A plusieurs reprises dans Les Vraies Richesses , Giono établit un rapport entre son roman précédent Que ma joie demeure et cet essai. Mais c’est surtout dans la « préface » qu’il donne à cet essai (VII, 147-157) qu’il insiste sur ce rapport.
Dans cette « préface », Giono présente son texte comme la réponse à une question qui concerne le thème de la « joie » (VII, 148) dans Que ma joie demeure , et qui lui a été posée par des Contadouriens : « ce livre est la réponse. » (VII, 148), écrit-il. Il parle également des réactions suscitées chez les lecteurs :
‘Ce projet d’établissement de la joie a ému des hommes et des femmes très éloignés de moi et qui m’ont écrit. (VII, 147)’Dès le début de la « préface », l’auteur parle du Contadour comme d’une expérience enrichissante sur le plan sentimental, car elle vise à faire revivre la « joie », qui est le thème principal de ce roman :
‘Au cours de l’été 1935, ému profondément moi-même par ces appels qui venaient de partout et par le souci de ma propre joie, j’ai convoqué à Manosque quelques-uns de mes camarades. J’avais le projet de vivre avec eux la vie du plateau Grémone. (VII, 147)’On voit donc ici que le l’univers fictif du roman (la joie connue par les personnages du « plateau Grémone » de Que ma joie demeure ) sert de modèle - ou du moins comme point de départ - pour une expérience réelle qui est celle du Contadour. Dès lors, la réalité vécue se fait le prolongement, sinon la conséquence, d’une réalité toute fictive, qui est celle du roman.
Dans cette « préface », Giono explique aussi l’origine du titre qu’il avait donné à son roman, et qui est celui d’un choral de Bach : Jésus, que ma joie demeure. Il insiste surtout sur la différence entre le sens de la joie chez Jésus et celui qu’il a voulu, lui, donner à ce mot. D’après lui, la joie proposée par Jésus est une joie de « renoncement » (VII, 150), car elle néglige le corps, alors que celle qu’il propose est une joie totale qui consiste à se mêler au monde, «au magma panique » :
‘J’ai trouvé ma joie. Et c’est terriblement autre chose. Mêlé au magma panique (et encore plus intimement que ce que j’ai pu le dire), j’ai participé à toutes les vies. Je me suis véritablement senti sans frontières. Je suis mélangé d’arbres, de bêtes et d’éléments; et les arbres, les bêtes et les éléments qui m’entourent sont faits de moi-même autant que d’eux-mêmes. J’ai trouvé pour moi une joie corporelle et spirituelle immense. (VII, 151)’Ce passage (pareil à ceux qu’on peut trouver dans les romans), met très clairement en valeur ce rapport entre l’être et les éléments naturels. Pour que l’homme parvienne à la joie, il faut qu’il se mêle aux éléments de la nature. Après sa mort aussi, l’homme devient, en se décomposant, élément de cette nature. C’est ce que montre d’ailleurs le « Dernier chapitre (non écrit) de Que ma joie demeure » (p.159-161), où il est question de la décomposition du corps de Bobi.
Giono prône un type de rapports nouveaux entre l’homme et la nature, tout différents de ceux qu’on trouve dans certaines de ses premières oeuvres. Par exemple, dans Colline , la nature est hostile à l’homme parce que les forces paniques sont maléfiques et destructrices. Janet, qui incarne dieu Pan, y est présenté comme un être qui tient à la fois du minéral, du végétal et de l’animal, comme on l’a vu dans la première partie. Par exemple, c’est ainsi que le narrateur décrit le mouvement de la main du personnage:
‘ C’est le mouvement d’une branche qui pousse; un mouvement végétal. (I, 137)’La force maléfique de Janet vient du fait que son corps participe de la nature, alors que dans la « préface » des Vraies Richesses , le narrateur affirme que cette participation produit d’autres effets (nous soulignons) :
‘La vie m’ensevelissait si profondément au milieu d’elle sans mort ni pitié que parfois, p a reil au dieu, je sentais ma tête, mes cheveux, mes yeux remplis d’oiseaux, mes bras lourds de branches, ma poitrine gonflée de chèvres, de chevaux, de taureaux, mes pieds traînant des racines, et la terreur des premiers hommes me hérissait comme un soleil. (VII, 150)’Ainsi, Pan n’est plus ici, comme dans Colline , une source de peur pour les hommes, il est, au contraire, une source de joie :
‘Un matin, j’ai compris que l’apprentissage panique était fini : je n’avais plus peur de la vie. Pan me couvrait désormais de frissons heureux comme le vent sur la mer. Devant moi, une terre rase montait vers un sommet qui me paraissait être la joie. (Ibid.)’Giono explique comment Les Vraies Richesses constituent une étape, parmi d’autres, dans sa création romanesque et poétique (nous soulignons) :
‘Ce livre-ci [...] sera comme le cairn que l’on construit sur un sommet avant de s’en aller vers un autre. (VII, 149)’Ce livre marque, par exemple, la fin de la période de l’appréhension « panique » : ‘« j’arrivais aux frontières du pays panique »’ (Ibid.), période qui n’était, selon lui, qu’une étape388 :
‘Cette terre panique où je marchais, on a cru que je prétendais y trouver l’explication de tout. J’y cherchais un simple départ. (Ibid.)’Il y a donc une part importante dans cette « Préface » qui renvoie à un texte déjà écrit (Que ma joie demeure ) et une autre qui introduit Les Vraies Richesses mais qui contient certaines idées qu’on retrouvera dans des textes ultérieurs comme dans Lettre aux paysans, par exemple à propos de « l’argent-papier » : ‘« Ils ont des morceaux de papier qu’ils appellent argent.»’ (VII, 153), de la fabrication des objets « sans utilité » (VII, 154) ou des sociétés qui brûlent les excédents de leurs récoltes à cause des lois du marché (VII, 155).
L’évocation de Que ma joie demeure dans cette préface, mais aussi dans le texte même des Vraies richesses, se justifie certes par l’impact que ce roman a eu sur les lecteurs, mais elle se justifie aussi par le lien thématique étroit avec les deux textes : l’essai pouvant être considéré comme la continuation du « message » proposé dans le roman. Mais pourquoi reprendre certaines idées du roman? Peut-être, parce que l’essai est en général plus direct et plus susceptible de toucher le lecteur.
Mais peut-on expliquer le recours à l’essai par le seul fait que c’est un moyen de mieux exprimer ses idées? Certes, l’essai peut mieux porter le message, et le fait que Giono y insère encore (en Appendice à la Préface) un « Schéma du dernier chapitre (non écrit) de Que ma joie demeure » (VII, 159-161) montre à quel point l’essai peut être considéré comme le prolongement du roman. Mais il serait peut-être aussi juste d’expliquer ce lien par deux raisons. La première, c’est qu’au moment où il écrivait Les Vraies Richesses, Giono était encore sous le coup du succès que venait de connaître son roman et, ainsi, voulant continuer sur ce même élan, il en vient à reprendre certains éléments de son premier texte. La deuxième, elle, touche à l’esthétique même de Giono : il est le plus souvent difficile de distinguer dans ses textes ce qui appartient au roman et ce qui appartient à l’essai. Nous verrons que le texte des Vraies Richesses tient à la fois de l’essai et du roman. Ces deux composantes font que l’écrivain est celui qui est censé apporter un message, mais c’est aussi celui qui assume son rôle premier, à savoir de raconter des histoires.
Nous nous proposons, à ce propos, de voir comment Les Vraies richesses portent un « message » dont la structure et le contenu se distinguent du pur essai (qui supposerait, entre autres, un discours purement argumentatif) pour le tirer du côté du roman.
Si l’essai engagé comporte, en général, une part importante d’analyse scientifique, comme chez Valéry, Camus ou Sartre, chez Giono, les « Essais pacifistes » ne témoignent pas d’une telle rigueur. Ils ont presque tous une tendance polémique, mais ils sont différents les uns des autres. Le style, le ton et le contenu sont variés. On peut en fait distinguer deux catégories essentielles. La première comporte Les Vraies Richesses , Le Poids du ciel et Recherche de la pureté . Ces textes ont en commun une part romanesque importante. L’auteur n’y cherche pas seulement à affirmer ses positions pacifistes, il raconte aussi des histoires. La deuxième comprend Lettre aux paysans et Précisions qui sont des « Messages » proprement dits, mais qui sont eux aussi distincts l’un de l’autre. En effet, le premier texte développe un discours didactique et argumentatif, dans lequel Giono tente de persuader les paysans, en particulier, de la justesse des solutions qu’il leur propose. Dans le deuxième, en revanche, le discours revêt une toute autre allure. C’est un discours qui est, dans certains passages, pamphlétaire et proche du discours journalistique. Le ton est véhément. Il fait penser en quelque sorte à « J’accuse » de Zola. La disposition typographique même y joue un grand rôle : la fragmentation du texte en passages courts et séparés vise, en effet, à frapper visuellement le lecteur.
On peut, bien sûr, classer ces « essais » et les regrouper autrement, selon d’autres critères. Par exemple, selon les thèmes qu’ils développent. Le Poids du ciel peut ainsi être classé dans la même catégorie que Lettre aux paysans parce que tous les deux parlent des paysans, etc.
Les « Essai pacifistes » sont donc différents de l’essai « canonique » en général par la variété et la diversité des caractéristiques qui les composent. A la limite, il y aurait non pas un seul type d’essai, mais plusieurs.
Il s’agirait ici plus d’un changement d’attitude face à la réalité que de la fin d’une étape de son évolution littéraire, puisque la veine « panique » qui se trouvait dans des textes antérieurs, comme dans Colline (1929) ou Prélude de Pan (1929), continuera à paraître, mais de façon intermittente, dans d’autres textes. Sur le personnage de Pan, voir notamment la « Notice » de Pierre CITRON sur Prélude de Pan (I, 1046-1048).