II. L’idéologique, l’épique et le lyrique dans Le Poids du ciel

C’est un autre essai où on l’on peut voir comment s’entremêlent les différents genres et registres. Il est différent des Vraies Richesses , même s’il en reprend certaines idées. C’est l’essai le plus long.

Le Poids du ciel , qui est divisé en trois parties, est construit dans son ensemble (et plus particulièrement les deux premières parties) sur des structures de correspondances, de symétries et d’oppositions.

Dans la première partie, « Danse des âmes modernes » (VII, 333-358), on peut distinguer en effet, un épisode sur le thème de la « puanteur » de l’âme du monde moderne et de la tension que font régner les dictateurs sur le monde. Ce thème s’oppose à celui de la « pureté » du paysan, à sa grandeur d’âme et à celui de la vie paisible de l’artisan.

Dans la deuxième partie, « Les grandeurs libres » (VII, 359-481), on peut distinguer trois « volets » essentiels411. Le premier évoque un cargo soviétique en train de naviguer la nuit sur la Mer Noire et fait notamment le récit de sa rencontre avec une raie géante. Il évoque également un train dans la steppe russe. Il évoque aussi la nuit qui court sur la terre à mesure qu’elle tourne sur elle-même. Le deuxième volet situe l’action en pleine ville de Marseille, entre midi et deux heures. Dans ce volet, l’auteur entremêle des dialogues, des titres de journaux, des personnages, des voix, des réflexions du « solitaire là-haut dans la montagne ». Le troisième volet décrit, par l’éloignement progressif de la terre vers les étoiles et l’univers, des distances de plus en plus inhumaines. Dans cette partie, on peut également noter des oppositions : entre la mer et la terre (dans l’évocation du cargo et du train), entre la nuit et le jour dans la rotation de la terre. Des oppositions aussi entre l’étendue spatio-temporelle de la terre et l’étendue du cosmos. Entre les deux étendues ouvertes se situe l’étendue spatio-temporelle fermée de la ville de Marseille entre midi et deux heures. On peut noter que sur le plan de l’étendue spatio-temporelle, il y a entre le premier et le troisième volet une progression dans le sens de l’ouverture et de la grandeur. L’opposition, au niveau terrestre, des horizons ouverts dans le volet 1 et des horizons fermés de la ville dans le volet 2 est en quelque sorte dépassée par les dimensions cosmiques dans le volet 3.

La structure de la troisième partie, « Beauté de l’individu » (VII, 482-520), repose moins sur des oppositions, comme dans la première et la deuxième. Elle met davantage l’accent sur le narrateur, sur son message et sur la rédaction même de ce livre (cette dernière idée structure toute la partie puisqu’elle est reprise aux pages 482, 487, 505, 506, 507, 508, 510, 511, 515 et 520). Dès le début, le narrateur évoque son retour de la montagne et son intention d’écrire Le Poids du ciel (VII, 482). Suit un passage où il y a la description des agglomérations qu’il traverse sur son passage, les paysans qu’il rencontre, un peu comme le narrateur dans Les Vraies Richesses , mais, à la différence de ce texte, le retour est, ici, consacré davantage à la réflexion, à l’évocation de ses idées (et non à des conseils donnés aux paysans). A la différence des deux autres parties, le narrateur se fait plus précis, tient un discours moins imagé, quelquefois polémique et qui traite de problèmes plus concrets. Il tient à répondre, par exemple, à ceux qui qualifient ses paysans d’irréels (VII, 485). Comme dans Les Vraies Richesses, il affirme que ceux-ci font chez eux une bonne place à ses oeuvres (VII, 485-486). Il reprend l’idée que les paysans ne constituent pas une classe mais une « race » (VII, 500). Il donne aussi des précisions sur les techniques qu’il n’admet pas et sur celles qui sont nécessaires à l’homme (VII, 510-519). Il parle de ses inquiétudes quant à la modification que la technique peut apporter à la vie de l’homme, comme la création des robots, (VII, 518) ou la ‘« fécondation artificielle en série »’ (VII, 519). Il termine le texte en s’adressant au lecteur : ‘« j’écris pour que chacun fasse son compte »’ (VII, 520).

Certes ce texte contient un certain nombre d’idées qui apparaissent dans les autres essais et qui constituent, comme on l’a vu, une constante chez Giono pendant cette époque. En effet, Giono y insiste encore sur son pacifisme. A cet égard, il dénonce les valeurs guerrières comme l’héroïsme, le patriotisme, et s’attaque aux « poètes officiels » qui font de la propagande pour ces valeurs. Il parle également des jeunes qui en sont les victimes. Il dénonce aussi la civilisation industrielle moderne qui, selon lui, crée l’aliénation des travailleurs et favorise la guerre. Il rejette toutes les formes de dictature et de totalitarisme, qu’elles soient fascistes, capitalistes ou communistes, qui écrasent l’individu. Il rêve de la destruction de l’Etat (idée qu’il reprendra dans Lettre aux paysans). Il prône la création d’une société rurale où de petites exploitations agricoles vivent en situation d’autosuffisance. Il évoque les rapports de l’individu avec la masse et oppose bonheur individuel et bonheur collectif. Il fait un développement sur la mort qui, selon lui n’est qu’une modification apportée au corps au sein de la matière (réflexion qui rejoint un peu l’idée qu’on trouve dans ses romans sur ce sujet). En plus de la dénonciation de la guerre, il s’attaque aux partis et même à certaines personnalités comme Aragon (comme il le fera d’autres dans Précisions ). Il s’attaque également au progrès technique. Sur ce plan, on peut retenir sa position particulièrement intéressante et qui dénote chez lui une qualité de visionnaire. C’est lorsqu’il évoque ce problème qui est aujourd’hui d’actualité : les risques que peuvent entraîner les manipulations génétiques.

Son opposition à toutes les dictatures, l’expression de son pacifisme intégral, la défense des paysans, la dénonciation d’une certaine civilisation technique, qu’il oppose à la nature (dans l’explication qu’il donne au titre de cet essai ) :

‘Faites votre compte; faites deux parts des choses qui vous sont absolument nécessaires et individuellement nécessaires pour que votre vie soit belle : mettez d’un côté ce qui est sujet de la technique et de l’autre ce qui est sujet de la nature. Pesez. Ce qui est sujet de la nature, c’est ce que j’appelle le poids du ciel. (VII, 510-511)’

constituent les thèmes essentiels qui sont abordés dans les autres essais. Essais qu’il a déjà écrits ou qu’il écrira par la suite. 

Mais ce qui est nouveau c’est d’abord une certaine vision des choses qu’on peut qualifier de poétique et une certaine forme d’écriture relativement nouvelle. En effet, par rapport aux autres essais, Le Poids du ciel apparaît comme un texte à part, non seulement à cause de sa longueur, mais aussi à cause de l’entremêlement des sujets et des discours. Il échappe à la clarté et à la concision qu’exige normalement le style du « message », tel qu’on le trouve par exemple dans Refus d’Obéissance ou dans Lettres aux paysans. Les sujets sont multiples et diversifiés. Le « message », même s’il existe, n’est pas aussi franc et aussi direct que dans les autres essais. Il prend dans ce texte le détour de la méditation poétique et philosophique sur le cosmos, même si ‘« Giono n’est pas à son aise dans la science ni dans la pensée philosophique »’ 412.

En outre, Giono ne se contente pas de parler de l’actualité en France, il parle de l’actualité internationale, en situant au même moment son action dans les différentes parties du monde. Dans la première partie, les problèmes politiques, comme les dictatures, les partis, sont traités de façon oblique, un peu d’en haut et dans une vision globale. Ou mieux, pour reprendre une expression chère à l’auteur, et qu’il applique à l’espace, on peut dire qu’il suit une sorte de « plan cavalier ». Par exemple, en parlant de Staline et d’Hitler dans l’épisode où il est question de la rotation de la terre et du jour et de la nuit que ce mouvement provoque dans différentes parties du monde, il écrit :

‘Les républiques soviétiques dorment. Staline a la bouche ouverte. Il respire du nez un peu plus fort que ce qu’il faut. Il ferme lentement sa bouche; il lèche lentement ses moustaches; il ouvre encore lentement sa bouche. Ses mains abandonnées sont ouvertes. Près de l’ongle du doigt majeur de sa main droite, la trace qu’a laissée le porte plume se regonfle de sang frais. C’est comme un doigt qui n’a jamais écrit. Staline dort. (VII, 401)’

De même pour le personnage qui est à Berlin et qui a tout l’air d’être celui d’Hitler413 :

‘Dans le palais, un homme s ’est réveillé brusquement. Il est couché sur un divan étroit (il dit lui-même un divan de moine). Il a lancé son bras dans l’ombre. Il a touché brutalement sa veste qui est posé sur le dossier d’une chaise et une grande médaille froide, large comme une carte postale. Il tâte sur la table de chevet. Il presse le bouton de la lumière. Elle ne s’allume pas. Il insiste deux ou trois fois. La nuit ne bouge pas. Il appelle d’une petite voix timide : "Walt". Le visage de l’univers écrase son nez aux vitres de la fenêtre; chuchote la divine vérité. (VII, 401)’

Ces deux dictateurs sont présentés ici sous un jour tout particulier. Ils ont, chacun, perdu tout caractère mythique d'homme politique et de grand dictateur. La nuit, ils ressemblent au commun des hommes. Ils ont leurs défauts ‘: « Staline a la bouche ouverte. Il respire du nez un peu plus fort que ce qu’il faut »’ et leurs faiblesses : Hitler a ‘« une petite voix timide »’ et ‘« le visage de l’univers écrase son nez aux vitres de la fenêtre ».’ La nuit met à nu leur vérité d’homme. Par ailleurs, dans ce bref récit d’un épisode (?) de leur vie, Giono invente. Du fait qu’il attribue à chacun d’eux des traits de caractère distinctifs et qu’il leur prête une action imaginaire, il en fait des personnages de fiction. Surtout à propos du personnage qui est supposé être celui d’Hitler. Il imagine toute une scène (VII, 401-403) où ce dernier est en proie à des inquiétudes dues à la coupure de la lumière, comme le montre sa conversation avec son domestique « Walt ».

Ainsi, Le Poids du ciel contient des sujets qui touchent aux domaines politique, scientifique, philosophique et social. Mais il met surtout en valeur le créateur et le poète face au monde et à la démesure du cosmos. La méditation sur les étoiles, sur les distances inimaginables, est pour le narrateur comme une évasion provisoire des problèmes quotidiens et de l’actualité. On peut dire que les deux premières parties de cet essai traitent du thème de la « démesure », thème qui existe déjà dans certains romans, comme Batailles dans la mont a gne . Mais contrairement à ce qu’on trouve dans ce roman, l’épique ne réside pas dans l’action de l’homme contre la nature, il réside dans la nature elle-même. Dans ses dimensions fascinantes, par exemple dans celle du cosmos et dans celle de la raie géante. Dans la description de cet animal marin, qui ressemblera à celui qu’il évoquera en 1944 dans Fragments d’un paradis 414, l’auteur fait le rapprochement entre la dimension de la raie et celle du « ciel » :

‘L’animal qui flotte sur la mer est une merveille. C’est en effet une raie des grands fonds. Elle a environ vingt mètres de large d’un bout de la nageoire à l’autre bout. Du moins c’est ce qu’on voit et c’est ce que représente de plus compréhensible ce qu’on voit. Car, dans ce monde glauque de la mer qui couvre et découvre la lueur de la bête, cette grandeur paraît être de vingt mètres, là, tout près, mais pourrait être de grandeur incommensurable si cette forme lumineuse était perdue au fond du ciel dans des distances divines. Elle est sans frontière avec la mer. Elle est la mer. (VII, 370-371)’

Les dimensions de cet animal constituent ‘« une démonstration de la petitesse de l’homme » ’(VII, 371). Mais l’homme et le monde ne sont pas ici en rapport de conflit. Il y a une sorte de symbiose entre les deux. Le spectacle de la lumière que reflète la raie, suscite d’abord de l’émotion chez le capitaine du cargo, puis une sorte de « bonheur magique » (VII, 369) qui lui fait oublier tout sauf qu’il est un homme fasciné devant la merveille de la nature, et son corps prend alors les dimensions du monde :

Il peut enfin parler, car, tout d’un coup, sans aucun souci social, et sans patrie, et sans nation, il s’est vu, il s’est compris, il s’est senti debout sur la proue d’un navire dans la mer, lui, un homme, seul et nu.
Pendant que la terre se renverse et roule dans la nuit.
Il s’est brusquement senti pénétré de magie. Il serre ses muscles sous sa vareuse. C’est drôle, mais il lui paraît qu’il gonfle et qu’il grandit, qu’il devient immense avec des muscles dans ses bras comme si on avait frappé des chaînes d’ancre aux deux bouts de ses épaules. [...] Il respire vraiment avec plaisir. Il a l’impression de pouvoir avaler d’une seule haleine toute la longueur du vent, depuis le plus profond du lointain jusqu’ici, avec tout le déroulement de sa fraîcheur et les milliers de parfums différents. Il a une telle sensation voluptueuse dans ses poumons auxquels jusqu’à présent il ne pensait pas et qui faisaient leur travail insensiblement, qu’il regarde sa poitrine pour voir si elle n’est pas tout d’un coup devenue lumineuse comme l’immense corps flottant de ce poisson qui les accompagne. (VII, 368)

L’homme peut même être à l’image du monde aux dimensions démesurées, comme le capitaine du cargo russe, et aussi comme le paysan dont le portrait mythique est fait dans la première partie. La démesure du monde se reflète, on l’a vu, dans l’image qu’il donne de cet homme.

La fascination qu’exerce l’animal marin sur le capitaine russe, aux yeux ‘« entièrement bleus comme des trous d’écubier »’ (VII, 370) - détail assez significatif en soi, puisqu’il fait penser à Giono lui-même -, est semblable à celle qu’exerce le ciel sur le narrateur. Mais pour que cette fascination soit en même temps une joie, c’est avec une « perception se n suelle » (VII, 382) qu’on doit voir le monde. Il s’agit pour l’homme d’utiliser ses sens et non son raisonnement :

‘Et c’est plus simple que la décision des calculs : l’univers nous appartient dans la proportion où nous lui appartenons. Nous pouvons comprendre la splendeur des espaces, mais c’est précisément par le côté shakespearien de notre rêve que nous le pouvons; par un raisonnement dont la seule raison est le goût des choses... (VII, 383-384)’

Les mesures à l’échelle cosmique font pendant aux actions à l’échelle humain. Une sorte de relativité, quelque peu semblable à celle de Pascal, mais qui vise un objectif tout différent. Il s’agit, pour le narrateur, d’en tirer d’abord un plaisir sensuel puis une richesse poétique. Tout comme le capitaine du bateau devant la raie géante, il se sent imprégné de l’univers cosmique :

‘Le présent de la lumière, qui me vient du centre de mon système, est un passé vieux de trente mille ans. Mon futur objectif est cet extraordinaire amassement de micro-organismes et de rayons cosmiques dans lequel me traîne le tournoiement de la Voie lactée, m’approchant de mondes dont je suis irrigué (richesse de mon coeur, coloration de ma joie, racines de mes sens profondément accrochées autour d’étoiles comme la racine des arbres sur de savoureuses mottes de terre), m’éloignant de mondes qui chargeaient mon sang d’une particulière compréhension de l’univers, d’une particulière utilisation de son goût (image et raison de ma vie) et, dans ces extraordinaires distances, au milieu de ces extraordinaires richesses, j’éclate et je m’éteins brusquement en même temps, sans aucune durée, utilisant en éclairs des traces impondérables. (VII, 474)’

Ce n’est plus le monde terrestre qui est ici source de poésie c’est le cosmos et ses proportions spatio-temporelles gigantesques. L’homme emporté sur la « Voie lactée », navigue (comme l’équipage du cargo russe) entre les positions extrêmes qu’on peut lire dans certaines oppositions que souligne ce passage :

‘ ‘- « présent » / « passé »/ « futur »’ ’ ‘ ‘- « micro-organismes » / « rayons cosmiques » ’ ’ ‘ ‘- « m’approchant » / « m’éloignant »’ ’ ‘ ‘- « j’éclate » / « je m’éteins »’ ’

On peut, certes, reconnaître un écho pascalien (l’homme entre les deux infinis), mais ici la place du milieu qu’occupe l’homme n’est pas sentie comme une source d’inquiétude, au contraire elle est source de « joie », et de « richesse ».

En outre, le souffle épique qui traverse l’essai peut être considéré comme l’écho ou la continuation de celui qui est présent dans le roman précédent, Batailles dans la montagne , même si, à la différence du roman, l’épique ne réside pas, ici, dans la lutte menée par les hommes contre la nature déchaînée. Il s’inscrit dans le mouvement des étoiles, dans la rotation de la terre qui crée le jour et la nuit et dans les distances entre les étoiles calculées en années lumières. On peut dire également que l’épique réside aussi dans l’image, un peu irréelle mais qui est conforme à la tonalité globale de l’essai, que l’auteur nous donne du paysan.

On peut dire qu’en rédigeant Le Poids du ciel , Giono est encore sous l’effet de l’ambiance qui règne dans Batailles dans la montagne . Il se trouve un peu dans la même situation que lorsqu’il écrivait Les Vraies Richesses alors qu’il venait de terminer Que ma joie demeure . A chaque fois, le roman continue à avoir des effets sur l’auteur, effets dont on trouve les traces ou les échos dans l’essai qui suit. Mais en comparaison avec Les Vraies Richesses, le romanesque se trouve un peu réduit dans Le Poids du ciel. En dehors du tisserand Jules et de l’Henriette de la première partie, il n’y a pas vraiment de personnage bien caractérisé. Ceux de l’épisode de Marseille sont ou anonymes ou sans consistance réelle.

En revanche, la dimension poétique est importante dans Le Poids du ciel , comme on l’a déjà vu, car le sujet lui-même se prête assez bien à la méditation et au travail de l’imaginaire. Les distances vertigineuses entre les étoiles ainsi que les grandeurs incommensurables ne doivent pas, selon le narrateur, être l’objet de l’observation scientifique, mais servir à la méditation poétique. L’aspect poétique du texte est souligné par exemple dans les refrains qui rythment le texte et lui donnent une allure qui l’éloigne du genre de l’essai. Dans la première partie, par exemple, le refrain est constitué par la phrase « danse des âmes » qui en reprend le titre. Cette expression, dont les deux termes constitutifs « danse » et « âmes » sont ou associés ou dissociés, se trouve p.338, p.339, et p.341. Dans la deuxième partie, il s’agit de la phrase « chuchote la divine vérité »415 qui sert de leitmotiv. Cette expression est en effet répétée aux pages 359, 360, 362, 366, 373, 390, et 392.

Dans le même ordre d’idées, la reprise de l’adjectif « shakespearien » (terme per lequel Giono insiste sur l’attitude poétique face au cosmos) contribue à donner une dimension poétique au texte.

Dimension qu’on peut déceler dans la première partie lorsque le narrateur parle de l’âme humaine en opposant la pureté à l’impureté, opposition qu’il développera dans Recherche de la pureté , et qui trouve ici une place importante. Mais dans cet essai, il procède différemment : il écrit de «l’âme humaine » :

Pure, elle attache les hommes solitaires dans la compagnie du monde. Elle en fait comme des oiseaux couverts de racines. Je joins raisonnablement ces deux mots dont l’un est vélocité, l’autre immobilité; un, l’image même de la danse, de la joie, de l’heureuse vanité du vent; l’autre, l’image de la plantation, de la cimentation, de la crispation profonde, de la force éperdue qui serre le monde matériel, l’image de l’amour féroce, l’image de la nourriture.
Oh! l’homme solitaire est devenu alors comme un courlis, comme une mésange, une fauvette, une alouette ou une huppe, ou bien ces geais qu’on voit passer à travers les rayons du soleil, si mordorés de plumes qu’on peut croire qu’ils décomposent la lumière comme des blocs de verre. L’homme devient cet habitant de l’air, quand il a l’âme pure. (VII, 335)

L’homme dont l’âme est pure, « l’homme solitaire », l’« habitant de l’air » n’est pas sans rappeler le narrateur lui-même et la position qu’il occupe, au début de cet essai, quelque part dans la montagne :

‘Me voilà revenu dans l’abri silencieux et pur des montagnes. Le clapotement des temps modernes est de l’autre côté de cent milliards de tonnes de glaciers, de granits, de torrents... (VII, 334)’

La dimension poétique est également rendue par le recours à de nombreuses images, bibliques ou picturales. Par exemple dans l’évocation, dans les premières pages, de la « pourriture » de l’« âme moderne », on peut déceler des échos bibliques416 :

‘Vous avez cru faire une oeuvre considérable en soignant votre peau; mais votre âme est couverte d’eczéma. Elle se gratte tout le temps avec ses grands ongles noirs. Tout ce qu’elle mange, elle le prend avec ses griffes pleines de crasse et des écailles du mal. Elle parle avec une gorge lépreuse. Elle a des cuisses qui ne sont jamais lavées d’aucune époque. Elle conçoit dans la pourriture. Elle fait des avortons tout irrités de dermatoses, que vous prenez pour des fleurs. Ses yeux nourrissent les mouches. Elle ruisselle de sanies et de gommes comme les cerisiers malades. Elle souille les près qu’elle traverse. Les arbres qui la touchent du bout des branches recroquevillent dans leurs feuilles comme s’ils avaient touché du feu. Les ruisseaux s’assèchent devant elle comme si elle soufflait le vent de l’apocalypse. La pluie fume sur ses plaies bouillantes. Son odeur tue les oiseaux au fond des hauteurs. Vous la voyez, portant autour d’elle la terreur et la mort; mais vous croyez que c’est la marque de sa divinité. (VII, 334-335)’

D’après l’auteur, l’impureté de l’âme est ancienne. Elle date des temps de la Bible et de l’Odyssée :

‘La crasse d’âme est très ancienne. Dans les plus vieux livres de contes qui nous ont été transmis : la Bible, l’Odyssée, on trouve parfois dans la popularité du texte des traces de petites poésies involontaires qui sont encore de la propreté. Mais, bien avant ces temps-là, il aurait fallu soigneusement lessiver et frotter les coins de poils et les endroits travailleurs de l’âme, où naturellement elle se salissait plus vite. (VII, 336)’

Mais c’est surtout un tableau, L’Enterrement du Comte d’Orgaz de Greco, qui inspire à l’auteur les images de l’impureté de l’âme humaine :

‘A l’époque de la création des lois spirituelles, elle était déjà devenue une sorte de comte d’Orgaz, un flot de pus serré dans une armure inutile (dont l’acier même a l’air de vomir) effondrée entre les bras des prêtres et des nobles. Seulement, le consolant, quand on regarde l’enterrement du comte d’Orgaz, c’est qu’il est mort et qu’il s’en fout, et qu’au fond il est le grand vainqueur de tous ces soldats qui sont là, à ne plus savoir que faire de cette pourriture crustacée dont ils ont plein les mains, essayant de s’en débarrasser les uns sur les autres comme des pitres englués dans du papier tue-mouches. (Ibid.)’

Cette pourriture devient caractéristiques des temps modernes :

‘Partout ces cuirasses cadavériques, partout ces chancres ornés, partout ces rois verts, partout ces Orgaz ruisselants de sanie. (VII, 337)’

L’âme pourrie est celle des chefs et des dictateurs :  

‘Les âmes les plus sales dégagent une odeur enivrante. La caractéristique des temps modernes est l’obligatoire puanteur du chef. [...] On ne lui demande que de sentir mauvais, mais on le lui crie, on le lui hurle, mais on tend les mains vers lui pour le supplier de pourrir un peu plus, de bien faire fumer ses lèpres, de bien balancer ses goitres, de répandre le plus loin possible son choléra, de transmettre parfaitement son infection, que nous puissions enfin jouir d’une saleté nouvelle! (Ibid.)’

Quelques pages plus loin, le narrateur évoque encore cette image du chef pourri, comme le comte d’Orgaz dans sa carapace d’acier. Image d'un chef qu'on invoque, qu'on cherche à étreindre amoureusement mais dont l'étreinte est mortelle :

‘Le chef, le dictateur, l’élu, le guide, l’homme d’acier, le voilà. " Oh, doux putride! oh, magnifique puant! oh, suave! laisse-moi lécher tes pus et tes furoncles, saute sur moi, foule-moi, enlace-moi, que je sente autour de mon cou me serrer, avec ce magnifique amour moderne, tes cuisses décharnées d’où la chair s’arrache suavement pourrie; sur ma bouche, le froid de tes os plus aimable que la fraîcheur des bras de femmes. Prends-moi. Prends mes enfants!... ". (VII, 341)’

Giono se réfère ici, comme il le fait le plus souvent, à la peinture pour y puiser ses images. On trouve par exemple dans ce texte une mention de trois tableaux de Van Gogh (VII, 421), une allusion à un tableau de Breughel, (VII, 356)417, la mention du nom de Giotto (VII, 443), à qui il attribue deux répliques dans une conversation imaginaire. On a déjà vu qu'il se réfère à un tableau de Giovanni di Paolo dans Les Vraies Richesses . Il le fera également dans Triomphe de la vie où il évoquera un tableau de Breughel qui s'intitule justement Triomphe de la mort. Nous y reviendrons avec plus de détails dans la troisième partie.

L’intérêt de l’auteur pour le côté esthétique est également manifeste dans le mode d’écriture qu’il adopte. Nous pensons particulièrement à deux épisodes qui se situent dans la deuxième partie. Dans le premier (VII, 407-414), l’auteur reproduit, pêle-mêle, des titres de journaux sur l’actualité (VII, 407), entrecoupés par une conversation entre deux personnages, « la dactylo » et « le petit employé de banque » (VII, 407-408), par une autre conversation entre « le vieux professeur », ‘« l’écrivain [qui] revient de Madrid »’ et « moi » (VII, 408-409) et par celle qui se déroule entre « moi », « ma mère », « le jeune communiste de Marseille » et « Karl Marx » (VII, 411-412). Quelques pages plus loin, le narrateur donne l’explication (par une sorte de discours sur le discours) de la présence de ces différents titres, des différents détails de la vie quotidienne et des voix et des conversations. Il s’agit de rendre compte de :

‘ces imbécillités qui remplissent les jours de la race humaine, de notre temps! Il suffirait de mettre bout à bout des titres d’articles de journaux pour voir la vanité des phrases et des actes. Un jour de notre race humaine; et l’on voit qu’elle ne s’intéresse à rien de grand, à rien de pur, à rien de noble, à rien de paisible. [...] Ayant moi, par exemple, à donner une représentation totale des occupations des hommes pendant le jour, j’écrirai, les uns à la suite des autres et sans les choisir, les titres des articles de journaux. Possibilité de donner vraiment l’odeur de la soue. Remuer le fumier dont nous ne sentons plus l’odeur à force de l’habiter. Il y a en plus évidemment dans la qualité d’un jour, tout le débat intérieur, le soliloque des individus, les dialogues, les aventures qui ne sont pas sur le journal. Quand la voix des grands morts me touche avec une amoureuse violence. La transformation magnifique de ma vie, brusquement, quand me revient au noir de l’oeil la couleur du portrait d’Armand Roulin par Van Gogh, ou Le champ de blé aux corbeaux, ou Le Cyprès sous la lune, comme si on venait de me faire une piqûre d’un délicieux remède. (VII, 421)’

Le deuxième épisode dans lequel l’auteur procède de la même manière est plus long. C’est celui qui est relatif à la vie dans la ville de Marseille entre midi et deux heures.. Il se situe entre la p.428 et la p.452. On y trouve des passages où se mêlent également les dialogues de différents personnages, celui notamment du couple de « la dactylo » et du « petit employé de banque », une conversation entre « trois ouvriers » et un « délégué », le monologue intérieur d’un « homme » (VII, 441), des voix anonymes ou celles de personnages d’artistes, comme celle de « Jean-Sébastien Bach » (VII, 436), une voix à la radio qui donne des informations sur la guerre d’Espagne (VII, 435). On trouve également la voix de celui qui « soliloque là-haut dans la montagne » (VII, 437), l’extrait d’un texte sur le « procès de Moscou »418 (VII, 439), une conversation entre « Giotto » et un « homme » (VII, 443), des extraits de Don Quichotte, livre qui occupe la devanture d’un libraire (VII, 445-446). Ces différentes conversations et voix qu’on entend sont entrecoupée de brèves évocations d’affiches, de l’enseigne d’un hôtel, etc. Dans cet épisode, on assiste à une sorte d’éclatement du discours. Au discours unifié et unificateur de l’instance narrative dans le reste du texte, s’oppose le discours éclaté dans cet épisode. L’instance narrative supérieure cède la place à de multiples voix. Polyphonie, mais aussi cacophonie, puisque ces voix d’origines diverses s’entremêlent et se superposent sans ordre ni logique apparents.

Les scènes sont entremêlées comme dans un « montage » scriptural, qui tient, à notre avis, à la fois du surréalisme, du « baroque »419 et même d’une certaine technique qu’adopteront, par la suite certains « Nouveaux Romanciers ». Il s’agit d’un procédé qui fait penser également un peu à celui du « collage » en peinture. La description de la vie collective, rendue à travers des scènes où se mêlent les voix et les portraits, fait en outre penser à « l’unanimisme » de Jules Romains et à certains romans de Sartre.

L’auteur essaie de donner à voir plusieurs choses dans le même temps, tout comme un tableau qui offre au regard plusieurs détails à la fois. C’est dans Noé que Giono fera d’ailleurs cette comparaison entre la peinture et l’écriture. La première parvient à rendre compte de manière globale des différents aspects d’une situation; la deuxième ne peut le faire que de manière successive. Dans ce dernier texte, Giono reprendra la description des scènes de la vie dans les rues de Marseille. Il essayera de rendre compte de la simultanéité des actions, mais il ne reprendra pas tout à fait la même manière - ni dans Noé ni, à notre connaissance, dans aucun autre texte - cette manière d’écrire qu’on trouve dans Le Poids du ciel . D’ailleurs, la dimension ironique et humoristique, qu’on trouvera dans Noé, est quasi absente dans Le Poids du ciel. Mais le discours que fait le narrateur sur le texte et qui occupe, comme on l’a vu, une place importante, notamment à propos du choix du titre, permet, sur ce point, de rapprocher ce texte de Noé. Ce que l’on peut donc dire c’est que Giono montre dans ce texte des indices d’une nouvelle écriture dont on trouvera certains éléments dans son oeuvre d’après guerre. Par exemple la variation et la multiplication des points de vue, la superposition des scènes, l’évocation des personnages d’artiste en leur donnant une consistance réelle et en leur prêtant une voix, etc.

La variation des tons, des registres et de modes caractérise donc particulièrement Le Poids du ciel . Il s’agit certes d’un essai pacifiste, mais les problèmes sont traités de façon toute différente de celle de l’essai. A tout moment, le texte glisse d’une situation réelle (c’est-à-dire qui se réfère à l’actualité) à une situation imaginaire aux dimensions lyriques ou épiques inattendues.

En effet, Giono se laisse parfois aller à l’« ivresse verbale »420 et semble ne pas vouloir contenir l’élan qui le pousse à tout dire421, comme si le thème de la « démesure » que lui inspire le sujet se traduisait par le « bouillonnement »422 de l’écriture. On peut voir dans Le poids du ciel comme l’application de son idée sur le style qu’il préconisait dans son Jou r nal du 22 novembre 1935 :

‘Je ne me suis jamais efforcé vers la concision et la clarté. Je ne les considère pas comme des qualités dans l’état actuel de la littérature française qui meurt de clarté, de concision et d’anémie. En tout cas je ne les considère pas comme les seules qualités. Si j’avais voulu être clair et concis je l’aurais été. Je suis sûr que j’y serais arrivé aussi facilement que les autres - qui en meurent. Mais j’ai voulu atteindre l’abondant, le riche et le généreux. Donner beaucoup. Des livres de grande densité (entreprise Que ma joie demeure ). (VIII, 78)’

Déjà, le 1er mai, en répondant à un article R. Fernandez sur Que ma joie demeure , Giono écrit :

‘Qui lui dit que je cherche la concision dans le style et qui a décidé que c’est qu’il fallait rechercher. Je recherche le Rythme mouvant et le désordre. (VIII, 9)’

Dans Le poids du ciel, il y a ce caractère bouillonnant et touffu dans le style. Tout est gonflé à l’image même de certains sujets.

Dans ce texte, Giono se libère un peu des contraintes de l’essai et plus particulièrement du « message » (le message proprement dit, assez bref, est donné dans le tout dernier paragraphe) qu’il est censé apporter dans les différents textes de cette époque. Si dans les deux essais qui précèdent, Les Vraies Richesses et Refus d’Obéissance, c’est la dimension romanesque qui lui permet cette libération, dans Le Poids du ciel , c’est surtout la variété des sujets, la liberté laissée à la parole, la richesse des images empruntées notamment aux domaines de l’art et de la mythologie et les différents registres et modes de l’écriture qui permettent à l’auteur de s’écarter de l’essai proprement dit. Mais, comme dans les autres textes, Giono ne peut, semble-t-il, s’astreindre à l’essai et se contenter de formuler des messages.

Notes
411.

Pour cette division en trois volets, nous nous appuyons sur P. CITRON dans Giono 1895-1970, Op. cit., p.274-275, et dans sa « Notice » sur Le Poids du ciel , VII, 1075.

412.

P. CITRON, « Notice » sur Le Poids du ciel , Op. cit., p.1094.

413.

P. CITRON s’interroge sur l’image iprécise de ce personnage qui, contrairement à Staline, n’est pas nommé par Giono, et conclut en disant : « S’il s’agit malgré tout d’Hitler, l’image est singulièrement flottante et gommée », « Notes et Variantes » sur Le Poids du ciel , note n°1 de la p.401.

414.

Sur la présence de ces animaux marins géants dans l’oeuvre de Giono, voir P. CITRON, « Notes et variantes » sur Le Poids du ciel , note n°1 de la p.370.

415.

P. CITRON note que cette phrase est dérivée d’une expression de Walt Whitman, « Notes et variantes » sur Le Poids du ciel , note n°2 de la p.401. On connait l’admiration que porte Giono à ce poète américain qui, selon Citron, « a été un de ses dieux de 1925 à 1935 environ ». A propos de l’influence de ce poète sur Giono, voir également « Notice », Op. cit., p.1086.

416.

P. CITRON relève cet aspect dans ce passage, voir « Notes et variantes », note n°3 de la p.334 et notes n°1 et n°2 de la p.335.

417.

Voir P. CITRON, « Notes et variantes » sur Le poids du ciel, Op. cit., note n°1 de la p.356.

418.

Voir P. CITRON, « Notes et variante » sur le texte, note n°2 de la p.439.

419.

Nous empruntons ce terme à Jean PIERROT dans son article « Le Poids du ciel , fugue baroque », in Jean Giono, Imaginaire et écriture, Actes du colloque de Talloires (4, 5 et 6 juin 1984), Edisud, 1985, notamment p.133 et suiv.

420.

P. CITRON, « Notice » sur Le Poids du ciel , Op. cit., p.1075.

421.

C’est ce que certains critiques lui reprochent. R. Redfern, par exemple, dans The private World of Jean Giono, parle d’« hémorragie verbale ». Rapporté par Jean PIERROT, « Le poids du ciel, fugue baroque », Op. cit., p.128.

422.

P. CITRON, « Notice » sur Le Poids du ciel , Op. cit., p.1075.