II. L’art comme matière de la création

Il n’est probablement pas de texte de Giono qui ne contienne une référence à l’art ( surtout la musique et la peinture) et aux artistes. En voici quelques exemple qui soulignent bien cette tendance chez l’auteur.

II. A. Musique et chants

En plus de l’évocation ça et là dans son oeuvre des morceaux de musique qui l’ont particulièrement marqué à différentes époques458, Giono pense souvent donner à certains textes une structure qui s’inspire des variations musicales, comme le montre P. Citron pour Le Poids du ciel 459. Dans Noé également, l’auteur rêve d’une composition qui ressemble à la composition musicale :

‘Il ne m’est pas possible (je le regrette) de m’exprimer comme s’exprime le musicien qui fait trotter à la fois tous les instruments. On les entend tous; on est impressionné par l’ensemble; on est impressionné par le chant ou par l’accompagnement, ou par tel timbre, ou par les bois, ou par les cuivres, ou par les cors, ou par les timbales qui se mettent à gronder juste au moment où le basson était en train de s’exprimer... (III, 641)’

En juillet 1965, Giono réitère cette idée en disant à Jean Carrière ce qu’il pense du rapport de la musique au roman :

‘J’aime le contrepoint. J’aime la fugue. J’aime aussi la construction du concerto dans les entrées, les sorties du concertiste, tout ça m’intéresse, parce que les problèmes se posent à peu près de la même façon pour un romancier. Les problèmes d’entrée et de sortie du drame sont à peu près les mêmes que les problèmes de construction musicale460.’

C’est ainsi qu’il dit à propos du début du Hussard sur le toit :

‘C’est une ouverture à l’italienne, avec beaucoup de bruit à l’orchestre. Il faut se rendre compte de ce que pouvait être l’opéra à l’italienne, tel que nous le décrit Stendhal, au moment de la belle époque de la Scala de Milan, et à l’époque de Rossini461.’

Dans ce passage, Giono se réfère à la fois à la musique italienne du XIXe siècle et à Stendhal, parce que le héros de son roman, Angelo , est d’origine italienne et parce que tout le « Cycle du Hussard » est fortement imprégné du souffle stendhalien462.

C’est dans ce sens également qu’il qualifie Pour Saluer Melville de « quatuor mozartien »463.

Le rapport de certaines de ses oeuvres à la musique est important. Rappelons à cet effet que le titre qu’il donne en 1935 à son roman Que ma joie demeure est celui d’un choral de Bach : Jésus, que ma joie demeure, comme il le dit lui-même dans la « préface » des Vraies richesses (VII, 150).

Mais dans certains textes, surtout ceux de la fin des années vingt et du début des années trente, Giono parle d’une autre musique qui est en rapport avec l’univers de ses personnages et qui fait partie de la trame romanesque. C’est une musique que jouent ses personnages et qui se caractérise par un aspect féerique et quasi magique. Elle est parfois rattachée au souffle panique qui imprègne certains textes. C’est ainsi que dans la nouvelle « Prélude de Pan  » (1929) du recueil Solitude de la pitié, pour punir les hommes de leur cruauté (Boniface, le bûcheron ayant cassé l’aile d’une colombe (I, 448) ), Pan, sous la forme d’un homme, va par le moyen de la musique envoûter tout le village464. Dans le café, il ordonne à Antoine l’accordéoniste de jouer. Soumis au sortilège de la musique, tous les clients du café ainsi que tous les habitants du village, y compris le narrateur, se mettent à danser une danse folle et frénétique. Ils ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Ils vont même s’adonner à des actions inouïes, en s’accouplant avec les animaux du villages, car ceux-ci sont aussi de la partie.

Cette musique provoquée par Pan comme une sorte de vengeance contribue à donner au texte une dimension fantastique, et le récit fait partie de la veine panique de Giono.

Même si la musique n’a pas toujours ce rôle fantastique et surnaturel comme dans ce texte, elle garde dans d’autres textes un aspect quasi irréel. Dans Un de Baumugnes , la musique joue également un rôle important. Les ancêtres d’Albin à qui on avait coupé la langue ‘« pour qu’ils ne puissent plus chanter le cantique »’ (I, 229) ont fui vers la montagne et ont inventé un langage bien approprié à leur état de handicapés : à défaut de parler, ils jouaient de l’harmonica. Cet instrument qui leur sert de moyen pour parler et communiquer, leur permet de conserver leur dignité d’hommes et d’éviter de ressembler aux bêtes :

« De parler avec leurs moignons dans la bouche, ça faisait l’effet d’un cri de bête et ça les gênait de ressembler aux bêtes par le hurlement; et c’est sur ça, justement, qu’ils avaient compté, ceux d’en bas, en maniant le couteau à langues.
« Alors, ils ont inventé de s’appeler avec des harmonicas qu’ils enfonçaient profond dans la bouche pour pouvoir jouer avec le bout de langue qui leur restait.
« Et ainsi ils faisaient, pour appeler les ménagères, les petits, les poules ou la vache; et tout cela avait l’habitude et comprenait.
« Le dimanche, ils se réunissaient sous le grand cèdre. Le plus ancien faisait le prêche à l’harmonica, et on entendait ce qu’il voulait dire comme s’il avait eu sa langue d’avant, et ça tirait les larmes des yeux. Après, tous ensemble, ils dressaient vers le ciel leurs yeux et leurs larmes; et ça, c’était le prêche. Il était bon à leur garder le coeur solide toute la semaine; et ainsi, de semaine en semaine. (V, 229-230)

La musique n’est conçue ici ni comme un art proprement dit ni comme un moyen de divertissement. C’est un moyen de survie, donc une nécessité. Elle est pour les ancêtres d’Albin une seconde langue (dans les deux sens du terme, à la fois d’organe et de langage). L’auteur nous donne encore ici un exemple du pouvoir magique et extraordinaire de la musique. Ce sont les descendants de ces hommes, qui ont désormais leur langue, qui utiliseront cette musique dans leurs fêtes. Mais ils conservent, dans leur instrument, tout ce pouvoir magique hérité des anciens, le pouvoir de communiquer entre eux par cette « langue » particulière. Albin le confie à son ami :

‘« Maintenant, nous, on a gardé l’habitude [...] on se parle encore l’ancienne langue des vieux brûleurs de loups et c’est celle qu’on comprend le mieux [...] on sonne ensemble le bel air qui dit qu’on a du beau foin, de la bonne eau glacée et des chairs dures de santé et de force, du marmouset au grand-père. » (V, 230)’

Albin lui-même se sert de sa « monica » pour communiquer avec Angèle séquestrée par son père et lui déclarer son amour. Il se sert donc de ce pouvoir hérité des ancêtres.

La première fois que le narrateur entend cette musique d’Albin, il est frappé par son caractère « matériel », par l’aspect de la « chose » à laquelle il ne peut donner de nom :

C’est là qu’il a dû s’asseoir et il se peut que la chose n’ait commencé que longtemps après; [...] et puis, d’un coup, c’est reçu la chose en travers de la figure.
Ah! Je dis bien : en travers de la figure, parce que ça m’a fait l’effet d’un coup de pierre.
Il appelait ça parler à Angèle!
Certes, d’un côté, ça pouvait s’appeler comme ça, mais, au lieu de mots, c’étaient les choses elles-mêmes qu’il vous jetait dessus.  (V, 285)

Puis le narrateur décrit tout ce que cette musique évoque en lui : tous les bruits, les voix et les musiques du monde naturel, aussi bien le monde minéral, végétal qu’animal et humain. Elle donne aux aspects divers du monde une existence effective et matérielle. Même les couleurs et les odeurs sont charriés par cette musique. Le narrateur en est submergé ‘: « ça vient sur moi, ça me couvre de couleur, de fleurance et de bruit »’ (Ibid.) Et quelques lignes plus loin : ‘« ça s’anime, ça se resserre, ça fuse en gerbes d’odeur et de son ».’ Et dans tout cela, ‘« le plus fort, c’est que c’était dit avec nos mots et de notre manière à nous’ » (V, 286). Il ne s’agit donc pas d’une simple évocation du monde par la musique ou d’une imitation mais bien d’une reproduction des images et des bruits de la vie. Ce sont en fait les images du monde que la musique fait naître chez le narrateur. Il s’en explique (au lecteur?) en comparant l’effet que produit la musique d’Albin sur lui à celui de l’odeur :

Savez-vous ce que je peux vous dire encore pour vous faire comprendre comment du mitan de la nuit étaient nées, vivantes, ces images? Eh bien, voilà : je ne sais pas si ça vous est jamais arrivé, mais, pour moi, chaque fois, ça me produit le même effet : c’était comme quand on apporte dans une chambre une corbeille de champignons.
Rien que l’odeur, d’un coup, ça renverse les murs et je suis dans la forêt avec la pluie dans les feuilles; j’entends la pluie, je vois les arbres; j’étendrais la main, sûr, je toucherais le corps d’un chêne. Eh bien ça, c’était pareil. (I, 286-287)

La sensibilité qui rend le narrateur capable de percevoir ainsi le monde créé par la musique, de réagir de cette manière aux odeurs et surtout de s’inventer des images n’est pas moins grande que la virtuosité d’Albin à jouer de son harmonica. Elle fait de lui un artiste aussi.

Le caractère extraordinaire de cette musique est si manifeste que le narrateur dit en être « tout effrayé » (V, 290). Dans sa déclaration d’amour à Angèle, Albin parvient à l’aide de sa « monica » à lui redire ce qu’il lui avait dit par la parole dans le passé. Il l’explique à son ami Amédée :

‘« Oui, ce soir maudit d’ il y a deux ans, je lui ai parlé de tout ça et c’est de ça aussi que je lui avais parlé la veille, avec ma musique... » (I, 296)’

Angèle comprend à son tour tout ce qu’Albin lui dit dans sa musique.

Dans Le Serpent d’étoiles , les bergers ont fabriqué leur propres instruments de musique. Le « pin-lyre » est un instrument qui est à la fois naturel et humain, puisqu’il est fabriqué dans l’arbre et joué par un berger qui se sert du souffle du vent465. Les bergers s’en servent pour accompagner le « drame » qu’ils jouent sur le plateau de Mallefougasse. Sont mêlés dans cet instrument la vie de l’homme, celle du vent et celle de l’arbre. C’est ‘« une lyre vivante, à la fois de l’ample vie du vent, de la sourde vie des troncs gonflés de résine, et de la vie toute saignante de l’homme »’ (VII, 81). Il a donc des vertus quasi magiques. La musique qu’il fait entendre agit sur les bêtes :

‘L’arbre tout entier vibrait jusque dans ses racines, et du large emplein de ses doigts l’homme serrait les rênes au beau cheval volant : tout le ciel ruisselait au travers de la lyre. Alors, une grêle d’oiseaux tomba de la nuit et, comme des pierres en marche, les moutons se mirent à monter à travers le bois. [...] L’homme donnait une voix à la joie et à la tristesse du monde.  (VII, 81)’

La légende veut que l’invention de cet instrument lui confère dès l’origine cette puissance magique. Le narrateur raconte en effet l’histoire de cette invention. Il s’agit d’un village où l’eau est rare; et c’est à cause de sa rareté, qu’on a réglementé la distribution de celle qui est puisée dans le seul puits existant. Un berger de passage a été empêché de boire sous prétexte que « l’heure était passée ». Celui-ci a décidé alors de se venger en fabriquant une harpe. Et pas n’importe laquelle : ‘« car il la fit dans la juste sonorité d’un flux d’eau : on aurait dit chanson de grande source »’ ( VII, 112). Les villageois sont tombés dans le piège et se sont précipités vers l’endroit en croyant à l’existence de cette source. Ils sont comme envoûtés par cette musique. Le narrateur décrit leur état :

‘A la première musique, voilà tout mon village qui tend l’oreille, grogne, prend seaux et bennes, seillons, cruches, gargoules et dévale vers le vallon où l’eau semblait couler. Le vent seul coulait dans la combe nue. Ils se frottaient les yeux, ils s’interrogeaient, ils regardaient de droite et de gauche sans rien voir, et cependant le bruit de l’eau était autour d’eux. Au bord de ce val sec, tranchant de ses pierres comme un couteau chaud, ils s’énervèrent tant dans leur désir d’eau vive, sous cette chanson de la harpe, qu’ils se mirent à imiter au plein de l’air souple les gestes du nageur, se jetant la tête première sur les rochers, s’allongeant dans les épines, s’écorchant, se griffant, se battant, s’arrachant le goitre, sanglants, ivres de désespoir et de désir. (VII, 112-113)’

Chose plus grave, l’eau de leur puits a tari466.

Cette musique qui ensorcelle rappelle celle que fait jouer Pan dans « Prélude de Pan  ».

Voici encore quelques textes où l’auteur évoque la musique. On a vu que dans Jean le Bleu , les deux musiciens Madame-La-Reine et Décidément jouent un rôle important dans l’initiation du petit Jean. Leur musique contribue à le faire entrer dans le monde magique du rêve. Dans Naissance de L’Odyssée, le guitariste aveugle467 contribue à faire répandre et à mieux faire recevoir par ses auditeurs la légende d’Ulysse. Dans la nouvelle « Ivan Ivanovich Kossiokoff », le soldat russe Vassili joue de l’accordéon pour se distraire. Cette musique, même si elle apparaît pour le narrateur, le jeune soldat Giono, comme un « grognement » (I, 471), qui l’empêche de dormir, est pour Vassili un moyen de s’exprimer et surtout de s’évader de l’atmosphère oppressante du front. Dans les textes d’après-guerre, il y a maintes fois mention de musiques et de joueurs d’instruments. Il y a par exemple l’Artiste des Grands Chemins qui joue de la guitare. Mais son habileté s’exerce surtout dans le jeu des cartes.

La musique occupe donc une place importante dans l’oeuvre de Giono, surtout celle d’avant-guerre. Il lui attribue des rôle variés et différents selon les textes. Ce qui est mis en valeur c’est surtout le pouvoir extraordinaire - bénéfique ou maléfique - qu’elle peut exercer aussi bien sur les hommes que sur les animaux. Elle est le plus souvent en rapport avec le mythe de la flûte magique ou enchanteresse de Pan. Certains personnages se servent de leur instrument pour séduire ou au contraire pour punir les autres. Elle fait donc partie de ce monde fantastique ou surnaturel qu’on trouve évoqué dans certaines textes. Elle constitue un élément inséparable de la force de cette nature que décrit l’auteur dans les textes de cette période.

Notes
458.

Sur le rapport de Giono à la musique : sur ses goûts, ses connaissances dans ce domaine, voir l’article de P. CITRON « Giono et la musique avant 1945 », Bull. N°40, 1993, p.17-50.

459.

P. CITRON, « Notice » sur Le Poids du ciel , VII, 1092.

460.

Jean CARRIERE, Jean Giono, qui suis-je?, La Manufacture, Lyon, 1985, p.109.

461.

Op. cit., p.110.

462.

Sur Le rapport de Giono avec Stendhal, voir Jean-Yves LAURICHESSE, Giono et Stendhal, Chemins de lecture et de création, Publication de l’Université de Provence, 1994.

463.

Voir H. GODARD, « Notice » sur Pour Saluer Melville, III, 1095.

464.

Dans Colline , les habitants des Bastides, qui ont blessé la terre par leur travaux agricoles, ont eux aussi suscité la colère et la vengeance de la nature. On voit également dans cette réaction l’empreinte de Pan.

465.

Pour les détails concernant cet instrument, voir H. GODARD, « Notes et variantes sur Le Serpent d’étoiles  », VII, note n°1 de la p. 81.

466.

Il s’agit comme dans Colline d’une eau qui tarit. Mais ce n’est pas, cette fois-ci, une parole qui cause ce tarissement, mais une musique.

467.

Les critiques ont souligné l’anachronisme que produit la mention de cet instrument par rapport à l’époque où le récit est situé.