IV. A. 2. La parole du narrateur

On a vu que le narrateur écoute les autres parler, mais lui aussi, quelquefois, il leur parle. Et sa parole a un effet important sur ses auditeurs. C’est une parole réconfortante mais aussi parfois libératrice. Dans le chapitre I, où il est question du séjour à Paris, le narrateur trouve une certaine affinité avec les ouvriers qu’il rencontre dans le restaurant. Il voit en eux des visages d’hommes familiers; cependant, à cause de sa « timidité », il ne peut encore leur dire ce qu’il pense :

‘Ils ont des visages pareils à ceux des hommes que j’aime et parmi lesquels je vis d’ordinaire. Ils me reconnaissent pour un des leurs. Nous ne nous sommes jamais parlé parce que je suis timide, mais nous nous regardons librement. Tout est inscrit dans vos yeux; votre splendeur passée et votre misère actuelle. Vous vous moquez amèrement de vous-même. Vous me détestez et vous m’aimez en même temps. Muet, je vous parle de la grande libération. (VII, 170)’

Pour l’instant il ne leur parle pas; il promet de le faire plus tard ‘: « J’aimerais vous parler. Et un jour je vous parlerai. »’ (VII, 171)

Quelle est la nature de cette parole ainsi promise? S’agit-il d’un projet particulier auquel Giono pense en ce moment-là, comme celui de l’un des « messages » qu’il compte adresser aux ouvriers et qu’il évoque dans son Journal ?

Au-delà de tout message d’ordre politique (qui peut d’ailleurs faire partie de cette parole promise), il faudrait surtout voir l’image du poète dont l’action consiste à parler aux hommes d’eux-mêmes, de leur vie et des moyens d’atteindre la joie (comme le fait Bobi dans Que ma joie demeure ). Mais il ne prend pas d’attitude condescendante à leur égard : il parle « avec » eux. C’est dans ce sens-là qu’on doit comprendre cette parole. En effet, quelques pages plus loin, le narrateur parvient, cette fois-ci, à parler « avec » ses « amis » ouvriers : ‘« Je parle avec mes amis et avec ceux qui sont assis à côté de nous sur le banc de bois » ’(VII, 174).Quelle est la nature de cette parole? Giono écrit :

Je leur parle à ma façon (qui n’est pas encore celle que je voudrais, mais ça viendra). Et croyez bien que dans tout ce que je leur dis, les hommes ont des ailes d’aigles. Il n’y a pas de misère dans ce que je leur raconte. Nous avons eux et moi la pudeur de n’en pas parler. Si nous avons souffert et si nous souffrons, ça ne regarde personne et nous n’autorisons personne à raconter nos souffrances par procuration.
[...] Je leur dis comment, derrière les peupliers, le ciel est toujours vert, et que c’est une particularité du feuillage de cet arbre de transmettre le reflet de sa couleur aux lointains horizons.
Je leur dis qu’un homme seul au milieu d’une grande étendue d’herbe s’aperçoit soudain qu’il n’est pas seul mais comme Gulliver à Lilliput chargé d’une foule formidable de rois, de reines, de princesses, de chevaliers, d’artisans et que ses cheveux, ses chevilles et ses poignets sont liés aux mondes par cent mille fils d’araignées impossible à rompre. Ils m’écoutent. Ils sont de plain-pied avec moi. (VII, 175)

La parenthèse au début de ce passage est importante. En effet, dans ce premier « Essai pacifiste », Giono laisse entendre qu’il n’ a pas encore trouvé le langage adéquat à son engagement. Mais il semble prévoir tout un programme pour la suite; il en est conscient : « ça viendra ». Il projette de s’allier les ouvriers, et de leur parler le langage qu’il faut. C’est ce qu’il fera effectivement. D’autre part, il exprime son intention de ne pas autoriser les autres ( faisant sans doute allusion au parti communiste) de parler pour lui, ou pour les ouvriers : ‘« nous n’autorisons personne à raconter nos souffrances par procuration ».’ Giono n’adhérera en effet à aucun parti. Il insiste également sur l’accord, voire la communion d’esprit entre lui et ses auditeurs. La phrase finale, en particulier, le montre bien ‘: «Ils sont de plain-pied avec moi ».’ Ici, c’est surtout en « poète » qu’il leur parle. Et il sait que cette parole est acceptée par eux, car ces gens ‘« ont soif d’un lyrisme et d’une mystique »’ (Ibid.).