IV. A. 1. « Je », « Nous »

Le narrateur s’assimile si bien au groupe des paysans qu’il finit par dire « nous », au lieu de « je » qui désignerait plutôt l’auteur-narrateur, qui se place à l’extérieur par rapport à l’action. Tout au long des Vraies richesses, il y a ce va-et-vient entre la première personne du singulier et la première personne du pluriel. Le narrateur se fait parfois passer pour l’un des paysans, non seulement en parlant en leur nom, mais aussi en participant à l’action. Nous avons déjà remarqué, dans certains passages cités plus haut, cet emploi de la première personne du pluriel; en voici quelques autres :

‘Quand nous avons besoin de souliers ou de vestes, c’est là que nous allons les faire faire... (VII, 217)’

A la même page, on peut lire aussi :

‘Pour nous qui habitons la campagne, notre charrette nous attend, là-bas sur le cours, et le cheval est attaché au tronc d’un tilleul. ’

Une page plus loin, le narrateur salue l’amitié entre les artisans et les paysans :

‘Ainsi, tout le long de cette rue sombre, si douce à notre coeur de paysan et à notre solitude paysanne dont nous ne pouvons jamais complètement guérir, nous recevons l’amicale salutation de la camaraderie artisanale. (VII, 218)’

Dans l’épisode de la « marche sur Paris », le narrateur emploie une fois « je » :

Et je te retrouve, Paris.
Je te revois. (VII, 244)

et une autre fois « nous », comme pour rappeler qu’il fait encore partie des paysans; il écrit par exemple : « notre révolte » (p. 243), et ‘« nous sommes la civilisation naturelle de la sève et du sang »’ (p. 244)

Les exemples sont encore nombreux, mais citons encore ce passage qui illustre particulièrement bien le va-et-vient significatif entre le « je » et le « nous » :

‘A travers le brouillard, je me représente l’étendue de ce grand pays, les épines de rochers où se sont bâtis les villages, tous ceux dont je connais l’emplacement , puis la terre s’aplanit, [...] Je vois les six ou sept qui, déjà, ont rallumé leurs fours. Sous les auvents, comme nous sommes ici, des hommes comme nous qui sont en avant garde. Déjà, dans ce Trièves, nous devons être à peu près quarante. Têtes de familles, quarante ayant des enfants et des femmes. Et qui continuent à vivre la vie sociale : c’est-à-dire que nous allons dans les foires, que nous discutons dans nos coopératives[...] Et nous ne pouvons pas nous empêcher de parler de ce qui nous intéresse le plus. C’est-à-dire de nous même, et parce que nous sommes fiers de nous sauver avec nos propres forces. Avec le produit de notre travail. [...] Alors, pensez si nous allons nous taire! Nous allons en parler. Nous n’allons pas cesser d’en parler. Ca va être notre grosse préoccupation. Nous n’allons faire que ça, tous ensemble, nos femmes, nos enfants, nous. A tout moment. Je ne veux pas dire que nous allons en parler en apôtres, non, je veux dire que nous allons en toute pureté de coeur faire voir notre joie et notre orgueil. Car nous sommes ainsi faits, nous autres de la terre, et pour peu que nous ayons d’espérance, nous redevenons un peuple de bon sens et de bonne humeur. (VII, 220-221) ’

Ce texte montre bien le passage du « je » de l’énonciation au « nous» de l’énoncé. Mais la nature et la fonction du narrateur demeurent ambiguës. En effet, celui-ci se place tantôt à l’extérieur de l’histoire - il continue, pour autant, de parler au nom des paysans -, et tantôt à l’intérieur, en se faisant passer pour un personnage. Il ne s’agit pas, dans le second cas, d’un narrateur au second degré (un paysan par exemple) auquel il aurait cédé momentanément la parole pour s’exprimer au nom des paysans, il s’agit bien du même narrateur. Cette façon, pour le narrateur, de passer d’un niveau à un autre est assez fréquente dans les textes de Giono. En voici un exemple dans Colline (le seul dans ce roman, à notre avis) où le narrateur intervient brusquement (en disant « nous »), dans un récit à la troisième personne, en se plaçant parmi les personnages (nous soulignons) :

‘Tout le jour, le fleuve du vent s’est rué dans les cuvettes de la Drôme. Monté jusqu’aux châtaigneraies, il a fait les cent coups du diable dans les grandes branches; il s’est enflé, peu à peu, jusqu’à déborder les montagnes et, sitôt le bord sauté, pomponné de pelotes de feuilles, il a dévalé sur nous. (I, 136)’

Dans Les Vraies richesses, l’appartenance au groupe donne au narrateur un savoir illimité sur la région, sur les traditions et même sur l’origine de certains personnages, comme l’origine italienne d’une femme qui s’appelle Amicia :

‘Luce appelait : "Noémie! Rose! Virginie! Elisa! Pauline! Amicia!" (Celle-là, c'est la femme d'un Italien d'ici qui fait le maçon.) Puis, elle disait... (VII, 226)’

C’est une information que seuls les habitants sont censés connaître. Mais l'emploi de la parenthèse montre que le narrateur se place à un autre niveau, celui qu'occupe le narrateur premier, car, c'est à l'intention du lecteur qu'il donne cette explication. Il s’agirait, dans ce cas, d’un narrateur omniscient.

La question qui se pose alors est de savoir comment ce narrateur qui dit « je » peut être omniscient et omniprésent? Comment peut-il être à la fois à l’extérieur (celui qui fait le commentaire entre parenthèses) et à l’intérieur de l’histoire? Il y a parfois une certaine ambiguïté qui empêche de distinguer clairement les deux instances. Mais cette ambiguïté est voulue par Giono. Pour lui, comme on vient de le voir, il y a confusion de ces instances, qui fait justement partie de son éthico-esthétique.

Cependant, dans certains passages, le narrateur omniscient ( celui qui renvoie, en définitive, à l’auteur lui-même) est plus facile à reconnaître. Par exemple, par les nombreuses références culturelles : références mythologiques, bibliques, artistiques, littéraires qui ne peuvent venir que de l’auteur lui-même. Souvent, c’est aussi au moment où il se retrouve seul qu’il reprend son premier rôle de narrateur extradiégétique; c’est ce que montre, par exemple, ce passage (dont une partie a déjà été citée) qui se situe après l’épisode de la fête (nous soulignons) :

‘Cette nuit, tout le village est sous la lune. Il gèle. Les chemins sont comme du fer. Nous étions rentrés les uns et les autres nous coucher. C’était fait. Un grand silence. Nous entendions bouger nos pensées dans nos têtes. Elles étaient exactement comme des oiseaux : à chaque mouvement elles déployaient de grandes ailes pleines de couleur. C’était avant le sommeil. Nous avions les yeux fermés. Nous étions étendus raides comme des morts sous les draps glacés. Nous nous laissions chauffer peu à peu par notre propre chaleur. Moi, je pensais à cette Déméter éleusinienne que tous les montagnards méditerranéens adoraient... (VII, 234)’

Le passage de « nous » au « je » marque le changement de niveau, de nature et de fonction du narrateur, comme essaie de le montrer le tableau ci-dessous. La référence à la mythologie est un signe de ce changement.

Instance « Nous » « Je »
Niveau Intradiégétique Extradiégétique
Nature Personnage Narrateur premier
Fonction Participe à l’action Commente