V. Le « donquichottisme »

Vers la fin de 1938, Giono est peut-être de plus en plus conscient du caractère incertain et précaire de son action. Bien qu’il continue à lutter‘, « il sait bien, au fond, qu’il livre une bataille perdue »’ 436. Ce qui met bien en valeur ce sentiment c’est peut-être le rapport qu’il cherche à établir entre son action et Don Quichotte 437. Il écrit le 18 novembre 1937 ‘: « Faire précéder chaque Message d’une citation de Don Quichotte »’ (VIII, 222). Pourquoi veut-il souligner un tel rapport entre une action politique et cette oeuvre littéraire?

Giono tente de prendre une position éthico-esthétique cohérente. Ce qu’il veut montrer c’est un problème qui touche à la signification et à la nature même de son action à cette époque. Commentant cette phrase de Giono, P. Citron pense que cette idée atteste que celui-ci ‘« mesurait la part de donquichottisme qui entrait dans son action pacifiste »’ 438. Mais quelle est cette part? Dans quel sens faut-il comprendre ce « donquichottisme »?

Giono a toujours eu une grande admiration pour Don Quichotte. Il se réfère à plusieurs reprises à cette oeuvre. Dans Le Poids du ciel , par exemple, nous avons déjà remarqué que l’auteur évoque cette oeuvre dans l’épisode de la description des rues de Marseille entre midi et quatorze heures. Le narrateur parle de deux volumes de Don Quichotte ouverts dans la devanture d’une librairie. Dans l’un on peut lire :

‘« Vous pourriez mouvoir plus de bras que ceux du géant Biarée, vous allez me le payer. Sur cela il se leva un peu de vent et les grandes ailes de ces moulins commencèrent à se mouvoir. » (VII, 445)’

Et dans l’autre :

‘« Je sors de cette vie avec le scrupule de lui avoir donné les folies en lumière. » (VII, 446)’

Pourquoi Giono a-t-il choisi de citer ces deux passages? Le choix n’est pas gratuit. Il y a probablement un rapport entre l’action de l’auteur et celle du personnage. Dans le premier passage, on peut remarquer surtout la détermination du héros et le défi qu’il lance à l’ennemi qui se trouve en face de lui, même si celui-ci ressemble au « géant Biarée ». Dans le deuxième, on peut noter une certaine réflexion du personnage sur la nature même de son action. L’expression « les folies en lumière » est assez significative.

Dans le Journal , en date du 6 mars 1939, Giono parle encore de Don Quichotte. Il compare le plaisir qu’il éprouve à l’écoute d’un morceau de musique de Monteverdi à celui de la lecture de cette oeuvre :

‘J’entends pour la première fois de la musique (voix humaines) de Claudio Monteverdi. Je suis bouleversé. C’est comme si je n’avais jamais lu ni l’Odyssée ni Don Qu i chotte et que je vienne de connaître leur existence. C’est formidable. » (VIII, 300)’

C’est le 20 septembre 1943, au début de son Journal de l’Occupation , que Giono précise davantage le rapport entre son action et le livre de Cervantès. On est en pleine guerre. L’espoir a désormais cédé la place à la désillusion. Giono parle de ses amis qui ont changé et qui, de pacifistes convaincus qu’ils étaient, sont devenus militaristes. C’est une époque où le sens de l’héroïsme a changé également, même pour les « chevaliers errants » et pour « Don Quichotte » :

‘Il y a évidemment une très grande séduction, dans notre monde moderne et machinal, à devenir brusquement le partisan d’une guerre de religion. Cela doit donner l’impression qu’on est malgré tout un être pensant. Et, après le sort qui a été fait à l’homme dans les années 30-40, cela doit être d’un seul coup si tonique qu’il est difficile de résister. Mais la quête de Graal faisait galoper les chevaliers errants dans une ligne droite. Même Don Quichotte marche droit. Aujourd’hui on dirait que le graal a éclaté et qu’ils en poursuivent tous des poussières dispersées de tous les côtés. Ils chargent à l’aveugle le nez en l’air, leur T.S.F. en croupe, assujettissant étroitement sur leur crâne des casques en papier journal. Ceux qui s’imaginent avoir l’armet le plus magique se sont coiffés de papiers secrets, de presse clandestine. Il n’y a plus aucune tête à l’air libre. Pour moi je considère qu’il m’importe surtout de ne pas être dupe. C’est à quoi paisiblement je m’efforce. Je connais le malheur profond de notre génération et des suivantes, j’ai essayé avec mes moyens d’apporter un petit remède. Je reconnais que je ne peux rien. Pas assez intelligent devant des problèmes trop grands, ou bien pas assez simple devant des problèmes si énormément simples qu’ils débordent les mathématiques mais je veux garder le droit de rire et de me soulager dans un mépris exactement appliqué. (VIII, 311-312)’

Qui est ce Don Quichotte qui a perdu toute illusion et qui désormais « marche droit »? S’agit-il de l’auteur lui-même? A la fin du passage, celui-ci exprime toute son amertume. Il ne veut plus être « dupe ». La seule action qui lui reste à faire c’est de « rire »; mais son rire relève désormais du « mépris ». C’est cette attitude distante et méfiante à l’égard des hommes qui sera marquante chez Giono. Dans ses oeuvres mêmes, il sera désormais question de personnages cruels et méchants.

Et c’est dans la suite de ce même passage, en parlant de Fragments d’un paradis , que Giono explique la signification qu’il donne à Don Quichotte, même si en ce moment la guerre a changé beaucoup de choses :

‘«Il faudrait que Fragments soit un adieu à la poétique (comme Don Quichotte est un adieu à la grandeur - et non pas une satire de la chevalerie. Quelle petitesse! Imaginer que Cervantès a voulu railler la chevalerie! et il finirait sa vie en écrivant (avec un soin extrême de la forme et de l’esprit) un roman de chevalerie! Non, il a voulu dire mélancoliquement (de la folie de Don Quichotte) adieu à la grandeur.) Il faudrait que Fra g ments soit un adieu à la poétique, au lyrisme, au « mensonge » sans lequel il n’y a pas d’art, je veux dire au subjectif. » (VIII, 313)’

L’auteur annonce ici un changement radical de sa conception littéraire : le renoncement au « lyrisme ». Mais le « mensonge », comme donnée esthétique, ne sera pas pour autant abandonnée dans son oeuvre future.

Pour Giono, Don Quichotte incarne donc une valeur positive et non une valeur négative, une « grandeur » et non une « satire ». C’est cette valeur positive qui est susceptible de traduire sa propre action. En effet, Giono a été pendant les années qui précédaient la guerre comme ce dernier chevalier qui combattait pour des valeurs nobles et grandes, tout en sachant que son action serait peut-être vaine. Dans Recherche de la pureté surtout, il insiste sur le combat solitaire. A ses yeux, le pacifiste est toujours seul. Seul à défier les forces du mal, tout comme le personnage de Cervantès. Et c’est ce déséquilibre des forces qui donne tout son mérite au combattant. Mais Giono a-t-il conscience que son action, comme celle de Don Quichotte, est parfois anachronique? Par exemple la solution qu’il propose pour l’instauration d’une société meilleure, et qui consiste en un retour à la civilisation paysanne d’avant l’ère industrielle, a un caractère passéiste et manque vraiment de réalisme. Mais c’est le côté positif qu’il faudrait retenir dans ce « donquichottisme » chez Giono. A ce niveau, Il y a toute une ressemblance entre l’action de l’auteur et celle du héros de Cervantès. C’est par exemple tout le caractère « épique » et « romantique » de cette action, qui apparaît à travers les essais. Action personnelle ou action attribuée aux personnages (aux paysans surtout).

En voici un autre exemple qui peut également illustrer d'une part l'admiration de Giono pour Don Quichotte, et d'autre part le rapport entre l’action pacifiste et celle du personnage de Cervantès. En 1938, après la crise de Munich, « au cours de laquelle la paysannerie n’a pas bougé  »439, Giono renonce à écrire Fêtes de la mort et projette d’écrire un autre texte qu’il intitule Fêtes. Parmi les personnages qu’il envisage de créer, il y a : « moi » et le « professeur ». A propos de ce dernier, il écrit dans son Journal le 24 novembre 1938 :

‘Par le personnage du professeur, ce livre pourrait être ce que mon ambition le voudrait comme le Don Quichotte des temps modernes, le "fou lumineux" dans ces temps sordides. (VIII, 289)’

Il compare donc le côté « fou lumineux » de ce personnage qu'il veut créer à celui de Don Quichotte. On reconnaît d’ailleurs la ressemblance entre cette expression et celle de Don Quichotte (« les folies en lumière ») dans le passage qu’il cite dans Le Poids du ciel . C’est donc essentiellement cet aspect du personnage qui attire l’auteur. Or il y aurait un rapprochement à faire entre ce personnage et Giono lui-même (qui, lui aussi, a, comme on l’a vu, quelque chose de Don Quichotte). P. Citron remarque très justement à ce propos : « Le personnage imaginé ici est un "fou lumineux", le Don Quichotte des temps modernes. C'est par là que Giono le nourrit de sa propre substance, et le rattache à un personnage comme Bobi de Que ma joie demeure , plus qu'aux autres fous inspirés qui voient "derrière l'air", Archias de Naissance de l'Odyssée, Janet de Colline (ivrogne aussi), Bourrache de Batailles dans la montagne . »440 Il y aurait donc ressemblance entre le personnage du professeur, Don Quichotte et Giono lui-même. Mais celui-ci a-t-il vraiment cherché à montrer cet aspect de sa personnalité à travers ce personnage d’un roman qu’il a voulu écrire? S’avoue-t-il, en lui-même, être un peu ce « fou lumineux » comme son personnage? On ne peut, en réalité, l’affirmer tout à fait, car le texte est demeuré à l’état de projet. Mais bien de signes attestent que l’auteur a un désir, plus ou moins conscient, de revendiquer pour lui-même ce caractère qu’il attribue au personnage.

Ainsi, Giono, qui a tendance parfois à agir comme les personnages de ses romans (rappelons qu’il le dit explicitement dans Les Vraies Richesses à propos de Bobi), est aussi séduit par le personnage de Cervantès, en ce qui concerne son action pacifiste. Tout semble avoir changé autour de lui, mais il continue à lutter. Il résiste aux changements qui semblent atteindre même certains de ses amis. L’auteur, comme le personnage de Cervantès, fait fi du « réel ». Ce qui importe c’est sa façon de voir le monde. C’est pourquoi, il va parfois à l’encontre des règles de la logique et de la raison. Comme Don Quichotte, mais aussi comme Bobi, Saint Jean, Langlois ou Angelo , Giono mène sa lutte personnelle. Certes, il est, autant que Giraudoux, Malraux ou Gide, conscient du contexte historique et des données de la réalité, mais il a sa propre manière de lutte et sa propre logique.

Pendant la guerre, Giono continuera à parler de Don Quichotte. Dans Triomphe de la vie (1942), le narrateur trouve dans le livre un moyen de fuir la médiocrité de la vie quotidienne à laquelle contribuent certains journaux. Il le porte sur lui comme une sorte d’objet fétiche qui le protège contre cette médiocrité. Car même si le personnage de Cervantès est un peu « fou », il l’est avec « générosité et grandeur », et c’est « la recherche de la ju s tice » qui peut justifier son comportement :

Il y a un livre qui est toujours ouvert sur ma table; et d’ailleurs, quand je pars je l’emporte chaque fois avec moi, et maintenant je l’ai là, dans la poche de ma veste. Si je ne me suis pas mis à le lire, c’est que je n’aime pas les attitudes méprisantes. Lire ici, dans cette ville, au milieu du volettement de suie de toutes ces âmes effarées, c’est vraiment une attitude, totalement dépourvue de pitié. [...] Mais le livre est dans ma poche. C’est Don Quichotte; l’histoire des hommes là-dehors.
Certes, s’il s’agissait d’être fou avec générosité et grandeur, je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis, mais il y a neuf chances sur dix pour que moi aussi je prenne d’emblée le plat à barbe pour un casque. Le désespoir de la recherche de la justice est tonique. Mais là dehors, ils ne sont des Don Quichotte que par le mauvais côté. Quand la queste du Saint-Graal c’est Paris-Soir, quoi faire? (VII, 685)

Dans son Journal de captivité à Saint-Vincent-Les-Forts, écrit entre le 24 octobre 1944 et le 17 janvier 1945441, Giono consacre une place importante à Don Quichotte. On y trouve pas moins de dix occurrences, soit au livre, soit au héros (en plus d’une seule mention du nom de Cervantès). Tout le texte est écrit sous le signe de ce livre. L’esprit Don Quichotte y est non seulement comme un signe distinctif de la pensée de l’auteur, mais aussi comme une ligne de conduite qu’il essaie de s’imposer à lui-même dans la situation où il se trouve: ‘« il faut lire ce que j’écris dans l’esprit du Quichotte »’ (p.53), note-t-il le 29 novembre 1944. Don Quichotte constitue pour Giono en ce moment, avec Verlaine, Baudelaire et Montaigne qu’il lit également, un remède aux conditions de vie qu’il mène dans cette prison. Pour faire face à la situation où il se trouve, ou bien simplement pour s’évader, il lit Don Quichotte, et il en est ‘« à la dixième lecture »’ (p.11), écrit-il le 11 novembre 1944. Une lecture sans relâche ‘: « je vais aujourd’hui passer ma journée à lire Don Quichotte au jour de ma meurtrière. »’ (p.15), note-t-il encore, le 13 novembre 1944. Ce livre devient comme une arme dont il se sert pour se défendre ou un refuge vers lequel il accourt pour se protéger. C’est ce que montre cette phrase écrite le 13 novembre 1944 ‘:  « A Don Quichotte mon vieux, vite à Don Quichotte! »’ (p.18). Mais Don Quichotte est aussi ce personnage auquel l’auteur aime se comparer, voire à s'identifier. Comment se comporter dans un univers où, à tout moment, peut surgir un danger, sinon de s’armer de courage, de dignité, comme le personnage de Cervantès. Giono affronte le danger de la mort, à l’intérieur de la prison, en soignant ses camarades malades dont certains sont atteints de maladies contagieuses et, à l’extérieur, en s’exposant à tout instant au risque d’être tué arbitrairement (lui ou sa famille d’ailleurs), car c’est le temps des règlements des comptes. Il est comme Don Quichotte dans un monde dépourvu de valeurs. Il lui faut une « pureté » exigeante ‘: « j’exige de moi une pureté sans aucune faiblesse » ’(p.24), écrit-il le 15 novembre 1944, pour pouvoir survivre et ne pas se laisser prendre par le désespoir, qui pousse certains de ses codétenus au suicide. Il lui faut garder sa dignité et chercher la « hauteur » et se garder de fuir « par en bas ». Il fait de ce sentiment une constante comme celle de Don Quichotte :

‘ ‘« Mais j’ai fait de ma vie la sujette de ce sentiment et ma fierté est d’être purement soumis à lui. Je ne me considère avec quelque joie que dans cette fidélité absolue et cette constance de Don Quichotte. Je ne m’en évaderai certainement pas par en bas. Mais si je souffre trop pourrais-je résister à la fuite en hauteur. » ’(p.25).’

Le 22 novembre 1944, il raconte une promenade qu’il fait à l’aube, malgré le froid, dans la cour de la prison. Un comportement qui ne peut s’expliquer qu’en rapport avec celui de Don Quichotte : ‘« Don Quichotte attardé dans le positivisme de l’époque. Tout y est; et aussi la cour de l’auberge où je me promène avant l’aube, mais ici, ce n’est pas Sancho qui est berné. Il est d’ailleurs logique que ce soit moi. »’ (p.40). « L’esprit Don Quichotte » et les valeurs positives que ce personnage incarne aux yeux de Giono s’opposent à ceux que symbolise Tartarin. Celui-ci est porteur des valeurs dont se réclament ceux qui tuent arbitrairement, ceux dont l’esprit est bas et mesquin, et qui aiment ressembler à certaines personnalités qu'ils voient sur les écrans. Giono écrit le 5 décembre 1944 :

‘Tartarin déchaîné. Tueries sans aucun risque. Pratique : on se sent quelqu’un sans avoir vraiment besoin de l’être. Inoculation massive d’écrans où circulent les malabars. On a été pendant longtemps assis sur des fauteuils dans les ténèbres pendant que sur une toile illuminée bougeaient les gestes énormes d’hommes qu’on aurait désiré être. A côté, on sentait la petite foule qui tressaillait aux exploits et on n’était qu’un péquenot dans l’ombre. On tartarinait et brusquement il est possible de tartariner sans risque, alors à quoi bon se gêner. Où prendraient-ils le frein, l’ordre est venu d’en haut. A quel besoin de grandeur? (p.66)’

Cette opposition entre Don Quichotte et Tartarin de Tarascon rappelle un peu celle que avons relevée dans Virgile entre les valeurs qu’incarne, aux yeux de Giono, Robinson Cr u soë et celles qu’incarne L’Ile mystérieuse.

Comme d’autres personnages que Giono aime particulièrement, tels que Robinson Crusoë (p.47) ou Fabrice del Dongo (p.73) et qu’il évoque dans ce Journal , Don Quichotte incarne donc un idéal auquel l’auteur cherche à s’accrocher pour faire face au désespoir, à l’impureté et à la mort. C’est aussi le symbole d’un combat qu’il mène contre les fausses valeurs, contre la bassesse morale de certains et contre le désespoir qui l’assaille de toutes parts à ce moment de sa vie. C’est, enfin, le symbole d’une éthique que Giono n’a pas cessé de défendre avant et pendant la guerre.

Notes
436.

P. CITRON, « Notice » sur Letttres aux paysans, Op. cit., VII, 1169.

437.

Giono a toujours eu de l’admiration pour Don Quichotte, au point qu’en 1965, répondant à une question que lui pose Jean Carrière sur le livre qu’il emporterait sur une île déserte s’il n’avait droit qu’à un seul, il dit : « j’emporterai alors simplement Don Quichotte ». Jean CARRIERE, Jean Giono. Qui suis-je?, Op. cit., p.111. Sur cette question voir aussi P. CITRON, « Préface » aux Récits et Essais, t. VII, p.XXI

438.

P. CITRON « Notes et variantes sur le Journal (1935-1939) », note n°1 de la p.222.

439.

P. CITRON, « Notes et variantes » sur le Journal , Op. cit., note n°5 de la p.277.

440.

Op. cit., note n°2 de la p. 282.

441.

Texte publié dans le Bulletin n°44, Automne-hiver 1995, p.9-87