III. La « subjectivation » de l’histoire383

Dans Recherche de la pureté , comme dans les essais précédents, Giono parle de la guerre. Mais il semble que, dans ce texte, il est davantage question du « pacifiste » (donc de lui-même) que du pacifisme en général. En effet la majeure partie du texte se rapporte à la vie de l’auteur. D’abord, en ce qui concerne sa situation actuelle de 1939, puis sa situation lors de la première guerre. L’histoire personnelle et l’histoire tout court semblent trouver une certaine articulation.

Mais ce qui est important, en ce qui concerne le rapport de Giono aux événements historiques, c’est qu’il ne faut pas chercher dans ces essais un témoignage sur l’époque. Car, on l’a vu, l’auteur n’attache pas d’importance à la véracité des faits; aussi bien des faits qui ont trait à sa vie personnelle qu’à ceux qui ont un rapport avec les événements politiques. Il s’agit de l’effet de ces événements sur lui. La vérité historique est secondaire par rapport au message qu’il cherche à transmettre. Ce qui caractérise son discours sur les événements c’est une subjectivité qui se développe par l’exagération et l’amplification. Giono se sert certes de certains faits historiques, mais il donne à ces faits une dimension personnelle. Il évoque certains noms de personnalités mais très souvent il prête à ces dernières une attitude, un comportement ou un discours imaginaires. Par exemple, dans l’épisode de la mutinerie, racontée dans Recherche de la pureté , il prête à Poincaré des propos imaginaires sur les répressions qui ont suivi cette action des soldats. Au début du texte « Je ne peux pas oublier » (dans Refus d’Obéissance), il affirme : ‘« Avec M.V., qui était mon capitaine, nous sommes à peu près les seuls survivants de la première 6e compagnie » ’(VII, 261), et indique que cette compagnie a été décimée plusieurs fois. Or à la première publication de ce texte en 1934, la veuve de ce capitaine (qui s’appelle Vidon) lui écrit le 14 septembre 1935 pour lui reprocher son exagération (en comprenant toutefois ses bonnes intentions). Voici un extrait de cette lettre qui a été insérée dans le Journal :

‘« C’est votre haine de la guerre qui vous pousse à en exagérer encore les horreurs; d’ailleurs vous êtes poète; c’est un accès ou excès de lyrisme. Vous n’avez pas pensé que cette compagnie, cent et cent fois vidée, cent et cent fois remplie, et qui n’aurait que deux survivants, cela ferait quelque quarante mille tués. Le 140 a perdu, de 1914 à 1918, moins de trois mille deux cents hommes, dont quatre-vingts officiers. C’était le tarif de l’Infanterie : un tué sur quatre : et c’est hélas, un assez effroyable bilan. » (VIII, 52).’

Giono ne soucie donc guère de l’exactitude historique. Toujours dans le début de ce même texte, Giono énumère les batailles auxquelles il a participé, or d’après Citron, vu la date de son envoi au front, il peut avoir effectivement participé à toutes ces batailles, à l’exception d’une seule, la bataille des Eparges384.

A propos des fois où il s’en est sorti (par exemple avec son capitaine dans Refus d’Obéissance; tout seul de la situation dramatique sur le front avec huit de ses camarades, qu’il décrit dans Recherche de la pureté , lors de la répression qui aurait suivi la mutinerie de 1917), Giono semble décrire des situations semblables à celle où il placera plus tard son héros du Hussard sur le toit : Angelo aussi traversera le choléra (un fléau qui peut symboliser la guerre) et il en sortira indemne.

Chez Giono, les événements ne sont pas seulement ceux qui se sont produits ou ceux qui sont susceptible de se produire, ce sont également ceux qu’il rêve de voir se produire. Mais ces deux catégories des faits, ceux qui sont réels et ceux qui relèvent simplement du rêve, sont placées au même niveau dans ses textes. Il les présente, tous, comme réels. C’est ainsi, que pendant des années il croit à la révolte des paysans et qu’il la considère comme une composante essentielle des événements qui précèdent la guerre. C’est ainsi qu’il se présente comme quelqu’un qui a participé à la mutinerie de 1917.

Le recours aux souvenirs personnels de la guerre montre que Giono ne conçoit pas la guerre seulement comme un mal universel, mais aussi et avant tout comme un mal personnel. En racontant son expérience personnelle de la première guerre, il ne livre pas seulement un message pacifiste, mais il livre surtout une part de lui-même et une période de sa vie, vécue comme une tragédie. Il nous livre ses sentiments de souffrance, ses peines, ses déceptions de jeunesse. Mais à travers ce tragique personnel c’est aussi le tragique de toute une génération qu’il montre. En racontant cette expérience personnelle, son intention n’est pas tellement d’apporter un témoignage sur la guerre de 14 (du coup la véracité des faits n’a plus alors aucune importance) mais de faire partager par les lecteurs des années 1935-1939 un sentiment de répulsion et de haine contre toutes les guerres. L’expérience personnelle prend ainsi valeur de vérité absolue et universelle. L’exagération et l’invention de certains faits trouvent alors leur explication : frapper l’imagination du lecteur et produire en lui un choc qui l’amènerait à prendre position contre la guerre qui se prépare. Les souvenirs personnels peuvent servir d’antidote à ceux qui croient aux valeurs guerrières, comme celle de l’héroïsme. Il montre dans les épisodes de la guerre de 14 qu’il raconte que, pendant la guerre, les hommes, loin de se comporter en « héros », ont peur; et que loin de connaître les grandeurs dont les discours officiels ne cessent de parler, ils sont avilis et rabaissés.

Giono ne se présente donc pas comme historien mais comme moraliste et humaniste, dans le sens large du terme. Il place les problèmes qui sont essentiellement politiques, sociaux et économiques au niveau moral et personnel. On a vu, dans Lettre aux paysans, par exemple, comment il propose des solutions, un peu idéalistes, aux problèmes économiques des paysans. Même si le texte dénonce certaines pratiques comme la « fluctuation des cours ou la dénaturation scandaleuse des produits excédentaires pour éviter la chute des prix »385, cette analyse reste incomplète et partielle. Car il détache un peu la société paysanne qu’il étudie de son contexte français et mondial. C’est une société un peu isolée et enfermée sur elle-même, un peu comme celles qu’il décrit souvent dans ses romans. Il lie les problèmes auxquels cette paysannerie se trouve confrontée à celui de la guerre, c’est-à-dire à celui qui le préoccupe essentiellement à l’époque.

En outre, les positions de Giono répondent assez souvent à ses sentiments, à ses impulsions et parfois même à ses humeurs du moment (par exemple ses attaques violentes contre certaines personnalités dans Précisions notamment). Elles ne traduisent pas toujours, comme on l’a vu, une vue claire de la marche des événements ni de la politique générale de l’époque. Sa sincérité et son amour de la paix mais aussi son intransigeance l’empêchent peut-être de voir d’une part les fluctuations politiques, et d’autre part les risques qu’il court, les pièges qui lui sont tendus et les erreurs qu’il peut commettre. Il commet, en effet, quelquefois des erreurs de jugement. L’erreur la plus important est, à notre avis, d’avoir trop compté sur la paysannerie dans une action déterminante contre la guerre. Le succès de son roman Que ma joie demeure y est peut-être pour quelque chose. En effet, l’image du paysan, qu’il s’est inventée dans ce roman, est progressivement transposée dans la réalité de l’époque qu’il est censé décrire. La fiction prend la place un peu de la réalité. On trouvera cette image presque inchangée dans Les Vraies Richesses , dans Le Poids du ciel et dans Lettre aux paysans. D’ailleurs, le détachement qu’il marquera, plus tard, de cette oeuvre montre à quel point elle a été pour lui un facteur déterminant dans la construction du mythe paysan à cette époque. On a vu qu’il lui arrive même de se comparer au personnage de Bobi (dans Les Vraies Richesses) pour le rôle qu’il joue auprès des paysans.

L’entreprise du pacifiste est, comme il l’affirme dans Recherche de la pureté , une ‘« entreprise [qui est] essentiellement individuelle »’ (VII, 655). Celui-ci ne veut s’inscrire sous aucune autorité. Par exemple, il dit dans Précisions qu’il ne doit même pas faire partie des « coalitions » contre les communistes :

‘Se méfier des coalitions qui vont se faire contre le parti communiste. Il ne faut y entrer sous aucun prétexte. Ne pas se débarrasser d’un parti pour entrer dans un autre parti; le partisan est obligatoirement guerrier. Se libérer de tout. (VII, 622)’

Mais en voulant garder ses distances avec la politique en place, aussi bien avec le gouvernement qu’avec tous les partis, pour préserver sa liberté de penser et son indépendance, Giono se retrouve un peu seul. Il se place, à ‘« contresens de l’opinion et même de l’histoire »’ 386. En effet, vers 1938, à cause de la guerre civile en Espagne et après « les événements d’Autriche », l’opinion générale française est dans son ensemble favorable à la guerre. Giono en est conscient; il le dit dans son Journal le 26 mars 1938 (C’est Giono qui souligne) :

‘Malgré le nombre des messages reçus me disant de prendre la parole contre la guerre dès maintenant, il ne faut pas donner maintenant l’essor à la Déclaration de fra n chise. Car il y a encore une majorité d’hommes prisonniers de leur premier mouvement et après les événements d’Autriche ce premier mouvement est de haine contre l’Allemagne. C’est terrible mais il faut attendre que cet état s’apaise. Si l’idée de guerre est encore si vivante actuellement c’est grâce à l’atrocité de la guerre d’Espagne.. On ne peut pas ne pas être écoeuré, prendre pari, se mettre en colère, vouloir punir les assassins des femmes et des enfants. Si on se laisse entraîner par ce sentiment on est prêt à faire la guerre. Voilà le plus grand mal de l’entrée en Autriche. La plupart des Français sont prêts à faire la guerre. C’est terrible d’attendre; mais je n’ai pas le droit de commettre la moindre faute. Malgré cette sorte d’appel au secours que j’ai reçu de Demurger et de Blanchard. Il faut attendre. (VIII, 235-236)’

Giono juge bon de suspendre momentanément son action pacifiste en ce moment et d’« attendre », mais il va aussitôt la reprendre malgré ce contexte défavorable.

On a déjà vu qu’à cause de son intransigeance, ses amis (Gide et Alain) vont un peu l’abandonner, en lui reprochant plus ou moins ouvertement son absence de discernement politique.

Notes
383.

Giono n’utilise pas le terme « histoire ». Ce concept, en tant que tel, n’existe pas chez lui.

384.

Voir P. CITRON, « Notes et variantes » sur Refus d’Obéissance, note n°1 de la p.261.

385.

P. CITRON, « Notice » sur Lettres aux paysans, VII, 1168.

386.

Nous empruntons cette expression à P. CITRON à propos de Lettre aux aux paysans. Op., cit., p.1168.