IV. B. Dans Le Poids du ciel

Comme dans les autres essais, l’instance narrative qui dit « je » dans ce texte assume plusieurs fonctions. On peut tout d’abord reconnaître, derrière cette instance, l’auteur lui-même. Outre les positions habituelles qu’il exprime sur différentes questions, et surtout le message qu’il livre à la fin du texte, on peut noter un certain nombre d’indications sur sa personne et sur sa famille. Par exemple, on trouve l’évocation de Manosque ( VII, 482), l’évocation de sa mère à qui il prête deux répliques ( VII, 411-412) et l’évocation de son père (VII, 437). Il évoque également le souvenir de son travail à la banque (VII, 435 et VII, 505). En revanche, en dehors de ce texte, Le Poids du ciel , qu’il dit avoir l’intention d’écrire, il ne parle pas de ses autres livres; il y fait seulement allusion ( VII, 350). Toutefois, il répond, dans la troisième partie, à ceux qui l’ont critiqué à propos de ses paysans « irréels » (VII, 485).

Mais à côté de ce « moi » de l’écrivain, il y a aussi un autre « moi » qui, comme dans Les Vraies Richesses , est celui du poète. C’est celui du personnage solitaire qu’on trouve au début du texte, celui qui campe dans la montagne et qui médite, qui se dédouble, en quelque sorte, en se posant des questions à lui-même et en y répondant :

"Où voulez-vous en venir?"
A ceci : je cherche le cuveau où vous lavez aussi votre âme. Car j'imagine que vous n'allez pas trimbaler cette ordure dans ce vase d'or, vous qui avez tant appétit de propreté? (VII, 333-334)

Plus tard, dans la deuxième partie, on retrouvera ce « solitaire » comme sujet de la longue tirade « soliloque dans le campement de la montagne » (VII, 414-428). Les deux premières parties passent pour être l’objet de la méditation de ce solitaire, puisque, au début de la troisième partie, il annonce son retour. C’est alors que cette « voix » du solitaire rejoint celle de l’écrivain :

‘A l’approche de l’hiver, j’ai quitté mon campement de la montagne. Je suis revenu à Manosque pour continuer d’écrire sur ce poids du ciel . (VII, 482)’

Ce solitaire qui campe là-haut dans la montagne, et auquel est attribué ce soliloque, fait partie, à notre avis, des différents rôles imaginaires que joue cette instance narrative à l’intérieur du texte et dont la présence se trouve à des degrés différents dans les autres essais. C’est une sorte du double du « moi » de l’écrivain. Une sorte de construction formelle mais aussi qui a un rôle narratif et diégétique important. Il permet à l’auteur non seulement de s’écarter facilement de l’essai (et du discours purement politique ou polémique), mais aussi d’inventer des situations diverses et multiples dans lesquelles il peut jouer des rôles différents. Ce dédoublement lui permet par exemple de passer d’un niveau extradiégétique à un niveau diégétique (ou intradiégétique), comme on l’a vu dans Les Vraies Richesses .

L’originalité du Poids du ciel consiste, comme on l’a vu, dans les oppositions entre ce qui est grand et ce qui est petit, aussi bien au plan physique et concret qu ’au plan moral. Opposition aussi entre l’âme pure des hommes et l’âme impure et corrompue des dirigeants et dictateurs. Mais dans les deux premières parties il s’agit d’une sorte de méditation du narrateur. Celui-ci, à la recherche de la pureté, se trouve dans un campement « là-haut dans la montagne ». La place qu’il occupe, dès le début du texte, lui fait voir le monde et les hommes de manière oblique. A mi-chemin entre le ciel et la terre, entre l’étendue de l’univers et la petitesse de la vie des hommes qui se trouvent au-dessous de lui, il occupe une position privilégiée qui lui permet de mieux voir et méditer. La dimension des choses varie ainsi à ses yeux. Dans la description qu’il fait de la réalité, entre une part importante de rêve. C’est pour cela que tout se transforme sous ses yeux. Les paysans, par exemple, acquièrent une seconde nature. On a vu que leur image prolonge un peu celle des paysans révoltés des Vraies Richesses . Dans ces deux parties, le narrateur, qui est le double fictif de Giono, est un personnage qui incarne l’image du poète et de l’artiste. Car dans ces deux parties, on a du monde une vision de poète.

Au début de la troisième partie, lors de la descente du narrateur vers la plaine, parmi les hommes, il y a changement de ton et de style et nous retrouvons un narrateur plus réaliste. Il entre en contact avec les hommes, leur parle et se soucie des détails de leur vie quotidienne.

L’opposition entre les deux lieux, la montagne et la plaine, reflète l’opposition entre la pureté d’en haut et le monde grouillant d’en bas. P. Citron remarque que la descente du narrateur parmi les hommes fait penser à celle de certains héros des romans. Ceux-ci, en sauveurs, viennent des hauteurs, comme Bobi et Saint Jean432. Ils sont aussi plus ou moins italiens433. Giono a-t-il conscience de cette analogie avec ses personnages des romans? Très probablement. En tout cas ici, le narrateur garde, dans les deux premières parties une certaine distance avec les événements et les hommes. L’image qu’il donne de ces derniers est ou grossie, à la limite même du réel, ou au contraire, réduite et rabaissée comme celle des dictateurs dont l’âme est puante.

La rédaction des Vraies Richesses et du Poids du ciel répond certes aux besoins de la situation de l’époque. Elle fait partie de l’action de Giono. Pour le premier texte, on l’a vu, la situation pousse Giono à exprimer ses idées et à faire connaître sa position, participant ainsi au mouvement général des intellectuels. En effet, il a beau être à Manosque, il est sollicité de toute part. Certains écrivains, comme Gide, viennent pour le rencontrer et discuter avec lui. La rédaction de son premier essai pacifiste est, de ce point de vue, la conséquence logique de ce climat qui règne pendant ces années. Malgré quelques réactions négatives434, Les Vraies Richesses ont connu un franc succès. A ce sujet, Giono écrit, le 24 janvier 1936, dans son Journal , à propos de la publication d’un fragment de ce texte par Vendredi le 17 janvier 1936 : « Lettres venant de Marseille, Nancy, Lons-le-Saunier, Lille, Saint-Raphaël, Suisse, sur Les V.R. paru dans Vendredi. Toutes délirantes » (VIII, 101)

Mais, il y a un élément qui explique peut-être, ne serait-ce qu’en partie, pourquoi dans ces deux textes l’auteur exprime ses positions à travers une écriture qui s’apparente davantage à l’écriture romanesque qu’à l’écriture de l’essai. En effet, la rédaction de l’un comme de l’autre a été, curieusement, déterminée à l’origine non par un facteur d’ordre politique, mais par un facteur purement esthétique. Les Vraies Richesses répondaient concrètement au fait que Giono a voulu aider un ami. Il s’agissait du peintre allemand Walter Gerül-Kardas, émigré en France en 1933 avec sa femme Ruth, traductrice en allemand des oeuvres de Giono. Il s’agissait pour lui d’écrire une préface à un album de photos de cet ami sur la Provence. Mais très vite le texte a évolué et pris la forme et l’ampleur qu’on connaît.

Le succès qu’ a connu cette expérience en 1936 va peut-être amener Giono à en tenter une autre semblable avec Le Poids du ciel . Giono va travailler cette fois en collaboration de l’astronome Kérolyr. Il s’agit d’un livre illustré par des photographies de constellations et de nébuleuses fournies par celui-ci. Il commence alors la rédaction de son livre en 1937. Ce texte prend, lui aussi, naissance pour des raisons apparemment indépendantes de son engagement.

Mais, aussi bien dans Les Vraies Richesse que dans Le Poids du ciel , comme d’ailleurs dans les autres essais, l’esthétique et l’éthique sont organiquement liés.

En outre, la part du romanesque qui se trouve par exemple dans Les vraies Richesses peut être expliquée par le rapport que ce texte a, d’un côté, on l’a vu, avec Que ma joie d e meure , et de l’autre avec le roman qui suit, Batailles dans la montagne . Ce roman va être écrit dans le même style lyrique et poétique. En outre, Giono y fait réapparaître le nom de saint Jean qu’il donne désormais à son héros. Mais pourquoi écrire ce roman dans cette période? Sa rédaction est-elle sans rapport avec les essais?

La rédaction de ce roman entre le 22 février 1936 et le 7 mai 1937 peut être perçue comme un moyen de se détourner momentanément de l’actualité et de faire un travail qui réponde à sa nature de romancier. Mais Giono ne s’éloigne pas réellement de sa lutte, car le roman a pour sujet un combat mené par les hommes (de Saint Jean en particulier) contre un cataclysme dévastateur. Il s’agit, pour les habitants, de faire face à une inondation causée par la rupture d’un glacier qui surplombe leurs villages. Le thème est donc symboliquement proche de celui de la lutte contre le fléau de la guerre. Certains détails qu’on trouve dans le roman ont une portée assez significative. Par exemple, l’image de l’ange « sauveur »  et « sauveteur » est récurrente. Le héros lutte contre un monstre, figuré une fois par le glacier menaçant et une autre fois par le taureau déchaîné. En mars 1936, Hitler vient justement d’occuper la Rhénanie et devient une véritable menace pour la paix. Il n’est pas sans raison que Giono fasse, comme on l’a noté plus haut, un rapprochement entre ce roman et L’Espoir de Malraux, le 27 février 1938 dans son Journal .

Un autre monstre qui occupe l’imaginaire de Giono à cet époque et qui a également un rapport avec le danger de la guerre, c’est Moby Dick, la baleine blanche du roman de Melville qu’il entreprend de traduire à partir de mai 1936 avec Lucien Jacques et Joan Smith.

En outre, Batailles dans la montagne et Le Poids du ciel ont ceci de commun qu’ils sont tous les deux très longs. Le premier est le roman le plus long de la période d’avant-guerre. Le deuxième est le plus long « Essai pacifiste ». Cet essai est écrit dans un style touffu et dense comme le roman. Il s’écarte de la concision que doit revêtir, en principe, la forme de l’essai. La rédaction de ces deux textes rompt ainsi avec le rythme des autres essais. C’est une sorte de « pause » pour l’auteur, un moment que l’auteur consacre à écrire de la manière qu’il préfère réellement.

Action politique proprement dite, rédaction des essais et du roman Batailles dans la montagne et traduction du roman de Melville forment en fait, à cette époque, un travail cohérent, qui relève de l’articulation de l’esthétique et de l’éthique chez Giono. Il s’agit, comme le remarque P. Citron‘, « non pas [de] dispersion mais [d’]unité profonde »’ 435.

Notes
432.

P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.267-268.

433.

A côé de cette vénération particulière qu’il voue à ses origines italiennes et qu’il ne cesse de proclamer dans ses romans, Giono ne cache pas bien sûr pendant cette période son opposition au fascisme en Italie. Mais une fois, il laisse éclater sa colère contre tous les Italiens. En effet, il écrit vers le début janvier 1935 dans son Journal un texte virulent contre eux. En voici un bref extrait : « Rendons-nous compte à la fin que les Italiens sont des sauvages. Et des lâches. On a l’habitude de faire le départ entre le chef de gouvernement et le pe u ple, je ne le fais pas. Si celui-là commande si atrocement c’est que celui-ci le permet. J’ai honte d’avoir du sang italien dans mes veines. Mon grand-père Antoine Giono a quitté l’Italie condamné à mort par cont u mace pour avoir conspiré contre les lâchetés de son époque. Pendant la guerre j’ai rencontré sur le front de Belfort des contingents italiens. J’aurais voulu avoir de l’estime pour ces hommes. Ils ne me l’ont pas pe r mis... » (VIII, 91).

434.

Par exemple, P. CITRON rapporte que Paulhan écrit le 27 mai 1937 à Giono que selon certains « Résurrection du pain » était d’inspiration nazie, Giono 1895-1970, Op. cit., p. 248.

435.

P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p. 255.