Si l’on admet l’idée que Giono a toujours cherché à faire le « portrait de l’artiste par lui-même », et que ce « portrait de l’artiste » est en fait un « autoportrait », on pourrait se poser certaines questions : comment et dans quelle(s) mesure(s) peut-on considérer les figures de l’artiste, qui sont nombreuses dans l’oeuvre de Giono et qui varient d’un texte à l’autre, comme des doubles, des substituts, des extensions ou des relais du « moi » de l’auteur? Comment pour celui-ci ces différents personnages peuvent-ils constituer tous des « représentations » de soi-même alors que l’unité du « moi » risque dans ce cas de disparaître? Par ailleurs, certains personnages présentent des traits très différents, voire opposés à ceux de l’auteur. Comment alors admettre que celui-ci puisse se projeter dans des personnages qui n’ont apparemment pas de point commun avec lui? Car Giono semble parfois pousser l’identification un peu loin. Par exemple, dans « Le schéma du dernier chapitre de Que ma joie demeure », Giono écrit notamment :
‘Je suis à la fois Bobi, Marthe, Jourdan, Mademoiselle Aurore et même ce fou qui tirait à coups de fusils sur celles qu’il aimait. (VII, Variante a, p.159)’Giono a toujours admis ce rapport « intime » avec ses personnages et avec leur univers. Il « assume plus ouvertement qu’il n’est coutume la condition de tout créateur en proclamant qu’il est lui-même la matière de sa création en même temps que son agent »447. On peut reconnaître dans cette identification avec les personnages et leur monde des « accents flaubertiens »448. Et il n’est pas étonnant qu’il se projette dans des personnages dont le caractère est parfois très différent du sien. Il n'y a pas que les personnages qui ont plus ou moins certains rapport avec lui-même, il y a également le monde naturel auquel il se mêle, comme le souligne le début de M a nosque-des-Plateaux :
‘Avec mes joies, avec mes peines, j'ai mâché des quignons de ma terre; et maintenant, la ligne où se fait le juste départ, la ligne au-delà de laquelle je cesse d'être moi pour devenir houle ondulée des collines, la ligne est cachée sous la frondaison de mes veines et de mes artères, dans les branchages de mes muscles, dans l'herbe de mon sang, dans ce grand sang vert qui bout sous la toison des olivaies et sous le poil de ma poitrine. (VII, 17)’Mais c’est la manière dont le « portrait de l’artiste par lui-même » est mis en scène dans chaque texte qui change, en fonction des préoccupations (surtout d’ordre littéraire et esthétique) de l’auteur au moment où il écrit son texte. Ainsi, le personnage d’Ulysse de Nai s sance de l’Odyssée semble incarner certains traits de l’« artiste » qui sont différents de ceux qu’incarnent les personnages de Colline , d’Un roi sans divertissement ou du « Cycle du Hussard ». Même s’il y a des traits constants qu’on peut retrouver chez les différents personnages, il y en d’autres qui varient d’un texte à l’autre.
En essayant de définir ce qu ’est un artiste pour Giono, nous tenterons de voir comment le « portrait de l’artiste » se démultiplie en fait en une infinie variété de « portraits », qui sont des représentations du « moi » de l’auteur et qui couvrent toute l’oeuvre de Giono. Dans ce chapitre, nous essayerons d’abord de préciser, tant soit peu, les rapports de l'autoportrait et du « portrait de l’artiste », nous verrons ensuite comment la matière que compose le texte de Giono trouve sa source essentiellement dans l’art (musique, peinture et poésie). Art conçu à la fois comme référent mais également comme principe de l’imaginaire et de l’écriture même chez Giono.
M. SACOTTE, « Notice » sur Les Vraies r i chesses, VII, 994.
Ibid.