I. C. Le tableau : Saint Jean-Baptiste ou le portrait de l’artiste

En outre, la dimension poétique que donne l’auteur aux Vraies Richesses apparaît, de façon indirecte peut-être, à travers le portrait de certains personnages, comme celui de Saint Jean-Baptiste.

L’épisode consacré au tableau de Giovanni di Paolo, Saint Jean-Baptiste s’en va dans le désert, se situe au premier chapitre. Il couvre, à lui seul, toute une section qui est séparée du reste (VII, 176-179); cependant, cet épisode a plusieurs rapports avec l’ensemble. En effet, le narrateur, lui-même, voit dans le premier pas du personnage quittant la ville comme la représentation allégorique de l’action de quelqu’un qui abandonne les fausses richesses pour les vraies :

‘Le but est plus haut. Il n’est pas au milieu de ces richesses. Saint Jean "gagne" lentement à travers la richesse de la pleine. (VII, 177)’

ou encore :

‘Il est déjà celui qu'on appellera plus tard "saint Jean Bouche de truite", "saint Jean le Dévorateur", celui qui dévaste les fausses richesses.401 (VII, 178)’

En outre le départ de Saint Jean a une certaine ressemblance avec le départ du narrateur ( de Paris), annoncé à la fin du chapitre. Tous les deux ont le « pas » décidé.

Celui de Saint Jean est décrit ainsi :

‘Le pas de saint Jean est ample et sûr. La jambe gauche verticale, pied posé à plat; la jambe droite est en oblique; tendue, elle pousse en avant; elle prend appui sur les orteils qui repoussent le sol de la ville. (VII, 176)’

Celui du narrateur :

Demain je serai loin.
Je comprends maintenant que le pas que j’ai pris tout à l’heure, d’instinct, est fait pour me porter plus loin que l’hôtel du Dragon. Je ne suis l’esclave de rien d’artificiel, ni de personne.
Je suis celui qui se délivre avec le plus d’aisance.
Je repousse le sol de la ville avec mes orteils crispés [...] Je ne regrette rien de ce que je laisse derrière moi. Car je ne laisse rien qui vaille la peine. (Je garde soigneusement tout ce qui vaut la peine.) Il n’y a pas de contradiction entre mon départ et l’amour que je porte à ceux que j’aime. Celui qui s’en va ne s’éloigne pas de vous. Il représente seulement l’action de partir. Il ne veut être qu’un exemple et peut-être un sujet de méditation, et peut-être un motif d’espérance, comme l’athlète à bouche de truite que Giovanni di Paolo fait s’en aller dans le désert. (VII, 182)

Le geste de Saint Jean peut symboliser celui que ferait le poète ou l’artiste qui hésite et qui cherche sa propre voie face aux chemins qui bifurquent :

‘Saint Jean qu’on ne voit pas, saint Jean que le peintre ne représente pas dans cette plaine qui est toute la tragédie de saint Jean - et la nôtre -, la tragédie de l’entrelacement et la multitude des routes, de la multiplication et de l’incertitude des chemins et de la nudité de la richesse, ce faux désert à travers lequel celui qui ne « gagne » pas s’ensevelit comme dans des sables mouvants. (VII 177)’

En outre, le mouvement entamé par le personnage n’est pas seulement un mouvement horizontal, celui qu’il fait en sortant de la ville, il est aussi vertical, puisqu’il doit prendre une route qui monte : ‘« Le but est plus haut »’ (Ibid.) C’est un peu une « élévation » au sens baudelairien du terme :

‘Si l’on en croit la petite route jaunâtre qui se faufile dans l’entrelacement des avenues bordées d’érables, voilà la piste de saint Jean, voilà par où il passe, voilà sa route. Elle est brutale. Elle n’écoute ni les ombres ni la douceur champêtre, elle pique droit vers d’étranges rochers. Elle entre dans une ville en bordure de la plaine, là-bas loin. Elle s’y perd? Non, elle la traverse comme l’épieu traverse le sanglier. Elle en sort. Elle est maintenant débarrassée de la multiplication des routes. Elle grimpe droit dans les éboulis blafards qui pendent sous les rochers. Une forêt brasillante de frênes et de bouleaux lui barre le passage. Mais maintenant elle a trop d’élan. Elle traverse la forêt comme la flèche traverse la colombe. Elle aborde la grande pente qui tranche l’entassement des montagnes. Attention, nous sommes en haut du tableau. (VII, 178)’

Saint Jean n’assume ici que très peu la fonction première que lui attribuent les textes sacrés (peut-être celle de l’ascension symbolique vers les cieux). Il semble plutôt représenter l’image même de l’artiste :

‘Celui qui s’en va ne s’éloigne pas de vous. Il a seulement plus d’allégresse. Son corps est plus harmonieux et plus souple. Il n’est plus raidi par l’effort de quitter, il est comme tout alangui par la joie d’atteindre. Il est comme une polyphonie qui monte en prenant appui sur elle-même. (Ibid.)’

Le personnage est presque débarrassé de son aspect physique et matériel; il est comparé à une « polyphonie qui monte », et est saisi seulement dans son mouvement ascendant. Et c’est grâce à ce mouvement qu’il atteint le pays de « l’au-delà »402 :

‘Et maintenant il est en haut. Il n’a eu qu’à écouter le battement de son coeur, et, comme dans une danse au tambour, soumettre son désir au rythme. Et maintenant il est dans la brèche qui partage les montagnes et s’ouvre vers les pays d’au-delà. Nous allons le perdre de vue. Il tend sa main droite large ouverte vers ce qui vient d’apparaître : le désert de bitume, d’outremer et d’or. (VII, 178-179)’

Cet épisode se clôt ainsi sur l’image d’un mouvement interrompu du personnage devant lequel s’ouvrent des horizons. Ce mouvement illustre un peu celui du narrateur lui-même, qui se trouve à la frontière entre deux mondes : le monde de la réalité et le monde qu’il est en train d’imaginer; il est à la fois retenu par l’univers du « bas » (c’est-à-dire celui des « fausses richesse ») et attiré par l’univers du « haut » (le monde rêvé des « vraies richesses »). C’est aussi l’image même de l’artiste qui est en situation d’attente et qui est prêt à « cueillir » ses mots et ses images. Sa situation est analogue à celle du narrateur de Noé qui, perché sur son olivier, « cueille » aussi bien des olives que des images. Mais le problème pour Saint Jean ( et pour tout artiste) est d’être obligé - un peu comme Sisyphe - de revenir infatigablement au point de départ et de reprendre la même action ‘: « il [...] est toujours, en bas, recommençant perpétuellement son départ »’ (VII, 178).

Par ailleurs, ce personnage est comparé à Ulysse :

‘[...] il est comme un Ulysse non trahi, et l’outre des vents qu’il emporte dans son voilier il ne la débonde que pour en laisser sortir le souffle propice. Un Ulysse qui n’a eu besoin ni de cordes, ni de cire pour résister aux sirènes mais qui s’est éloigné d’elles de son propre pas. (Ibid.)’

Tout comme Saint Jean qui se serait « débarrassé » de son caractère de sainteté, Ulysse se débarrasse de l’image que lui prête la mythologie. ‘C’est « un Ulysse non trahi », « qui n’a eu besoin ni de corde, ni de cire... »,’ une autre figure du poète, en fait (comme celle qu’il a dans Naissance de L’Odyssée).

Notons aussi l’analogie, sans doute significative, entre le prénom de l’auteur et le nom de ce personnage du tableau403.

Ainsi, Saint Jean, Ulysse (ou Jean Giono, tel qu’il apparaît de différentes manières dans le texte) peuvent, à la limite, se substituer l’un à l’autre, car ils donnent chacun une image -différente - de l’artiste. L’écrivain invente ses personnages et s’invente lui-même en se projetant plus ou moins en eux. D’ailleurs, tous ces registres « religieux», «mythologique» et « autobiographique », en s’entremêlant, constituent les composantes essentielles des Vraies Richesses . Mais, on l’a vu, il s’agit pour Giono d’adapter ces différents registres et de s’en servir comme source d’inspiration et en même temps comme champ d’investigation pour son écriture et sa création.

L’image du poète apparaît de différentes manières dans Les Vraies Richesses . Au début du chapitre VI, par exemple, après avoir évoqué la fin de la rédaction de Que ma joie d e meure et l’envoi du manuscrit à l’éditeur Grasset, l’auteur imagine une situation où ce même éditeur se trouverait à la campagne et où il enverrait son manuscrit. L’adresse ne serait plus alors aussi précise qu’à Paris :

‘[...] l’adresse ne serait plus : rue des Saints-Pères ou n’importe quoi d’autre, mais par exemple : hameau un tel, par village un tel; l’adresse de quelque chose perdue au milieu des arbres et des terres. Et les manuscrits arriveraient là après avoir contourné cent champs de blé et passé sous l’ombre de cent chênes. (VII, 209)’

Et c’est le « poète » qui apporterait lui-même son manuscrit :

‘Et parfois, ce serait le poète lui-même qui arriverait à pied en fumant sa pipe, son lourd bâton de buis à la main, venant apporter son poème, mais ayant tant croisé de monde dans le sentier, s’étant si longtemps arrêté dans tant d’auberges qu’il serait obligé de tout changer pour se mettre d’accord avec le monde qui vit, se transforme et n’est jamais le même. (Ibid.)’

Malgré l’utilisation de la troisième personne, on reconnaît sûrement ici, sous les traits du poète, Giono lui-même (« fumant sa pipe »). On peut imaginer qu’au moment de la rédaction des Vraies Richesses , celui-ci était encore comme sous l’effet de l’univers magique de Que ma joie demeure ; c’est ce qu’il dira à la page suivante :

‘Il n’était pas question pour moi cette fois de rester au village, mais de m’en aller dans les chemins avec mon bâton de buis (justement celui dont j’ai parlé tout à l’heure à propos du poète); je ne pouvais plus me promener sur le plateau Grémone avec Jourdan ou Mlle Aurore ou Bobi qui pour moi n’était pas mort (mais on sait bien qu’il n’est mort pour personne). J’avais fait un paquet de tout ça et je l’avais envoyé à des amis, terre et tout. Et ça me manquait. Ca avait été si longtemps ma propriété particulière. (VII, 210)’

L’image de Bobi, qui ‘« n’[est] pas mort »’ semble hanter l’auteur, comme le fera plus tard celle de Langlois au moment où il rédigera Noé . L’évocation à titre «posthume» de ces deux personnages ainsi que leur « résurrection » s’expliqueraient peut-être par le fait que tous les deux sont plus ou moins « poètes » (dans ce sens que chacun a une vision très particulière du monde).

Par ailleurs, on a vu comment les paysans, qui ont un goût particulier pour les arts, accueillent ‘« le chanteur ou celui qui joue d’un instrument de musique, ou bien le poète. »’ (VII, 216) Et le « poète » ici c’est l’écrivain lui-même.

Enfin rappelons que le rapport des Vraies Richesses avec la poésie se trouve dans le sous-titre « Poème » que le texte portait à l’origine404. Ce rapport est aussi explicité par Giono le 14 novembre 1935 dans son Journal (1935-1939) :

‘« Je ne crois pas avoir jamais réussi une symphonie aussi familière, aussi héroïque, aussi puissante. Faire de la poésie une nourriture d’homme - familière - de consommation régulière. Faire de l’héroïsme avec de la vie humble et quotidienne. » (VIII, 73)’
Notes
401.

C’est Giono qui écrit « saint » avec une miniscule.

402.

Cette expression ne doit pas être prise ici au sens religieux, elle serait plutôt une variante de cette autre expression consacrée de Giono : « le pays de derrière l’air  » qui désigne un univers propre aux «poètes ».

403.

Giono donnera encore le nom de Saint Jean au personnage principal de Batailles dans la montagne (1937). Le prénom Djouan, lui, apparaît dans plusieurs textes (comme Jean le Bleu , Batailles dans la montagne...).

404.

Voir M. SACOTTE, « Note sur le texte », VII, 997.