III. Polémiquer, raconter, se représenter

Giono a choisi la forme de l’essai pour exprimer, plus directement que dans le roman, ses idées sur l’actualité et la politique pendant cette époque qui précède la guerre. Mais, comme on l’a vu, il ne cesse pas d’être romancier même dans ces essais. Ceux-ci, ont chacun à sa façon, plus ou moins des rapports avec le roman. En fait, on peut y distinguer, à des degrés divers, trois niveaux fondamentaux qui correspondent à ces trois actions : polémiquer (qui correspond au niveau idéologique du texte), raconter (qui correspond au niveau romanesque) et se représenter (qui correspond, dans le texte, aux différents processus et moyens qui visent essentiellement à mettre l’accent sur soi-même). Trois discours différents caractérisent chacun de ces niveaux. Un discours à composante essentiellement argumentative, un discours narratif et un discours qu’on peut qualifier de lyrique. Ils sont souvent entremêlés. La prédominance de l’un ou de l’autre varie selon l’essai. C’est le sujet, le destinataire présumé (par exemple Lettres aux paysans) et le choix des thèmes qui font prévaloir l’un ou l’autre type de discours. Ce qui ne veut pas dire, par exemple, que le discours argumentatif soit tenu d’un bout à l’autre d’un essai. Ce même discours, sans être lyrique, peut, d’une certaine manière viser à mettre l’accent sur soi-même. C’est une façon de se représenter. On a vu, à propos de certaines questions politiques, Giono s’exprimer de manière excessive, allant parfois au-delà des convenances, comme dans Précisions .

L’action relatée dans ces essais est parfois située dans un univers permanent et intemporel, comme c’est le cas du Poids du ciel . On peut, de ce fait, observer deux tendances opposées mais complémentaires. D’une part, ces textes sont liés à l’actualité de l’époque, et s’inscrivent dans un cadre temporel bien précis, et d’autre part il y a comme une tendance chez l’auteur à arracher ces textes à leur temps et à leur cadre géographique précis. Cette tendance est possible grâce à la dimension romanesque qui prédomine dans certains essais, comme dans Les Vraies Richesses ou dans Refus d’Obéissance, à cause également de la part importante accordée au « moi » et au rôle qui lui est assigné, qui dépasse le simple rôle d’écrivain engagé contre la guerre. Elle a été possible enfin à cause de la dimension esthétique, qui souvent semble devenir le souci principal de l’écrivain dans son texte.

En outre, certains souvenirs peuvent à la fois enrichir le côté romanesque et en même temps alimenter le discours argumentatif (comme dans Recherche de la pureté ). L’autobiographique trouve donc une place privilégiée dans l’essai. L’auteur se veut non seulement témoin mais surtout acteur dans les événements de l’époque. Il pousse parfois un peu trop dans ce sens au point que le sujet principal de l’essai devient sa propre action.

De même il lui arrive parfois de raconter comme des événements réels des événements qui sont de toute évidence imaginaires. Le romanesque interfère ainsi avec l’idéologique. On a vu qu’il n’ y a pas de cloison étanche entre l’essai et la roman. Le message ne réside pas seulement dans l’essai, il peut s’inscrire aussi dans les passages romanesques (comme dans Refus d’Obéissance ou dans Recherche de la pureté ). Par ailleurs, on peut voir réapparaître dans certains essais des thèmes qui se trouvent dans des romans, comme celui de la joie, de l’apocalypse, de la cruauté, du défi, etc. Certains traits de caractère que le narrateur s’attribue dans certains essais, ou qu’il attribue à certains personnages, reflètent quelquefois ceux-là mêmes des personnages des romans. C’est ainsi que pour comprendre certaines situations qui paraissent excessives ou non réalistes, il faudrait peut-être les voir à la lumière des romans. L’imaginaire qui préside à la création des fictions est celui-là même qui préside à la création dans les essais. De ce fait, certains thèmes, certains caractères ou certaines situations qui se trouvent dans les romans se trouvent transposés dans l’essai. Par exemple, pour comprendre le caractère utopique de l’action que le narrateur préconise parfois dans les essais, il faudrait tenir compte de celle de certains personnages des romans. Le thème de la révolte des paysans, développé dans Les Vraies Richesse et évoquée dans Le Poids du ciel et dans Lettres aux paysans, trouverait sa source dans Fêtes de la mort , roman resté à l’état de projet. De même le thème de la société idéale des paysans heureux, qu’on trouve développé dans la plupart de ces essais (notamment dans Les Vraies Riche s ses ), est lié aux romans précédents, notamment à Que ma joie demeure . Le rôle que le narrateur joue parmi les paysans est, comme on l’a vu, le reflet de celui de Bobi. On a vu également que l’allure et le ton qui caractérisent le discours et l’action dans Le Poids du ciel ressemble beaucoup à ceux du roman Batailles dans la montagne .

Mais on peut dire aussi qu’inversement, certains romans d’après guerre perpétuent un peu certaines idées des essais pacifistes. Dans le « Cycle du Hussard », Angelo est un carbonaro (tout comme le grand-père de Giono). Il est habité par des idées et des valeurs révolutionnaires, puisqu’il lutte pour la libération de l’Italie. Il y a certes changement de décor, d’époque et de personnages, mais le héros conserve une part de cette utopie et de ces rêves qui caractérisent le Giono de l’époque des essais pacifistes. Il fait montre d’abnégation et de générosité dans sa lutte contre le mal. Dans Un Roi sans divertissement , Langlois continue également à porter une certaine image et à incarner certaines idées propres à cette époque d’avant guerre. Lui aussi, tout comme Angelo ou comme d’autres héros, est un sauveur.

Mais pourquoi cette interpénétration du roman et de l’essai? Giono est un romancier avant d’être un essayiste. C’est pourquoi il ne peut oublier son rôle premier, qui est de raconter des histoires. Toutefois, à notre avis, la dimension romanesque ne diminue pas la valeur de l’essai. Au contraire, elle lui confère plus de richesse. L’essai, comme texte développant simplement un discours argumentatif, où l’auteur défend ses idées, serait trop rigide. L’essai pur est presque inimaginable chez Giono. Celui-ci n’est pas un écrivain qui établit, dans ses textes, des frontières entre les différents genres. On a vu, par exemple, dans la première partie, que l’autobiographique n’est jamais pure chez lui. En outre, certains passages dans ses romans, comme Colline 423, ou certains textes courts, comme « Rondeur des jours »424, offrent les caractéristiques d’un vrai poème en prose.

Dans ces essais, l’absence d’une véritable frontière entre le romanesque, l’analyse de la situation, le témoignage, l’expression des sentiments de l’auteur et le message que celui-ci veut transmettre impliquent une interpénétration de l’expression du « réel » et de l’« idéal » chez l’auteur. Par exemple, lorsque celui-ci parle de la société, il ne s’agit pas seulement de celle qui existe mais aussi de celle qu’il invente, c’est-à-dire de celle dont il rêve. Que ce soit dans Les Vraies Richesses , dans Lettre aux paysans ou dans Le Poids du ciel , la réalité historique, politique et sociale s’articule avec l’imaginaire. La quête de la « joie » par les paysans dans Les Vraies Richesses répond au fond, chez l’auteur, à un besoin de voir réellement la paix et le bonheur se répandre chez les hommes. C’est pour cela que dans certains épisodes de ce texte, par exemple, l’auteur, par le narrateur-personnage interposé, est intradiégétique. Il vit parmi les personnages et partage leur « joie ». De cette manière, il parvient en quelque sorte à réaliser ses rêves. Goûter aux vraies richesses devient alors chose possible grâce à la fiction. L’idéal est ainsi atteint de façon en quelque sorte immanente.

Notes
423.

Voir à cet effet l’article de Jean MOLINO « Décrire, écrire, conter. A propos de Colline  », in Giono a u jourd’hui, Op. cit., p.61-80.

424.

Texte du recueil L’Eau vive, III, 191-195. Voir l’analyse de ce texte faite par Henri GODARD dans D’un Giono l’autre, Op. cit., p.29-31.