Récapitulation

Récapitulons sous forme de tableau les différentes composantes des Vraies Richesses :

Fonction
du narrateur
Fonction narrative Fonction de régie Fonction idéologique
Discours romanesque - autobiographique
- métanarratif
polémique didactique
Sujet ou thème -histoire du pain
-histoire de la fête
-histoire de la con-
quête de Paris
- Evocation de la vie familiale
- Evocation de son tra-vail et de ses textes
défense des « vraies richesses » Conseils aux ouvriers, aux paysans, aux étudiants
Genre (prédominant) Roman Autobiographie Essai

Notons d’abord que ce tableau est schématique et approximatif. Il permet seulement de voir les grandes composantes et articulations du texte. En outre, chaque dimension mentionnée dans ce tableau est, en fait, un mélange des formes et des contenus variés Par exemple, dans la dimension romanesque on peut trouver des formes empruntées aux registres épique et lyrique. De plus, l’intertextualité constitue un aspect important des Vraies R i chesses (comme d’ailleurs d’un grand nombre de textes de Giono). Elle est d’un apport enrichissant considérable, puisqu’elle permet la circulation entre les textes, les thèmes et les images d’origine et de tonalités diverses (bibliques, mythologiques, littéraires, artistiques, etc.) De son côté, la dimension autobiographique imprègne le texte, mais de manière assez particulière, si bien qu’il est difficile, à part quelques indications précises (la mention des prénoms des filles de l’auteur ou l’indication de certains titres de livres), de faire la part des choses. Le narrateur se trouve à la fois en dehors et dans l’histoire qu’il raconte. Il se trouve parfois si impliqué dans cette histoire (en partageant la vie des personnages et en disant « nous » en parlant d’eux) qu’on est tenté de croire à son authenticité.

Le discours du narrateur prend lui aussi des formes très variées. Par exemple, le discours que nous avons qualifié de polémique est un discours qui est le plus souvent imprégné de lyrisme, et qui, de ce fait, traduit davantage les sentiments du narrateur et sa vision « poétique » du monde au lieu de constituer un véritable débat sur les questions abordées. Ce qui prime dans Les Vraies Richesses est la vision « déréalisante » : l ’épique (dans l’épisode du pain ressuscité et dans celui de la marche sur Paris notamment) et le fantastique l’emportent sur tout souci de « réalisme ».

Par ailleurs, en proposant les « vraies richesses » aux paysans, l’auteur-narrateur se comporte comme Bobi avec les habitants du plateau Grémone (on a vu comment il se compare à ce personnage). Son action se veut la continuation de celle du personnage. L’«essai » se donne ainsi comme le complément du roman.

Si les « messages » peuvent être implicitement véhiculés par les romans ( le message pacifiste et antimilitariste dans Le Grand Troupeau , le message en rapport avec une société où la « joie » constitue une quête pour les hommes dans Que ma joie demeure ), pourquoi Giono a-t-il tout d’un coup opté pour les « essais »? Même si la période de 1934 à 1939 est une période marquée par l’alternance des romans et des essais, l’intérêt de l’écrivain a davantage porté sur l’essai. C’est probablement à cause des circonstances historiques que Giono a choisi cette forme. Etant plus direct et plus « réaliste », l’essai a un effet plus percutant et plus rapide sur les lecteurs.

Toutefois, si le genre de l’essai semble répondre aux besoins ponctuels dictés par les circonstances, le roman reste, pour Giono, la vocation principale. On a vu que même dans l’essai, il ne cesse pas d’être romancier. C’est pourquoi, tout en défendant des valeurs ou en faisant valoir ses positions sur des problèmes divers, il ne cesse de raconter des histoires. Même ses idées sur la société, sur l’économie ou sur la politique sont, le plus souvent, en rapport avec l’expérience personnelle et intime. C’est, en effet, à partir de ces expériences - réelles ou inventées - (la visite de Paris, le séjour à la campagne) qu’il en arrive à faire des réflexions d’ordre général sur les ouvriers, sur les paysans et sur les hommes en général. Il y a, ainsi, un rapport étroit entre ce qui est de l’ordre individuel et ce qui est de l’ordre universel. Le « message » adressé aux hommes émane d’une vision subjective ou d’une expérience intime de l’auteur. Il ne se rattache à aucune idéologie rigide et dogmatique (c’est pour cette raison - entre autre - que l’auteur s’éloignera des positions communistes). On a vu, par exemple, que dans Les Vraies Richesses , le retour des paysans aux « vraies » valeurs d’autrefois (dont la préparation du pain par soi-même est l’aspect concret) s’effectue de façon spontanée et naturelle, et non sous une influence ou une incitation extérieure. Par ailleurs, la société que l’auteur rêve de voir se réaliser est une société qui n’attend pas pour exister. Elle est déjà là comme par enchantement. Si Mme Bertrand a pris l’initiative de préparer son pain et a ainsi entraîné tous les autres à faire comme elle, elle a, par cette action, concrétisé le rêve de l’auteur de voir s’instaurer les « vraies richesses ». Cette situation n’est pas présentée comme un projet mais comme un état de fait. Et là, ce n’est pas Giono essayiste qu’on trouve mais c’est le romancier qui crée librement cette société utopique. C’est, en effet, le roman et non l’essai, qui permet aux idées (et aux rêves) d’être immédiatement réalisées. La victoire de la civilisation paysanne, symbolisée par la marche sur Paris, est aussi la réalisation d’une idée, ou plutôt d’un rêve qui a, à cette époque, hanté l’écrivain. Les idées n’attendent pas pour prendre corps. Elles se concrétisent tout d’un coup. Et c’est grâce au seul pouvoir de l’imagination et de l’invention romanesque et poétique, donc des mots, que l’auteur arrive à créer la société à laquelle il rêve. Même si ces idées peuvent être irréalistes et aller à contre-courant des événements. La conception d’une telle société est en contradiction avec toute vision objective et réaliste qu’impose la situation de l’époque ( de même pour la forme de résistance à la guerre que Giono propose aux paysannes dans Lettre aux paysans). Nous avons, à ce propos, souligné aussi que dans le roman projeté Fêtes de la mort , la révolte des paysans, à laquelle Giono croyait fermement, était une action que rien ne laissait réellement prévoir.

Giono a donc quelquefois sur les événements historiques une vision de poète. Entre l’essai et le roman il n’y a vraiment pas de frontière.

Par ailleurs, il semble que si beaucoup ont à cette époque soutenu ses différentes positions sur la guerre, et notamment son idée de refuser d’obéir à l’ordre de la mobilisation (après la parution de son article « Je ne peux pas oublier »  en novembre 1934), c’était non pas tellement à cause de ce texte en particulier, mais en raison des idées contenues dans ses romans (notamment Le Chant du monde et Que ma joie demeure ). Car c’est le roman, plus que l’essai, qui est susceptible de laisser une part importante à l’imagination des lecteurs, et donc de répondre, chez eux, à un besoin d’identification.

Giono semble être plus à l’aise dans son travail d’écrivain que dans l’action qu’il mène sur le terrain. L’univers (utopique) qu’il crée dans ses textes est peut-être plus intéressant pour lui. Cet univers imaginaire, si riche, est proposé comme une compensation au vide et à la banalité de la vie quotidienne. Les Vraies Richesses est un texte qui propose un monde où les choses et les hommes prennent des dimensions démesurées, où l’action, qui a un caractère épique et fantastique mais aussi intemporel, prend toute son ampleur. C’est aussi un texte où le romancier-poète (ou ses substituts romanesques) joue pleinement le rôle qu’il ne peut jouer dans la vie de tous les jours. On a vu, par exemple, comment celui-ci est présent à tous les niveaux de l’histoire et comment il joue des rôles variés et multiples.

Libéré des contraintes de la « réalité », l’écrivain peut à sa guise proposer, dans les fictions, la société idéale qu’il veut. Il peut même imaginer des événements et les créer au besoin. C’est pourquoi, malgré son importance, l’expérience du Contadour ne peut égaler (en ampleur et poésie) l’action de Bobi ou celle des personnages des Vraies Richesses en instaurant une société nouvelle où la « joie » est la seule devise.

Les textes écrits à cette époque peuvent être considérés comme une revanche prise sur les événements. Faute peut-être de pouvoir agir efficacement contre la menace de la guerre et contre les maux de la société en général, Giono invente un univers où il est assuré de l’efficacité de son action. Par personnages interposés, il en arrive ainsi à régler ses comptes avec le monde. Comme lui, ses personnages (Bobi ou les personnages des Vraies Riche s ses ) sont en quête d’absolu. C’est ce qui les rend à la fois forts et vulnérables. Forts parce qu’ils disposent d’une liberté d’action illimitée que l’univers fictif leur offre. Vulnérables, parce que le monde qu’ils bâtissent est un monde illusoire et utopique et qui ne peut résister, malgré sa fascination, à la réalité (l’échec de Bobi est peut-être à interpréter dans ce sens). A l’époque, la guerre se fait de plus en plus menaçante, et les remèdes proposés s’avèrent insuffisants. Certains lecteurs s’aperçoivent peut-être de cette désillusion. Giono, lui-même, vit ce déchirement : d’une part il vit au quotidien, pendant les années qui précèdent la guerre, des moments d’appréhension et de crainte, et d’autre part, il continue à espérer un salut possible.

Le désespoir est à son comble lorsque, au lendemain de la mobilisation générale, Giono se présente lui-même à la caserne, alors que, pendant des années, il a tout fait pour refuser d’obéir.