IV. A. Dans Les Vraies Richesses

Dans ce texte, il y a des passages où le narrateur assume la fonction narrative proprement dite, c’est-à-dire celle qui consiste à raconter des histoires. Les deux passages les plus importants sont celui où il raconte la résurrection du pain et celui où il raconte la marche sur Paris.

Dans d’autres passages, on peut reconnaître, dans le narrateur qui dit « je », Giono lui-même, puisqu’il y évoque sa vie et sa famille et y parle de son travail. A côté de cette image, il y en a une autre, plus ou moins fictive, celle du « poète » qui vit parmi les paysans, et qui partage leur joie et leurs soucis en se considérant comme un des leurs (à tel point, on le verra, qu’il parle en leur nom en disant « nous »). On peut, à juste titre, parler ici de fonction « testimoniale ou d’attestation »426, car le narrateur prend effectivement part « à l’histoire qu’il raconte »427 en entretenant avec elle un ‘« rapport affectif, certes, mais aussi bien moral [et] intellectuel »’ 428.

Il y a, enfin, toute une dimension du texte où le narrateur tient un discours, qu’on peut qualifier de polémique, sur la condition de vie des ouvriers à Paris, sur la nécessité pour les paysans de garder et de défendre les « vraies richesses » contre celles que leur propose l’économie moderne. C'est la « fonction idéologique » qui développe un ‘« discours explicatif et justificatif »’ 429.

Il faudrait remarquer que tous ces niveaux, qui sont entremêlés, constituent, malgré leur diversité, un ensemble cohérent.

Voyons cela de plus près :

La personne de Giono lui-même apparaît dans certains détails de la vie familiale évoqués dans le texte. Par exemple, il est question de Césarine, la jeune fille qui aide sa femme à s’occuper de sa fille; il est question aussi de ses deux filles, Aline (VII, 193) et Sylvie (VII, 194)430. L’activité de l’écrivain trouve également une place importante dans ce texte. En plus de l'évocation de son « second livre » (VII, 248) publié (c'est-à-dire Un de Baum u gnes ), on a vu, qu’à plusieurs reprises, Giono parle de Que ma joie demeure , son roman précédent (un peu comme il le fera plus tard dans Noé à propos d’Un Roi sans divertiss e ment ). Il laisse entendre que les événements décrits dans Les Vraies richesses se sont passés au moment où il rédigeait son roman. Par exemple, il raconte qu’au moment où il a goûté au pain de Mme Bertrand, il était justement en train d’écrire; ce qui, selon lui, expliquerait une certaine une confusion : il ne sait si, en ce moment-là, le goût et l’odeur du pain étaient bien réels ou s'ils étaient simplement inventés par lui :

Je le goûte, mais bien avant j’ai été saisi par l’odeur. Le goût est pareil. L’odeur monte à travers le palais et elle revient dans le nez comme si j’avais encore le petit bout de pain dans les doigts, et il est déjà une pâte sous mes dents du fond, et je l’avale.
L’odeur et le goût restent. Le mot "blé" a tout de suite un sens, comme : melon, raisin, pêche, abricot, un fruit nouveau. Il y a encore des quantités d'autres choses, difficiles à exprimer parce qu'alors on a l'air de vouloir "phraser". Et peut-être celles-là viennent seulement de moi, et je m'en méfie. Parce que dans ces jours-là je suis en train d'écrire Que ma joie demeure - le sous-main de cuir est là-bas ouvert sur ma table et je vois l'écriture arrêtée au milieu de la page431 qui est la page 217 - ce travail de faire des livres vous oblige à être toujours sur le qui-vive, et quand on fait sentinelle depuis longtemps, il faut se méfier de sa sensibilité. Mais le fruit, ça a été tout de suite l'idée et en même temps la joie d'être enrichi. (VII, 193)

Nous voyons dans ce passage comment l'auteur raconte une histoire et, en même temps, parle de son texte, tout en avouant qu'il lui arrive de confondre parfois deux mondes : le monde réel et le monde inventé et créé simplement par les mots et les phrases. Cette idée sera davantage développée dans Noé . En outre, on peut noter le clin d’oeil de l’auteur sur un aspect important de l’écriture chez lui : le monde qu’il crée peut souvent naître simplement de sa « sensibil i », c’est pourquoi ‘« il faut s[‘en] méfier »’.

Mais ce qui est remarquable chez Giono c'est la subtilité avec laquelle il arrive à faire entrer dans le réel de la vie quotidienne cet épisode du pain ressuscité qu'il donne comme une histoire authentique.

Le rôle de l'écrivain est souligné également dans l'épisode où il est question de l'importance qu'accordent les paysans à ses livres :

‘Dans la plupart de ces maisons, mes livres sont sur la cheminée de la cuisine, entre la boîte à sel et le bougeoir. Et on les prend pour ce qu'ils sont : de simples histoires d’espérance. (VII, 248)’

Ce passage permet de noter que ces paysans lisent, et que dans leur lecture ils cherchent à retrouver des « histoires d’espérance ». Ils sont donc cultivés. Ils ont même un goût artistique développé, comme le montre cet autre passage, où le narrateur s'exprime au nom de l'un d'entre eux :

‘Et je parle précisément de celui-là pour qu'on sache que, moi, paysan, je peux apprécier aussi le travail de l'esprit (celui qui ne se voit pas, comme dirait le courtier). Et j'en ai plus besoin que tout le monde, et c'est d'ailleurs pour ça que j'accueille à ma table avec tant de joie - et que toute ma famille est là pour l'accueillir et le fêter - le chanteur ou celui qui joue d'un instrument de musique, ou bien le poète. Et nous avons par exemple des bergers qui ont le don de raconter des histoires; eh bien, nous les aimons. Nous avons parfois dans nos confréries paysannes des fermiers ou de petits propriétaires qui ont ce que nous appelons "la tête héroïque" et ceux-là font des poésies, ils les écrivent sur de petits bouts de papiers et ils les récitent, ou bien on les fait réciter aux enfants pour les baptêmes et les mariages. Et nous parlions des baptêmes! C'est là qu'on a besoin de chansons et de musiques! (VII, 216)’

La vie des paysans des Vraies richesses n'est donc pas dépourvue de littérature, de poésie et de musique. Ces paysans-artistes, si l'on peut dire, arrivent donc à concilier le travail de la terre et leur penchant artistique. Une vie en harmonie parfaite, en somme. Il s'agit là, très probablement, d'une réalité qui est embellie par l'auteur. Elle est semblable à celle qui est décrite dans Que ma joie demeure : l'image d'une société à laquelle Giono a rêvé. Elle est inventée, tout comme ces personnages :

‘Je ne vous ai pas transformés en personnages dramatiques, je vous ai mélangés intimement à moi-même et j'ai essayé d'exprimer la tragédie commune. Mais à mesure que j'organisais pour moi cette vie sévère qui est la vôtre, j'étais plus librement admis à jouir d'une pureté et d'une richesse égales à celle des dieux. (VII, 248-249) ’

Dans ce passage, Giono pose en fait le problème des rapports du créateur avec le « réel », qui est un réel transfiguré, c’est-à-dire modifié et intériorisé. Les personnages appartiennent désormais à une part intime du créateur ‘: « Je vous ai mélangés intimement à moi-même », « j’organis[e] pour moi cette vie sévère qui est la vôtre ».’ Ce glissement qui s’opère d’un niveau à un autre par la création d’un « réel » « à côté » de celui qui existe (comme il le dit dans ses Entretiens avec Amrouche en 1953), constitue un aspect important de la création romanesque chez Giono. Processus qui repose sur une sorte de « tricherie » (terme aussi essentiel dans la poétique de Giono). C’est ainsi que cette création devient pour lui une sorte de jouissance, qui le place en quelque sorte au rang des « dieux ». Ces personnages qui existent certes dans la réalité, sont également nés en lui-même; ils font partie de lui-même, d’une réalité intime.

En outre, en parlant de l'importance que les paysans accordent à ses livres, l'auteur offre une autre une image de lui-même. C'est l'image de l'artiste ou du poète qui tente de jouer un rôle auprès de ces paysans. Un rôle presque semblable à celui que joue Bobi auprès des paysans du plateau Grémone. D’ailleurs la comparaison avec ce personnage est explicite dans le texte :

‘Ainsi, du temps que j’écrivais Que ma joie demeure - étant comme perdu dans les bois, et l’on m’appelait de partout, et j’entendais à peine, étant comme Bobi à la poursuite de la jument blanche -, les événements se passaient. (VII, 209)’

Le genre de rapport qui s’établit ici entre le narrateur et les paysans rappelle un peu celui qui lie le narrateur du Serpent d’étoiles aux bergers-poètes. Dans les deux oeuvres, le narrateur prend lui-même, chez les personnages qu’il rencontre, des leçons de sagesse et de poésie. Mais, contrairement au narrateur du Serpent d’étoiles, le narrateur des Vraies r i chesses ne prend pas de « notes » lors de ses rencontres avec les paysans, car il se considère comme l’un d’entre eux et non pas comme un témoin. Ce rôle est, par exemple, souligné dans le passage qui suit. Sur le conseil de Mme P***, le narrateur se rend au village pour écouter le « père Couache » :

‘C’est là que je vais. C’est là que je suis sûr de trouver ce que je cherche, non pas comme on pourrait croire (mais il faudrait ne pas me connaître) pour écouter et prendre des notes, et regarder en notant, et être comme un chasseur, être là pour "utiliser" (et pour ça il faudrait être d'une autre race que ces hommes, être extérieur à eux, et je suis de leur race. Je suis intérieur à ce qu'ils font, à ce qu'ils disent; je le fais et je le dis avec leur honnête simplicité naturelle. Sans y penser, comme ils le font.) Non, je viens pour trouver la paix, m'aligner avec eux, dos au four, regarder le pays égalisé de brouillard où tous les objets de la terre ont mille visages et mille voix. (VII, 213)’

Le narrateur écoute ce que disent les paysans, et les mots que ces derniers prononcent produisent comme un effet magique sur lui :

‘Ils parlent pendant que moi je regarde la brume, et au lieu de la voir elle, je vois tout le pays, éclairé par les mots qui viennent. (VII, 214)’

En outre, la personnalité de Giono, reconnaissable, comme on l'a vu, en raison de certains détails, se double d'une autre image qui est celle d'un personnage qui fréquente ces paysans, parle en leur nom et vit même parmi eux. Ce personnage a certains traits communs avec l'auteur, mais il en a d'autres qui le distinguent. C'est peut-être à partir du moment où le narrateur-auteur quitte sa table de travail pour aller se promener ‘(« il faut repousser la table et sortir dans les champs »’ (VII, 197), qu’il change de rôle : d’extradiégétique, il devient intradiégétique. En effet, par ce geste un peu symbolique (repousser la table), il indique son intention d’abandonner - provisoirement - son rôle d’écrivain pour entrer dans le monde des personnages. C’est, en effet à partir de ce moment ( début de la section 2 du chapitre III) que le narrateur ne met plus de distance entre eux et lui.

Notes
426.

Op. cit., p.262.

427.

Ibid.

428.

Ibid.

429.

Op. cit., p.263.

430.

Pour la question des noms dans ce texte, voir la « Notice » de M. SACOTTE, Op. cit.,p.980 et suiv.

431.

Dans "Notes et variantes" sur le texte, M. SACOTTE remarque que Que ma joie demeure n'a pas été écrit à la date supposée ici ni au lieu (Lalley) où Giono passait ses vacances, Op. cit., Note 1 de la p.193. Encore une fois Giono présente des faits fictifs comme des faits réels.