I. Image de l’écrivain / image de l’artiste : autoportrait et portrait

Notons de prime abord que Giono assimile le « portrait de l’artiste par lui-même » à l’« autoportrait ». On a vu, par ailleurs qu’il associe en quelque sorte « (auto)biographie » et « autoportrait », puisque, pour lui, faire son « autoportrait » consiste à faire sa « biographie ». Cependant, nous savons qu’il existe une différence entre les deux genres‘. « La biographie n’est pas un portrait, écrit Starobinski, si on peut la tenir pour un portrait, elle y introduit la durée et le mouvement. Le récit doit couvrir une suite temporelle suffisante pour qu’apparaisse le tracé d’une vie. »’ 449. La différence fondamentale entre les deux réside donc dans le fait que l’un revêt un aspect statique et que l’autre, au contraire, se caractérise par un aspect dynamique. Le portrait est en général quelque chose de figé et qui ne comporte pas de durée. La biographie - ou l’autobiographie -, en revanche, se place sur un axe temporel puisqu’elle suppose le récit d’une vie, où il y a « précisément narration et non description »450.

Mais chez Giono, le « portrait de l’artiste par lui-même» (ou l’« autoportrait ») est apparemment quelque chose de dynamique lui aussi. Il comporte un élément, la durée, qui n’appartient en principe qu’à l’autobiographie. En effet, dans la perspective de Giono, ce « portrait » n’est pas figé ni fait une fois pour toute; il est en perpétuelle construction. Il est constamment enrichi et complété au fil des oeuvres. Chacune d’entre elles apporte une touche nouvelle qui est rajoutée à la précédente et qui en fait ressortir davantage certains traits. Ainsi, le « portrait » est quelque chose d’ouvert mais n’est nullement achevé. ‘« C’est, dit-il dans ses Entretiens avec Amrouche, un portrait fragmentaire dans lequel on essaie, parfois vainement, de donner un trait plus pur, de donner un trait plus exact. » ’(Ent., 201)

Par ailleurs, on peut dire qu’a priori l’autobiographie s’oppose à l’« autoportrait » dans la mesure où elle est rétrospective, alors que celui-ci est prospectif, toujours à construire. Il est composé des caractéristiques qui existent déjà mais aussi de celles qui existeront. Dans ce sens, il s’agit d’une quête, qui est tournée vers l’avenir, et qu’il faut constamment compléter par de nouvelles données, par des « touches » (Ent., p.128). Cet « autoportrait » ne peut alors être « achevé » qu’avec le dernier mot que l’auteur écrit. Il couvrirait donc un champ plus large que celui de l’autobiographie. Les souvenirs, par exemple, n’en constituent qu’un aspect parmi d’autres. En effet, il se compose d’éléments qu’on peut qualifier de constants et d’immuables de la vie de l’auteur, auxquels s’ajoutent des éléments nouveaux qui dépendent de l’oeuvre que l’auteur écrit à chaque fois et qui concernent, par exemple, les différents rôles qu’il s’attribue dans le texte, c’est-à-dire le rôle de poète, de créateur et d’artiste.

Ce que Giono cherche, peut-être, à faire, aussi bien dans les textes où il évoque sa vie que dans les fictions, c’est la « construction » (et pas seulement la « reconstitution ») d’un « moi ». Celui-ci n’est pas nécessairement conforme à une image toute faite qui est déjà achevée à une époque déterminée, mais correspond plutôt à une image idéale qui est toujours en train de se faire. Pour Giono, le retour même sur le passé n’a pas tellement pour but la « recherche d’un temps perdu », totalement coupé du présent : ce retour vise plutôt à la construction de cet « autoportrait » dont les « fragments » sont disséminés tout le long d’une vie. Le rôle du créateur n’est pas seulement d’en recoller les morceaux déjà existants mais d’en chercher d’autres et de les y rajouter. Le destin de l’individu - et en l’occurrence celui de l’artiste -, n’est pas quelque chose de clos et d’achevé, mais quelque chose qu’il faut que lui-même réinvente continuellement. Ce qui fait que l’écriture de Giono (dont le but est de construire cet « autoportrait ») n’accomplit pas seulement un retour sur le passé révolu, mais se trouve constamment orientée vers l’avenir. L’« autoportrait » est une quête qui se prolonge sans cesse dans l’avenir, tout en ayant un rapport avec le moment présent de l’écriture, et non pas seulement la reconquête du passé.

Ainsi, chez Giono, l’« autoportrait» peut être considéré comme un projet d’écriture qui englobe l'autobiographie elle-même et la dépasse par bien de côtés, car il inclut aussi bien la vie de l’homme que sa création. Il y a même lieu de se demander si dans ses textes à tendance autobiographique l’auteur ne procède pas comme dans un autoportrait, dans la mesure où il revient plusieurs fois sur des faits précis de sa vie, tout en apportant à chaque fois des variantes, comme s’il voulait par là ajouter une touche nouvelle, apporter un autre éclairage, accentuer une forme ou mettre en relief une couleur (pour reprendre justement un vocabulaire propre au domaine pictural). Dans chaque oeuvre, une part de soi-même est représentée à travers le « portrait » d’un artiste.

Selon Giono, le « portrait de l’artiste », autrement dit son autoportrait, ne se trouve pas seulement dans les textes qui ont trait à sa vie personnelle, mais il se trouve également dans les fictions. C’est ce qu’il évoque dans sa « préface aux chroniques romanesques » en 1962, en parlant du « plan général » des livres qu’il a écrits et de ceux qu’il compte écrire :

‘[...] j’avais placé dans les premiers numéros du plan général un livre comme Noé , où l’écrivain lui-même est le héros, et vers la fin, plusieurs petits ouvrages : Fragments d’un délice, Fragments d’un paradis (non encore publiés), où, au contraire, il disparaissait entièrement dans la création livrée brute, presque anonyme, composant malgré tout (puisqu’on ne peut pas y échapper) le « portrait de l’artiste par lui-même », mais cette fois en négatif, négatif qui est le contraire du négatif photographique. Je m’explique en quelques mots : exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant l’objet, c’est le positif, ou bien en décrivant tout, sauf l’objet, et il apparaît dans ce qui manque, c’est le négatif. (III, 1277-1278)’

Le « portrait de l’artiste », quel que soit l’aspect qu’il prend (le « positif » ou le « négatif »), existe donc, selon Giono, dans tous les textes. C’est seulement le mode d’apparition qui change à chaque fois. A propos même de ses Entretiens avec Amrouche, il dit faire le « portrait de l’artiste » :

‘Je suis en train, depuis le début de ces entretiens de faire le portrait de l’artiste par lui-même. Je fais mon portrait, j’essaie de donner des touches justes. (Ent., 128)’

En effet, Giono parle assez souvent de ce « portrait de l’artiste ». En plus des textes déjà cités, on peut encore évoquer ces deux qui suivent et qui sont en fait comme des variantes. Le premier :

‘Quoi qu’il fasse, il fera toujours son portrait. Et c’est seulement parce qu’il fait son portrait que les signes qu’il a inventés et l’ordre dans lequel ils nous parviennent forment un langage compréhensible.451

Le deuxième est extrait de son Journal écrit en prison à Saint Vincent-Les-Forts. Il écrit le 24 novembre 1944 :

‘C’est en réalité mon portrait que je fais. On est toujours son personnage principal. Je ne dissimule ni laideurs ni glorioles, ayant peu de vergogne d’être accusé de fatuité ou d’imbécillité. Je me montre tel que je suis, minute par minute, avec les sautes d’humeur et de pensée. Cela me sert en tout cas d’armature à cette vie de mollusque et de mort qu’on mène ici.452

Le 17 janvier 1945, il écrit également, à la fin de ce Journal : ‘« Ai acheté un carnet ridicule sur lequel je vais continuer à écrire ce portrait. »’ 453

Certes, ce que Giono dit ici est d’abord en rapport direct avec le contexte où il l’écrit (l’écriture étant une manière de s’évader, voir d’échapper à la mort), mais ce texte peut aussi avoir une portée plus générale, propre à son écriture même.

Notes
449.

Jean STAROBINSKI, « Le style de l’autobiographie », Op. cit., p.257. Pour Philippe LEJEUNE, également, l’autoportrait ne remplit pas toutes les conditions de l’autobiographie puisque, au plan de la « forme du langage », l’autoportrait n’est pas un « récit » et au plan de la « position narrative », il n’est pas un récit « rétrospectif », Le pacte a u tobiographique, Op. cit., p.14.

450.

Jean STAROBINSKI, Ibid.

451.

« De l’insolite rapproché - la peinture et la technique », Le Dauphiné libéré, 1er février 1970, p.3. Cité par Roland BOURNEUF dans « Giono et la peinture », La Revue des Lettres Modernes (Jean Giono 3), n°s 468-473, 1976, Lettres Modernes, Minard, p.173. L’auteur de l’article remarque dans une note (note n°9) que « Giono reproduit ici une formule qu’il a trouvée dans The Way of All Flesh de Butler, comme l’atteste une lettre de février 1943. »

452.

« Portrait de l’artiste par lui-même », Bulletin n° 44, 1995, p.46.

453.

Op. cit., p.86.