I. A. Le « portrait de l’artiste » et le problème de l’unité du « moi »

Le problème qui se pose c’est qu’en cherchant à faire son « autoportrait » à travers des oeuvres qui ne sont pas nécessairement autobiographiques, l’auteur risque de voir l’image de son « moi » se diluer et disparaître au profit de la figure (ou plutôt des multiples figures) de l’artiste. Même si, d’une certaine façon, certains personnages de Giono proposent un portrait plus ou moins accompli de l’artiste, dans lequel l’auteur peut, en partie, se retrouver (comme celui d’Odripano, de Virgile ou de Melville), il s’agit toujours de reflets divers du « moi », d’une représentation fragmentaire et non totale. Plus le champ des portraits se développe, plus le risque du dilution du « moi » est grand. Le « moi » réel, biographique, cède de plus en plus la place à un « moi », nous dirons plus « littéraire ». Dans Noé , par exemple, il est question du « moi » saisi, non pas dans la perspective autobiographique, mais dans ses rapports avec la création et avec les personnages eux-mêmes ‘: « J’ai essayé [...] de décrire l’auteur et sa vie avec ses personnages »’ (Ent., 288). Dans cette oeuvre, le « moi » est celui du créateur : 

‘Noé étant simplement un homme emportant en lui-même les images du monde pour les rendre de nouveau visibles après le Déluge. Alors, dans ce livre-là, je considérais que l’auteur était une sorte de Noé qui emportait dans son arche personnelle, c’est-à-dire dans son âme et dans son coeur, les personnages qu’il transplantait ensuite dans des terres ou les livres qui étaient les livres d’après. (Ent., 288-289)’

Nous avons également souligné, dans ce sens, comment, par exemple, la figure du père apparaît dans Le Grand Théâtre et comment elle ne renvoie qu’en partie au père réel. Car c’est l’image du philosophe-artiste qui est mise en valeur. Et c’est finalement l’image du créateur qui, par ricochet, est elle-même mise en valeur.

Ainsi, faire le « portrait de l’artiste » est une entreprise qui est soumise à deux mouvements contradictoires. L’un vise à l’unité du « moi » puisque c’est le portrait accompli et « parfait » de lui-même que l’auteur cherche en définitive à dégager, même si cela demeure utopique et qu’il suppose pour l’auteur la création de l’« oeuvre maîtresse » de sa vie ‘: « Le jour où l’auteur arrivera à donner le trait définitif de son portrait, il fera peut-être son oeuvre principale, l’oeuvre maîtresse »’ (Ent., 201). L’autre, contribue au contraire à la dispersion du « moi » dans les différents et multiples « portraits » dans lesquels il est censé se refléter.

Mais c’est cette « dispersion », ou « dilution » qui fait justement la richesse du « portrait », car il ne s’agit pas de chercher à y retrouver l’image de l’individu Giono, mais d’y déceler surtout celle du créateur. Ce qui suppose qu’il y a autant de traits que de personnages représentatifs de la figure de l’artiste. Cela ne veut pas dire pour autant que certains traits - dans un sens très général - propres à l’homme Giono lui-même soient totalement absents chez certains de ses personnages fictifs. Par exemple, Langlois est un personnage qui s’ennuie et ne trouve d’autre divertissement que la vue du sang de l’oie sur la neige. Mais il s’aperçoit que ce divertissement est dangereux, parce qu’il risque de se retrouver dans la situation même de M.V, l’assassin qu’il vient de tuer. C’est pour cela qu’il préfère le suicide. Dans ses Entretiens avec Amrouche, Giono affirme que l’homme est victime de l’ennui et que pour se distraire, il tue :  ‘« l’homme est un animal avec une capacité d’ennui. [...] De là, la création de tous les vices, de là, la création de tout ce que vous pouvez imaginer, de là, les crimes, parce qu’il n’y a pas de distraction plus grande que de tuer ; c’est admirable ; la vue du sang est admirable pour tout le monde. »’ (Ent., 58) Il avoue être, lui aussi, victime de l’ennui, mais il s’en déprend grâce à l’écriture ‘: « J’écris pour mon ennui à moi » ’(p. 59). Son écriture ‘« est un effort contre l’ennui. »’ (p. 61). L’auteur arrive donc à créer un écart, par l’exorcisme de l’écriture, entre lui et certains de ses personnages.

Le « portrait de l’artiste » est le lieu de rencontre de l’auteur créateur et de certains de ses personnages. C’est un moyen qui permet l’extension du « moi » en réalisant sa fusion avec l’« autre ». En effet, de par son statut imaginaire dans le texte, le personnage (artiste) peut porter loin les idées les plus folles et même les désirs et les fantasmes les plus divers du créateur. Ces personnages d’« artistes » vont parfois jusqu’au bout d’eux-mêmes. Nous verrons, par exemple, que l’Artiste des Grands chemins va loin dans sa tricherie, au point de mettre en danger sa propre vie. De même Ulysse de Naissance de L’Odyssée arrive, à coups de mensonges, à s’inventer une vie et à se construire une personnalité au péril même de sa vie. Dans Le Hussard sur le toit , Angelo , lui aussi, défie la mort en soignant les cholériques et en s’exposant à chaque instant au risque de la contamination. Ces personnages et bien d’autres représentent, chacun à sa manière, une part de l’artiste et donc une certaine projection de leur créateur. Leur action est plus ou moins une métaphore de l’écriture. Par leur truchement, l’auteur arrive à conjurer le sort, à jouer comme eux mais sans prendre de risques. Ils constituent un peu, si l’on peut dire, des caractères d’emprunt (comme on dit des voix d’emprunt).

L’écriture permet à l’auteur, dans cette perspective du « portrait de l’artiste », de parler de soi comme d’un autre et de parler de l’autre comme de soi-même.