Conclusion de la deuxième partie

L’examen des « Essais pacifistes », écrits entre 1934 et 1939, permet de remarquer que ces textes posent deux problématiques essentielles et très liées. La première concerne Giono engagé dans la lutte durant ces années d’avant-guerre. La deuxième est en rapport avec la forme d’écriture qu’il choisit et qui se présente à la fois comme une forme d’action et comme une esthétique. Autrement dit, Giono abandonne le roman pour l’essai, à une exception près, comme on l’a vu, mais il tente dans ces essais de définir à la fois une éthique, propre à son engagement et une esthétique, où la notion du « sujet » est essentielle.

On a vu également que durant ces années, la position de Giono s’inscrit, d’une part, dans la lutte générale que mènent les intellectuels de l’époque, et que d’autre part, elle s’en écarte pour des raisons de principe qui se résument dans son pacifisme intransigeant et sans compromis et également pour des raisons d’ordre esthétique.

Giono est sincère dans son engagement, qui est dépourvu de tout calcul politique ou d’intérêt. Il a très souvent une vision lucide et claire du déroulement des événements et du comportement des hommes. Mais, quelquefois, on peut déceler chez lui, dans certains essais, des positions qui se distinguent par un aspect presque irrationnel, sinon par un certain anachronisme. La plus importante est sans doute celle, en contradiction avec son pacifisme, qui consiste à croire, jusqu’en 1938, en une insurrection violente de la part des paysans. D’autre part, si sa défense de la nature fait de lui un véritable précurseur des mouvements écologistes (mot qui ne naîtra que trente ans plus tard), en revanche, son appel au retour à la terre, idée qui sera d’ailleurs récupérée par la politique pétainiste, et le rejet de l’argent dans les échanges au sein de la société paysanne autarcique qu’il préconise, font de lui un passéiste dont les idées sont anachroniques par rapport à l’époque.

D’autre part, tout en gardant une position pacifiste inchangée jusqu’à la guerre, son action se poursuit pour autant selon plusieurs voies, parfois contradictoires. Par exemple, d’une part il rompt avec les communistes, et d’autre part, au début de 1938, il adhère à la F.I.A.R., mouvement d’inspiration trotskiste. Toutefois il n’est membre d’aucun parti, sans doute pour préserver son indépendance. En effet, tout en menant une action comme les autres, et tout en partageant avec eux certaines idées (comme Alain et Gide), il ne cesse d’être libre dans ses prises de position et ne reçoit d’ordre de personne. Giono marque sûrement cette période. Ses positions ne sont pas inconnues. Sa popularité est sans doute grande. Mais, il ne prétend pas jouer le rôle de guide ou de prophète. Il récuse toute idée de « suivisme ». Son engagement est un engagement libre et individuel, car il ne veut entraîner personne dans les décisions qu’il prend. Chacun est libre, selon sa propre expression, de « faire son com p te ».

Les « Essais pacifistes » posent également une problématique qui est en rapport avec l’écriture.

S’appuyant sur une idée de Nietzsche selon laquelle que ‘« la vie ne nous est donnée que pour que nous en fassions quelque chose dans le genre de l’art »,’ Jean Decottignies pense que dans les « Chroniques » de Giono ‘« toute réflexion sur l’existence repose sur un postulat esthétique »’ 445. Autrement dit, cette « réflexion » est plus ou moins déterminée, et en même temps imprégnée, par un a priori d’ordre esthétique (culture, goût, tendance littéraire, etc.) chez l’écrivain. Celui-ci ne peut pas ne pas tenir compte de cet arrière-fond esthétique. Le référent c’est le réel mêlé à cette part de lui-même. A notre avis, cette idée s’appliquerait également, dans une large mesure, aux « Essais pacifistes ». On a vu que très souvent, Giono porte sur les événements un regard de poète, c’est-à-dire de celui qui invente une réalité « à côté » de celle qui existe. Si la rédaction de ces textes est très souvent liée à des événements précis, leur contenu, en revanche, présente une articulation très caractéristique de l’éthique et de l’esthétique. Parfois même la dimension romanesque qu’il donne à certains essais, ainsi que les références littéraires, bibliques, mythologiques, ou picturales accentuent la tendance à privilégier l’esthétique par rapport à l’éthique. Dans Lettre aux paysans, qui est pourtant un« Message » destinés à un public assez large et écrit dans un langage simple et facilement accessible, le dernier passage rompt un peu avec le reste dans la mesure où c’est un développement en marge de la Bible. La dernière phrase‘, « L’intelligence est de se retirer du mal » ’(VIII, 598), est une citation biblique446.

Parler de politique, en essayant en même temps d’accorder une place de choix à l’esthétique, peut à première vue paraître comme une tâche impossible, sinon contradictoire, car il s’agit de deux domaines différents et inconciliables parce qu’ils impliquent deux discours différents. Mais la manière dont ces discours s’articulent permet de surmonter cette contradiction. Pour Giono le discours sur la politique est en même temps un discours d’ordre esthétique.

Cette esthétique tire sa nature et sa fonction de Giono lui-même, comme personne et comme écrivain et créateur. Le discours sur le pacifisme est essentiellement un discours sur le pacifiste, qui est Giono lui-même en tant que personne, avec tous ses problèmes personnels, comme les souvenirs de la guerre de 14 qui le hantent. L’évocation de Don Quichotte est un exemple qui permet de faire de l’éthique une esthétique. Ce personnage littéraire est le symbole même de l’action de Giono : comme lui, il est un défenseur des valeurs humaines nobles, mais son action n’est pas parfois dépourvue d’idéalisme et d’utopie.

Ces essais sont donc aussi une sorte d’écriture du « moi ». Mais un « moi » pris dans ses rapports avec des problèmes d’ordre politique et humain à une époque difficile, où l’homme est menacé dans son être. A la différence des autres textes, les « Essais pacifistes » soulèvent des problèmes à la fois d’ordre personnel et collectif. Il s’agit, en outre, pour Giono, de parler d’une réalité dont il ne connaît pas l’issue au moment où il écrit. Elle se présente à lui au jour le jour avec tous ses changements inattendus et imprévus. Il la vit et l’écrit au présent, même s’il se réfère parfois au passé pour parler de sa hantise de la guerre et de son expérience qui a laissé en lui des séquelles inoubliables.

Ces essais associent donc le drame personnel au drame collectif. Ils présentent des caractéristiques particulières de l’écriture du « sujet », qui sont un peu différentes de celles qu’on a examinées dans les textes à tendances autobiographiques. En effet, l’auteur y adopte la position du « sujet  », à la fois comme corps souffrant et comme sujet imaginant et créant. Il est en même temps sujet et matière de ses textes. Sujet et objet de sa propre parole.

Mais les « Essais pacifistes », comme les textes à tendance autobiographique, ne relèvent pas d’un genre littéraire pur. Ils combinent plusieurs genres à la fois. C’est l’une des données constantes de la création chez Giono.

Outre les problèmes liés à l’époque et à l’engagement de Giono, ces essais posent, d’une manière particulière, le problème général des rapports du sujet et de la création. Problème que nous examinerons en détail dans la partie suivante.

Notes
445.

J. DECOTTIGNIES, « Le système des grosses têtes », in Ecritures ironiques, Presses Universitaires de Lille, 1988, p. 104.

446.

Sur cette question, voir P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p. 293.