Troisième partie
« Portrait de l'artiste par lui-même »
et création romanesque

Les oeuvres, quelles qu’elles soient, ont purement et simplement des noms d’hommes pour titre. Il n’ y a pas d’oeuvres objectives.
(Virgile , III, 1034)

Introduction de la troisième partie

Dans les deux parties précédentes, nous avons vu la représentation du « moi » à travers deux types de textes qui sont différents l’un de l’autre mais qui ont ceci de commun qu’ils renvoient, tous les deux, à la vie de l’auteur, ou à une période bien déterminée de sa vie (l’enfance et l’adolescence pour les textes à tendance autobiographique et la période de 1935 à 1939 pour les essais dits « pacifistes »). Mais nous nous sommes aperçus que dans les deux types de textes, l’auteur s’éloigne très souvent du simple récit de sa vie pour présenter un univers inventé. Il lui arrive, parfois, de donner de lui-même et de son action une représentation sans rapport direct avec la réalité. Les dimensions diverses qu’il donne à son « moi » (poétique, romanesque, voire mythique) prennent une importance considérable aussi bien dans les textes comme Jean le Bleu ou Virgile , que dans certains passages des « Essais pacifistes ».

Ce désir constant de parler de lui-même et de donner de son « moi » une représentation toujours renouvelée, à chaque fois différente, mais jamais « achevée », témoigne chez l’auteur de la volonté d’inscrire ses textes, même ceux qui, a priori, ne s’y prêtent pas, dans ce projet, plus vaste et plus global, qui couvrirait la totalité de son oeuvre, et qu’il appelle ‘le « portrait de l’artiste par lui-même ».’

Rappelons à cet effet le point de vue de l’auteur que nous avons évoqué au début de cette étude. Celui-ci dit (dans ses Entretiens avec Amrouche) avoir toujours voulu faire sa « biographie » et que son travail consiste à faire des « autoportraits ». Il écrit par ailleurs, dans Noé , que ‘« quoi qu’on fasse, c’est toujours le portrait de l’artiste par lui-même qu’on fait ».’ L’association de la « biographie », de l’« autoportrait » et du « portrait de l’artiste par lui-même » constitue, ainsi, l’objectif et en même temps la matière de sa création, puisqu’il ne cesse d’oeuvrer dans ce sens dans toute son oeuvre, y compris les textes de fiction.

En effet, l’univers fictif des personnages offre des figures variées et multiples de l’« artiste ». Figures qui doublent plus ou moins, et à des degrés divers, parfois en « négatif », dirait Giono, le « moi » de l’auteur. Certains aspects de la vie des personnages, ou leurs préoccupations, sont la transposition, parfois à peine voilée, de ceux de leur créateur. Que ce soit des personnages mythologiques, comme Ulysse, ou réels, comme Melville et Virgile (mais il est vrai que Giono réinvente ces personnages en leur donnant des traits tout nouveaux), ou des personnages purement fictifs de ses romans, ils contribuent tous, chacun à sa façon, à ce « portrait de l’artiste » qu’il cherche à faire. La plupart de ces personnages sont des « artistes », dans leur façon d’être, ou dans leur façon d’appréhender le monde.

En outre, beaucoup d’entre eux mettent en valeur, par certains de leurs caractères ou leur vie, des problèmes relatifs à la « création » artistique et littéraire propres à Giono (comme le « mensonge » créateur, l’invention d’un monde personnel chez l’artiste, le pouvoir poétique de la parole, la tricherie, etc.).

Il n’est pas nécessaire que ces textes soient écrits à la première personne pour qu’ils reflètent certains aspects du « moi » de l’« artiste » et donc ceux du créateur lui-même. L’actualité des sujets que Giono évoque dans ces textes n’est pas non plus une condition obligatoire. Certains de ces textes évoquent une histoire passée, souvent éloignée de l’époque de l’auteur (c’est le cas de beaucoup de « chroniques » dont l’action se situe au XIXe siècle), mais mettent en scène certaines figures de l’ « artiste » qui peuvent avoir un certain rapport avec le « moi » de celui-ci.

Mais si le « portrait de l’artiste par lui-même » demeure la finalité de l’écriture, selon Giono lui-même, et s’il constitue une manière de se représenter soi-même, il ne revêt pas un aspect uniforme ou homogène dans l’oeuvre. C’est un portrait aux multiples facettes dont l’apparition est tributaire d’un certain nombre de facteurs liés à l’écriture. Le changement varie par exemple selon les préoccupations, littéraires, philosophiques ou autres, de l’auteur au moment de la rédaction de ses oeuvres, selon le genre du texte en question, selon l’histoire racontée ou les thèmes qui y sont évoqués.

L’étude de certains textes dans la perspective du « portrait de l’artiste par lui-même » permettra, à notre avis, de mieux cerner le « moi » ambigu et complexe de l’auteur, que presque tous ces textes mettent, directement ou indirectement, en valeur. Un  « moi » qui n’est pas seulement celui de Giono en tant qu’individu mais aussi, et surtout, en tant que créateur.

Dans le chapitre premier, nous nous proposerons d’examiner cette notion de « portrait » sur laquelle Giono semble vouloir faire reposer toute son oeuvre. Il s’agit de définir d’abord le « portrait de l’artiste par lui-même » par rapport à la notion traditionnelle d’autoportrait. Puis de chercher à comprendre comment ce « portrait » qui est censé être unique, puisqu’il renvoie en définitive à celui de l’auteur, se démultiplie dans l’oeuvre en de nombreux portraits d’artistes. Unité et diversification caractérisent à la fois ce « portrait ».

D’autre part, nous tenterons de montrer comment, à cause de la multiplication des figures d’artiste et de l’évocation de toutes les formes de l’art (musique, chants, peinture, poésie), l’oeuvre semble avoir essentiellement pour matière l’art et les artistes. Ceci vient du fait que l’auteur donne à la notion d’« artiste » un sens large et ouvert. Ce terme d’artiste ne désigne pas seulement les poètes, les musiciens ou les peintres, il désigne également, on le verra, d’autres personnages qui ont d’autres qualités.

Grâce à cette perspective du « portrait de l’artiste par lui-même », que Giono lui-même nous offre comme « clef » pour comprendre son oeuvre, nous toucherons, peut-être, à quelque chose d’essentiel dans le problème de la création chez cet écrivain. L’univers romanesque, ainsi que les personnages qu’il y place ne sont pas tellement les éléments d’une réalité extérieure, mais des éléments rattachés à la vision de leur créateur, à ses rêves, voire à ses fantasmes. L’univers de Giono est un univers qui est peuplé de figures d’« artiste», et qui est créé par l’« artiste » (en l’occurrence le « poète », titre que Giono se flatte de se donner et qu’il attribue souvent au narrateur dans ses textes) qui appréhende le monde à sa façon. Il n’est pas étonnant alors que nous nous retrouvions face à un univers qui perd assez souvent ses contours habituels et face à des personnages qui sortent des sentiers battus. Si cet univers prend parfois des dimensions démesurées ou s’il échappe aux lois communes de la vraisemblance, c’est parce qu’il apparaît à travers la vision du poète.

Dans le deuxième chapitre, nous étudierons, à travers des textes très différents, et surtout très éloignés dans le temps les uns des autres, la problématique de la création chez Giono en général. De Naissance de L’Odyssée aux Grands Chemins , en passant par Pour Saluer Melville et Noé , l’auteur ne cesse de poser, par différentes voies, cette problématique. Tous ces textes, et beaucoup d’autres encore, mettent, en effet, en valeur le processus de la création. Nous verrons, par exemple, que dans Naissance de L’Odyssée, Ulysse parvient, grâce à la magie de la parole, à créer, une image différente de lui-même et à faire un récit légendaire de son action. Bref, il parvient à créer un mythe de lui-même. Il substitue ainsi au monde réel un monde inventé. Il remplace la « vérité » par le « mensonge ». Dans Pour Saluer Melville, Melville crée, à son tour, grâce à la parole poétique, un monde plus beau que le monde réel. Il parvient non seulement à imbriquer ces deux mondes l’un dans l’autre mais aussi à faire partager cette expérience poétique à son amie Adelina White. Dans Noé, le processus de la création prend une toute autre ampleur. Cette fois-ci c’est le romancier qui est présenté en situation de création. Les mots, les images et les personnages (nouveaux ou rencontrés dans d’autres textes de l’auteur) envahissent l’univers du créateur et le submergent, au point qu’il tente de les capter tous en même temps. D’où les innombrables récits qui s’enchevêtrent, se succèdent et se superposent dans ce texte. C’est une autre expérience de la création qui est donc rendue. Dans Les Grands Chemins, la métaphore du « jeu » (l’histoire racontée étant celle d’un joueur qui triche aux cartes), tout comme celle du « mensonge » chez Ulysse, sert à montrer encore, mais sous un angle différent, le processus de la création. Celle-ci est présentée comme un jeu fascinant, divertissant, qui demande beaucoup d’adresse et de virtuosité, mais c’est aussi un jeu à grand risque, car le joueur, qui est artiste et créateur, mais aussi tricheur, peut risquer gros, en jouant sa vie (de créateur).

Cette problématique apparaît à travers toute l’oeuvre de Giono, mais à des degrés très divers dans les textes. C’est ce qui nous amènera, dans le troisième chapitre, à examiner le problème de l’écriture, de ses changements et de ses constantes, à travers l’étude de ce qu’on appelle traditionnellement les « manières » chez Giono. Nous tenterons de voir en quoi consiste la mutation chez Giono, ses causes et ses conséquences, en mettant notamment en évidence la nouveauté qu’apporte la deuxième « manière » par rapport à la première. Nous verrons que le changement touche aussi bien le contenu que la forme. Concernant le premier aspect, l’analyse du Moulin de Pologne , par exemple, permettra de voir certains problèmes essentiels (thèmes, caractères, personnages...) sur lesquels repose le récit dans la deuxième manière. En ce qui concerne la forme, la variété des textes, l’évolution de l’écriture chez Giono, le grand nombre de personnages, leur richesse et leurs différences impliquent sans doute la mise en place de procédures narratives diverses qui, d’ailleurs, permettent de mieux souligner la particularité de chaque oeuvre. Nous examinerons donc certaines stratégies narratives, en nous appuyant particulièrement sur celles qui sont mises en place dans Un Roi sans divertissement et L’Iris de Suse . Mais auparavant, nous essayerons de définir certaines nouvelles conceptions esthétiques de Giono qui ont présidé à de tels changements. Par exemple, pour l’auteur, le changement de « manière » est aussi un changement dans la conception de l’homme et sa place dans le monde. Pour une nouvelle « manière », il faut un nouvel homme.

Mais la deuxième « manière », même si elle est différente, sur plusieurs points, de la première, n’est pas en rupture avec celle-ci. Nous tenterons de mettre en évidence les différents éléments de cette continuité. Les constantes sont, en effet, nombreuses. Les plus importantes se trouvent dans les rapports internes entre les différentes parties de l’oeuvre. Ce sont des rapports de « transtextualité » (pour reprendre le terme utilisé par Genette), qui sont faits de reprises, de renvois, de correspondances, etc. Ces rapports entre les textes de différentes époques permettent de considérer l’oeuvre comme un tout cohérent, avec toutefois des changements qu’exige l’évolution même que connaît l’auteur au cours d’une carrière qui s’étend sur plus d’un demi-siècle.

Ce sont ces différents problèmes en rapport avec le créateur ( mis en valeur par la question du « portrait de l’artiste par lui-même ») et avec sa création (montrés à travers les avatars de l’écriture) que nous nous proposerons d’analyser dans cette partie. Il s’agira donc d’un travail qui considérera l’oeuvre dans sa totalité. Il se fera sur deux plans. D’une part, sur un plan synchronique, c’est-à-dire à travers certains textes qui nous semblent les plus marquants (nous n’omettrons pas d’évoquer, quand c’est nécessaire, d’autres textes) et qui mettent particulièrement en valeur cette problématique essentielle de la création chez Giono. D’autre part, sur un plan diachronique, nous chercherons à établir les différents rapports (de ressemblance et de dissemblance) entre les différentes parties de l’oeuvre, en mettant en évidence les changements qui marquent l’écriture chez Giono.