L'artiste n'est pas seulement le poète, bien que celui-ci demeure la figure la plus importante dans l'oeuvre de Giono, ni le peintre ou le musicien. La qualité d'artiste peut s'étendre à d'autres catégories de personnages. Il suffit, pour être artiste, d'avoir une grande sensibilité pour voir le monde de façon différente des autres, ou de voir des choses là où les autres ne voient souvent rien, de créer pour soi son propre univers, qui n'est que peu accessible aux autres. L'artiste est aussi celui qui va parfois à contre-courant des idées reçues et qui se place au-delà ou à l'écart de ce que font les autres. Les artistes sont en quête d'une harmonie avec eux-mêmes et avec le monde, même si cette quête échoue quelquefois. L'artiste peut être aussi un joueur, un tricheur et un acrobate. Jouer avec les autres, des autres (tel est l'Artiste des Grands Chemins ) constitue une façon de vivre. Tous ces personnages inventent le monde à leur manière, à côté, ou contre, le monde des autres. Selon Jacques Chabot, Céline de Théus, personnage d'Angelo ‘ , « est une artiste puisqu’elle se donne en imagination une seconde vie »’ 454, et parce qu’elle ‘« se fabrique des illusions, sans ignorer qu’elles sont des illusions »’ 455. Bref‘, « elle est le prototype de l’artiste souverain dans son art parce qu’il sait ce qu’il fait quand il rêve sa vie : il se divertit. »’ 456. D’après J. Chabot, avec Céline de Théus, Giono introduit un nouveau type de personnage féminin dans ses romans. En effet, Ennemonde (de Ennemonde et autres caractères) présente certains traits comparables à ceux de Céline de Théus. Elle a longtemps rêvé d’une seconde vie, avant de pouvoir réaliser ce rêve, n’hésitant pas même à tuer ceux qui entravent sa quête. C’est le cas de toutes les « âmes fortes » qui arrivent à se créer souvent, en imagination, une vie autre, comme Thérèse dans Les Ames fortes justement. Grâce au récit qu’elle fait de ses rapports avec Madame de Numance, elle s’invente une seconde vie. Tout comme Ulysse dans Naissance de l’Odyssée . Ces « âmes fortes » sont nombreuses dans l’oeuvre de Giono. La tante dynaste, dans « Le Poète de la famille », préfigure, à notre avis, les personnages ambitieux qui voient grand, des romans des années cinquante et soixante. L’artiste est encore celui qui, par simple plaisir, s’adonne à une activité inutile; tel est le cas de Jourdan dans Que ma joie demeure qui laboure son champ la nuit par plaisir, parce que ‘« la nuit donn[e] envie »’ (II, 422). Les fermiers du Plateau Grémone, eux, sous les conseils de Bobi, se mettent à planter des arbres non fruitiers et des fleurs juste pour le plaisir. C’est aussi le cas de Madame de Numance dans Les Ames fortes qui se dépense inutilement et qui, par générosité excessive envers Firmin et Thérèse, court à sa perte. Selon Chabot‘, « elle joue [...] à qui perd gagne, pour le plaisir de se voir se perdre en sachant exactement ce qu’elle fait. Elle est amoureuse du jeu pour le jeu... »’ 457. Elle ressemble ainsi un peu à l’Artiste des Grands Ch e mins.
L’artiste est donc celui qui fait montre d’une certaine originalité d’être face aux autres et face au monde. C’est également celui qui est d’une grande sensibilité, ce qui lui permet de voir le monde d’une certaine manière, toujours différente de celle des autres. C’est celui qui joue, et qui souvent triche pour arriver à ses fins. Bref c’est celui qui étonne par son attitude et sa manière d’être et d’agir, car très souvent c’est un être qui est habité par une certaine passion.
Outre les figures variés et multiples de la figure de l’artiste qui se retrouvent dans presque tous les textes de Giono, c’est l’art comme matière essentielle et sujet de la création qui distingue toute l’oeuvre.
Jacques CHABOT, « Céline de Théus ou l’ingénue perverse ( "et autres caractères") dans Angelo », Bull. n°40, 1993, p.87.
Op. cit., p.73.
Ibid.
Op. cit., p.89