour s’enrichir d’empires ou de richesses spirituelles, c’est devenir plus pauvre de tout. ’ ‘Se servir de la guerre pour se défendre contre une philosophie de la vie, c’est adopter cette philosophie...’ ‘Se défendre du fascisme par la guerre, c’est le créer.’ ‘Défendre ses libertés par la guerre, c’est les abolir. ’

Ces sentences, qui reprennent en formules simples les idées de l’auteur, ont peut-être plus d’effet sur le lecteur que les procédés argumentatifs habituels. Giono semble y mettre le résultat de ses réflexions et de ses expériences. Elles dénotent à la fois une sagesse et une distance qu’il veut prendre par rapport aux événements. Ce style gnomique s’oppose un peu à l’emportement et à la véhémence critique qu’il montre par exemple dans Précisions .