I. D. La diversité des genres

Comment concilier tous ces aspects (« poétique », « autobiographique », « épique »...) des Vraies Richesses avec le genre de l’essai auquel est censé appartenir ce texte? Si l’on comprenait l’essai comme un texte théorique qui met en oeuvre un discours argumentatif visant à la démonstration d’une idée ou à l’analyse d’un point de vue, Les Vraies Richesses ne peut être véritablement un essai. Certes, Giono y évoque la vie des ouvriers à Paris, leur « esclavage » et la nécessité pour eux de se libérer; certes, il évoque aussi les dangers politiques et économiques qui guettent les paysans, mais on a noté que ce type de discours « idéologique »405 que tient le narrateur n’est jamais « pur » ou homogène. Le discours argumentatif se mêle aux autres types de discours (poétique, narratif...). En outre, il n’est pas sûr que l’on trouve toujours le discours approprié (au sujet) auquel on pourrait s’attendre; par exemple, toute la deuxième section du chapitre III (VII, 197-204), où il est question de la vie des paysans, est présentée comme une méditation du narrateur. C’est lors d’une promenade que celui-ci se laisse aller à une sorte de « rêverie » (qui rappelle un peu Rousseau) sur les paysans, sur Mme Bertrand et sur la joie que le pain « ressuscité » a fait naître chez les villageois, mais aussi sur la faim dans le monde, sur ceux qui « dénaturent » le blé, etc. Dans ce passage, on peut, en effet, noter plusieurs expressions qui rappellent que le narrateur est en train de se promener. Cette promenade commence par la décision du narrateur de quitter sa table du travail : ‘« Il faut repousser la table et sortir dans les champs. »’ (VII, 197) Dehors, le promeneur trouve alors du plaisir à sentir les odeurs et à se mêler au monde:

‘[...] Pendant qu’on marche dans le pré, on a ainsi le monde autour de soi et on l’a dans la poitrine, à l’intérieur, mélangé à la vie et qui se mélange de plus en plus à mesure qu’on respire, et ce n’est pas le même monde, l’un complète l’autre; on voit l’arbre et on respire l’arbre, et voilà que ça n’est pas pareil, les deux images ne se superposent pas - car aujourd’hui le poumon n’est plus seulement un organe de nourriture, mais il est un organe de connaissance. (VII, 198)’

Il indique même son itinéraire :

‘J’ai pris le chemin qui passe près du petit cimetière des protestants et qui est bordé de buis énorme. (VII, 198)’

Et deux pages plus loin :

‘[...] (et ici je fais une petite parenthèse et je m’arrête de marcher dans le pré, pour prendre un morceau de papier et un crayon pour marquer une chose à laquelle il faudra que je pense tout à l’heure...) (VII, 201-202)’

Et quelques lignes plus loin :

‘Là, j’ai besoin de marcher. Va vers le bosquet d’érables. (VII, 202)’

Les réflexions sur les paysans et leur vie, sur l’économie, sur le blé, etc., sont présentées comme le fruit d’une méditation quelquefois interrompue au cours de cette promenade. Elles ne constituent pas ici un discours argumentatif organisé comme dans un essai. Procédé qu’on retrouve déjà dans le premier chapitre, lorsque le narrateur parle des habitants de Paris. Les réflexions qu’il fait à leur sujet sont le produit des observations lors de ses déplacements et de ses promenades dans la capitale.

De polémique qu’il est censé être, le discours devient « lyrique ». En effet, ce terme est peut-être celui qui convient le mieux pour qualifier aussi bien le discours du narrateur que sa vision du monde. Car le « moi » est impliqué non seulement comme sujet de l’énonciation, mais comme personnage qui partage la vie des paysans ou des ouvriers. Par exemple, en parlant des ouvriers à Paris et de sa solidarité avec eux, le narrateur ne tient pas un discours politique sur la condition ouvrière, il tient un discours imprégné des marques de sa subjectivité et de son attachement affectif à leur vie. C’est ainsi qu’il s’adresse à un ouvrier :

Je suis le compagnon en perpétuelle révolte contre ta captivité, qui que tu sois, et si tu n’es pas révolté en toi-même, soit que le travail ait tué toutes tes facultés de révolte, soit que tu aies pris goût à tes vices, je suis révolté pour toi malgré tout pour t’obliger à l’être.
Je voudrais que tu te serves de moi comme d’un objet familier, d’un stylo, d’un crayon qui a l’habitude de ta main, comme de ton vêtement journalier qui s’est déjà mille fois plié dans tes entournures, comme d’un objet que le monde aurait fait pour toi, mais non pas que la civilisation aurait fait pour toi, comme un ami sur lequel on peut toujours compter.
Et si tu n’en as jamais connu de ceux-là, connais-moi et partons ensemble sur mes routes. (VII, 168)

Ce rapport de familiarité, voire d’identité, du narrateur avec les différents groupes sociaux est parfois rendu par une forme particulière du discours, l’interpellation. Le narrateur s’adresse aux ouvriers, aux paysans et aux étudiants en disant « tu » ou « vous ». Cette forme de discours sert à actualiser les problèmes et à les rendre concrets et vivants. Ce qui est une manière d’éviter les discours théoriques, pour lesquels Giono avait, paraît-il, beaucoup d’aversion.

Dans Les Vraies Richesses , et dans d’autres « Essais pacifistes », comme Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix (le titre souligne la présence d’un destinateur et d’un destinataire), le discours est souvent adressé à un interlocuteur Mais ce procédé fait parfois glisser le texte dans une sorte de « didactisme ». Deux exemples du chapitre V peuvent illustrer cette idée. Le premier concerne l’épisode où le narrateur s’adresse à un apiculteur et lui donne des conseils sur les dispositions qu’il doit prendre en hiver406 :

‘[...] Surveille tes ruches et prends tes dispositions d’hiver. Les avettes si rudes au travail sont faibles sous les longues nuits. Examine-les soigneusement. Celle-là qui retourne des arbres, arrange-toi pour qu’elle se pose sur ta main. [...] Quand le soleil marquera midi, transporte-les dans cet abri; si ce sont des ruches de planches, couvre-les de paille; si ce sont des ruches de paille, maçonne-les légèrement avec un peu de plâtre sec. [...] Le miel du matin est une joie pour toi quand il arrive sur la table, dans son bol vernissé d’or, mais il faut en laisser aux avettes endormies si tu veux que ta joie se renouvelle et demeure. (VII, 250-251)’

Une leçon d’apiculture, qui vient du narrateur, peut paraître bien étrange. Pourtant ce passage trouve sa place dans la signification de l’ensemble. La dernière phrase ( qui reprend un peu le titre du roman Que ma joie demeure ) l’inscrit dans cette thématique générale de la joie et des vraies richesses auxquelles sont conviés les paysans.

A la même page le narrateur continue de donner des conseils au paysan sur les travaux à faire avant l’hiver :

‘Il faut se hâter de repailler les toitures de chaume407. Ne t’attarde pas à respirer dans les javelles l’odeur des anciennes moissons. De nouvelles s’apprêtent dans la terre pour lesquelles il faut te conserver gaillard... ( Ibid.)’

Ces conseils posent un problème de vraisemblance. Comment se fait-il que le narrateur (écrivain, artiste et poète) puisse donner à un paysan des conseils sur son propre travail, à moins que le « tu » ne soit la forme déguisée d’un « je » qui renverrait au paysan lui-même? On a, en effet, déjà noté que le narrateur se fait quelquefois passer pour le porte-parole des paysans en utilisant le « nous » collectif et général. Mais la réponse se trouverait surtout, à notre avis, dans l’esthétique même de Giono, dans sa façon de concevoir le « réel » plus précisément. Le monde des paysans, dont il est question ici, est un monde inventé par Giono. C’est un monde qui est né de la combinaison de la réalité quotidienne et des souvenirs de ses différentes lectures408. On peut, peut-être, apercevoir où l’auteur «triche» (dans l’intertextualité ), mais cette «tricherie» fait si bien corps avec l’ensemble qu’elle ne présente pas de véritable disparate.

Le deuxième exemple concerne le discours que le narrateur tient aux étudiants et dans lequel il les exhorte à pratiquer le métier d’agriculteur, capable de leur apporter les «vraies richesses » dont ils ont besoin. Il dit que certains sont venus le voir :

‘Ces étudiants qui viennent souvent me voir et dont la jeunesse est si amère, je les interroge sur leurs projets d’avenir. Je suis bouleversé de leur amertume, je souffre de leur souffrance. (VII, 252)’

Ces jeunes se plaignent de ne pas trouver « les places auxquelles [leurs] diplômes donnent droit » (Ibid.); ils sont désespérés :

‘La vie devant eux est toute noire et quand je leur parle de joie je m’aperçois que ces lèvres épaisses de jeunesse connaissent déjà le sourire du vieillard. (Ibid.)’

Le narrateur s’adresse alors à l’un d’eux ( et, peut-être à travers lui, à l’homme en général) :

‘On a dû te dire qu'il fallait réussir dans la vie; moi je te dis qu'il faut vivre, c'est la plus grande réussite du monde. On t'a dit : "Avec ce que tu sais, tu gagneras de l'argent." Moi je te dis : "Avec ce que tu sais tu gagneras des joies." C'est beaucoup mieux. (VII, 253)’

Il lui demande d'exercer un travail manuel, véritable source de joie :

Tu es là à te désespérer quand tu es le mieux armé de tous, quand tu as non seulement la science mais encore la jeunesse qui la corrige.
Rien n'est plus agréable aux dieux que l'adolescent qui sort des grandes écoles, la tête couverte de lauriers, mais qui se dirige vers la forge de son père, l'atelier de l'artisan ou les champs dans lesquels la charrue est restée en de vieilles mains. (Ibid.)

Pour lui, la science ne peut être un métier :

‘Ne fais pas métier de la science; elle est seulement une noblesse intérieure. (VI, 254)’

Puis, le narrateur appelle l'étudiant à « détruire » la « société bâtie sur l’argent » :

‘Tu ne pourras rien posséder sans la pauvreté, mais tu n’as pas le droit d’être pauvre tant qu’on payera ton travail avec des feuilles sèches. Cette société bâtie sur l’argent, il faut la détruire avant d’être heureux. (Ibid.)’

Ces idées sur la pauvreté et l’argent et sur le modèle de société à bâtir seront plus développées dans Lettre aux paysans.

Ensuite, le narrateur parle à l’étudiant de la patrie, de la guerre et du sacrifice pour les générations futures (cette idée sera aussi reprise plus tard par Giono dans la « préface » de Refus d’obéissance ) :

‘Je ne te dis pas de te sacrifier pour les générations futures; ce sont des mots qu’on emploie pour tromper les générations présentes, je te dis : fais ta propre joie.
[...] Ce dont on te prive, c’est de vents, de pluies, de neiges, de soleils, de montagnes, de fleuves et de forêts, les vraies richesses, ta patrie. On t’a donné à la place une patrie économique, un monstre qui exige périodiquement le sacrifice de jeunes hommes. (VII, 255)’

C’est sur ce discours adressé à l’étudiant que se termine le texte (notons le refrain constitué par la reprise de la première phrase du dernier paragraphe) :

‘Ce dont on te prive, c’est de vents, de pluies, de neiges, de soleils, de montagnes, de fleuves et de forêts : les vraies richesses de l’homme! Tout a été fait pour toi; au fond de tes plus obscures veines, tu as été fait pour tout. Quand la mort arrivera, ne t’inquiète pas, c’est la continuation logique. Tâche seulement d’être alors le plus riche possible. A ce moment-là, ce que tu es, deviens 409. (Ibid.)’

Dans ce discours final adressé aux jeunes étudiants (VII, 252-254), Giono s’érige en pédagogue et professeur d’ « espérance »410. Mais il s’agit peut-être moins d’une marque de distinction qui placerait l’auteur en position de détenteur de vérités que de l’effet d’un élan d’enthousiasme, qui est né avec le succès de Que ma joie demeure , qui a continué avec les premières réunions du Contadour, et qui va se poursuivre dans les autres essais.

Ainsi, les idées sur les « vraies richesses » ne sont pas présentées de manière théorique, sous la forme d’un essai par exemple, elles sont intégrées soit dans le récit (celui de la résurrection du pain, notamment), soit dans un discours qui s’adresse à quelqu’un, en l’occurrence un ouvrier, un paysan ou un étudiant. Ce procédé sera davantage mis en valeur dans les essais qui suivent. C’est probablement, pour Giono, une manière d’éviter les analyses théoriques; celui-ci est avant tout un conteur; son texte est imprégné par les marques du discours oral.

Notes
405.

En rapport avec la « fonction idéologique » du narrateur que distingue GENETTE.

406.

M. SACOTTE note que « tout ce développement concernant les abeilles est imité du livre IV des Géorg i que de Virgile  », note n°2 de la p.250 dans « notes et variantes » sur Les Vraies Richesses , VII, p.1026.

407.

Ici, M. SACOTTE reconnaît l’écho d’un « autre poète rustique : le Grec Hésiode dans Les travaux et les Jours », note n°1 de la p.251, Op. cit.

408.

Cette intertextualité montre que la réalité pour Giono n’est pas aussi simple que certains le prétendent (en présentant l’auteur comme un simple écrivain régional ou à un chantre de la Provence) , elle est, au contraire, plus complexe et plus riche. Certes, elle tient du quotidien, mais elle puise surtout dans toute la culture de l’auteur.

409.

D’après Mireille SACOTTE, cette dernière phrase a de multiples résonances : « héraclitéennes, platoniciennes, goethéennes ». La formulation pourrait venir de Nietzsche ou de Gide, « Notes et variantes », note n°3 de la p.255.

410.

D’après P. CITRON, ce livre, « est avec Que ma Joie demeure, celui qui aura le plus d’impact, surtout sur la jeunesse », Giono, Op. cit., p.53.